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Les Sumériens, pionniers des chiffres et des lettres

Le Vif

Inventer l’architecture et l’écriture ne permet pas forcément de vaincre l’adversité. La multitude de royaumes sumériens a été absorbée par les Akkadiens puis par les Amorites. Qui garderont toutefois langue et culture des origines.

En 1877, la mission archéologique conduite par Ernest Chocquin de Sarzec, vice-consul de France à Bassorah, découvre les ruines de l’antique cité de Girsu, au sud de l’Irak, et y exhume des milliers de tablettes cunéiformes notées dans une langue alors inconnue. Le déchiffrement progressif de cette langue et les fouilles archéologiques menées dans la région jusqu’à la guerre d’Irak, en 2003, ont depuis révélé au monde une civilisation totalement oubliée… Épanouie au ive millénaire avant notre ère en Basse-Mésopotamie, sur les terres riches en limon des feuves Tigre et Euphrate, la civilisation sumérienne a brillé de 3500 à 2340 avant notre ère, inventant, dans le même temps que l’écriture, la cité, l’État, l’école, la roue… Puis elle s’est éteinte au début du iie millénaire. Quelles circonstances ont accompagné sa naissance, sa grandeur puis son déclin ? L’origine des Sumériens reste entourée de mystère. Unique au monde, leur langue les différencie des peuples indo-européens et sémitiques, les groupes humains les plus proches géographiquement. Sont-ils venus, comme certains historiens le supposent, d’Inde ou de plus loin en Asie ? Ou sont-ils les héritiers de la culture d’Obeid qui, dès le viie millénaire avant notre ère, avait développé en Basse-Mésopotamie l’irrigation des céréales, une architecture monumentale, des céramiques ornées, des outils comme les faucilles en argile cuite ? « Une chose est certaine : vers 3500 av. J.-C., les Sumériens donnent un coup d’accélérateur à l’histoire. Grâce à deux premières inventions tout d’abord : la roue, qui facilite le travail aux champs et améliore les rendements, et le tour de potier, qui permet de fabriquer des céramiques en série et de stocker les réserves », commente Bertrand Lafont, spécialiste de l’Orient cunéiforme au CNRS.

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Coup de maître

C’est à la même époque qu’Uruk, le plus ancien des sites sumériens, prend la forme d’une véritable cité, la toute première de l’histoire : une enceinte abritant des bâtiments monumentaux est construite sur un tertre dominant les rives de l’Euphrate. L’urbanisme s’étend alors rapidement à toute la région. « Fondée ex-nihilo vers 3000 av. J.-C., la cité de Mari, dans l’actuelle Syrie, révèle ainsi un plan maîtrisé, avec son acropole aux édifces imposants dominant un complexe de maisons, d’ateliers, d’entrepôts en briques reliés par un lacis de voies et de ruelles. Les bâtiments sont organisés les uns par rapport aux autres ; un système élaboré de drainage permet d’évacuer les eaux de pluie, violentes dans la région », poursuit Bertrand Lafont. L’autre coup de maître des Sumériens est l’invention de l’écriture, vers 3300 av. J.-C., avec une légère longueur d’avance sur l’Égypte pharaonique. « Une seule génération participe à la conception, sous sa forme aboutie, du système logosyllabique, mélange de signes représentant des mots complets et de symboles représentant des syllabes », explique le spécialiste de la Mésopotamie Jean-Jacques Glassner, chercheur émérite au CNRS.

Que change l’arrivée de l’écriture dans la société sumérienne ? Elle permet d’abord de mesurer les quantités d’orge, de compter les moutons, d’établir des contrats, de dresser la liste de tout ce qui existe, lieux, cours d’eau, plantes, animaux. Puis les grands domaines se mettent à comparer leurs comptes, à faire de la prospective ; ils apprennent à planifer la quantité de grains nécessaire pour ensemencer les champs. « Enseignée par des scribes dans des écoles, l’écriture assure la transmission des connaissances. Mais elle entraîne aussi une réfexion sur le monde, les dieux, les institutions. Elle permet aux hommes de contrôler l’envi ronnement et le temps », reprend Jean-Jacques Glassner.

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Entre progrès et rivalité

Au fl des siècles, Uruk devient un centre urbain majeur. La ville atteint 250 hectares, soit la taille d’Athènes à l’époque de Périclès, à la fn du ive millénaire, et 590 hectares au début du 3e millénaire. Mais il y a aussi Larsa, Ur, Lagash, Nippur, Kish… Chacune de ces cités-États, enserrée d’un maillage de champs, de villages et parfois de ports, est gouvernée par un roiprêtre en lien avec les dieux, la terre et les hommes. Ces petits royaumes sont en rivalité permanente pour la possession de terres irriguées et pour le développement du commerce fuvial. Car le pays de Sumer n’a ni bois, ni métaux et doit échanger avec les peuples voisins. De nouvelles catégories sociales ou professionnelles, esclaves, potiers, forgerons, orfèvres, scribes, produisent les biens dans les villes. Luxueuse vaisselle, armes ciselées, bouquetin sculpté paré d’or et de lapis-lazuli : le trésor retrouvé dans le cimetière d’Ur, et aujourd’hui réparti entre les musées de Bagdad, Londres et Philadelphie, témoigne de l’émergence d’une élite sociale, à qui proftent les échanges. Les archives sumériennes disent aussi les progrès de la médecine, de l’astrologie, de la littérature. Le premier « roman » du monde, rédigé sur des tablettes d’argile datées de la fn du 3e millénaire avant J.-C., retrace ainsi l’épopée de Gilgamesh, légendaire roi d’Uruk parti vers les montagnes pour rencontrer le sage Outnapishtim, rendu immortel par les dieux après le Déluge… Avec de tels atouts, rien d’étonnant à ce que la civilisation sumérienne rayonne plus de mille ans sur la Mésopotamie.

Mais son attractivité la rend aussi fragile. Au nord du Pays de Sumer, les Akkadiens d’origine sémitique, moins avancés que leurs voisins, ont peu à peu adopté leur écriture, leurs moeurs, leurs dieux. « Sumer » est d’ailleurs issu de l’akkadien « sumerum », qui désigne le sud de la Mésopotamie, par opposition au pays d’Akkad, au nord. De plus en plus nombreux dans le Pays de Sumer, les Akkadiens fournissent d’abord à ses riches cités-États une réserve de maind’oeuvre et de soldats. Mais l’arrivée de ces nouveaux venus, qui disputent bientôt les postes administratifs, militaires et politiques aux habitants de souche, rompt l’équilibre démographique. « La rupture se produit vers 2334, quand un Akkadien « sumérisé » du nom de Sargon s’empare du pouvoir dans la ville de Kish et s’appuie sur son armée pour soumettre les cités-États. Bataille après bataille, lui et ses descendants vont constituer un empire, étendu du golfe Persique à la Méditerranée, autour de leur nouvelle capitale d’Akkad », explique Bertrand Lafont. Durant un siècle et demi, cet État unifé et centralisé autour de la fgure de l’empereur s’appuie sur des gouverneurs de province pour gérer les terres, prélever les impôts, dispenser la justice. Est-ce pour autant la fn de Sumer ? Pas encore… Vers 2250 avant J.-C., l’empire d’Akkad est détruit, sans doute victime de conflits territoriaux, peut-être affaibli par une longue période de sécheresse. La Basse-Mésopotamie éclate à nouveau en plusieurs royaumes, reconstitués autour d’anciennes cités. Débute alors une « renaissance sumérienne ». Le prince Gudéa de Lagash fait reconstruire une vingtaine de temples dédiés aux dieux anciens à Ur, Nippur, Adab, Uruk… Sur sa lancée, les rois de la 3e dynastie d’Ur, Ur-Nammu et Shulgi restaurent les villes, leurs sanctuaires, leurs réseaux d’irrigation ; ils réorganisent l’administration et rêvent un temps de recréer l’Empire akkadien en Mésopotamie. Mais ce chant du cygne ne dure qu’un siècle. À l’aube du iie millénaire, les Sumériens sont submergés par de nouvelles vagues de populations sémitiques, notamment les Amorites venus de Syrie, bâtisseurs du royaume de Babylone, au centre de la Mésopotamie, et du premier royaume d’Assyrie, au nord. Les Élamites, originaires de l’Iran actuel, leur servent à ce moment de bras armé. « Ce sont eux qui mettent à sac la cité d’Ur en – 2002, et emmènent en captivité son roi, avec le dieu protecteur de la ville, Nanna. Un traumatisme décrit quelques années plus tard dans le poème sumérien de la lamentation sur la destruction d’Ur », précise Bertrand Lafont. Pour cet historien, les souverains de la 3e et dernière dynastie d’Ur portent pourtant leur part de responsabilité dans leur chute. Il souligne le rôle fnalement paralysant de la bureaucratie sumérienne, adepte du contrôle à l’extrême, noyée dans la rédaction de rapports incessants. »Plus de cent mille tablettes cunéiformes de cette époque ont été retrouvées à Ur, certaines détaillant par le menu le transfert de moutons ou de minimes quantités d’orge d’un temple à l’autre ! »

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Place à Babylone, Ninive…

Autre explication plausible, d’ordre environnemental : l’appauvrissement, des sols, dû à la surexploitation des terres agricoles. La plaine mésopotamienne, irriguée depuis des millénaires par les eaux du Tigre et de l’Euphrate, semble en effet avoir subides remontées salines. Les archives sumériennes font clairement état de baisses de rendements, de mauvaises récoltes et de famines successives… Alors que Sumer pleure sa chute, commence une nouvelle ère, que Babylone, Assur ou encore Ninive éclaireront durant les deux prochains millénaires. Faut-il pour autant parler de la fn d’une civilisation ? « Le terme est bien réducteur, car durant toute cette période, le sumérien va rester la langue littéraire et de culture », note Bertrand Lafont. Enseignée jusqu’à la conquête de Babylone par Alexandre le Grand, en -331, l’écriture cunéiforme et les valeurs qu’elle véhicule depuis l’origine vont aussi jouer un rôle de ciment pour une mosaïque de peuples aux langues différentes. À travers à elle, Amorites, Araméens, Hittites, Cassites, Hourites adopteront le mode de vie urbain des Sumériens et entretiendront un fonds culturel commun. « Le prologue du code de lois du roi Hammurabi [-1792 à -1750], a été écrit en babylonien par des scribes sumériens », rappelle Jean-Jacques Glassner. D’autres exemples de l’héritage sumérien donnent le vertige.

Ainsi Outnapishtim, le rescapé du Déluge, aurait inspiré les Judéens exilés à Babylone au vie siècle av. J.-C. pour créer le Noé de la Bible. « L’héritage scientifque mésopotamien, qui nous a été transmis par les Grecs, mérite aussi d’être souligné, constate Bertrand Lafont. L’Occident mesure encore le temps en secondes, minutes, et heures, selon l’unique système sexagésimal sumérien et il a puisé de nombreuses connaissances aux archives des astronomes d’alors, grands observateurs du ciel… » Aujourd’hui, le Pays de Sumer n’abrite plus que des cités enfouies sous le sable. Un paradis perdu pour les archéologues depuis que la guerre d’Irak puis la crise syrienne ont interrompu les fouilles et multiplié les pillages clandestins. Mais des milliers de tablettes cunéiformes rassemblées dans les musées restent à déchiffrer : peut-être livreront-elles demain de nouveaux secrets…

Par Pascal Desclos.

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