Dans le Rif marocain, la culture du cannabis fait vivre près de 800 000 paysans. © ABDELJALIL BOUNHAR/ISOPIX

« Les réseaux de la drogue sont incrustés depuis quarante ans en Europe »

Spécialiste du Maroc, l’historien français Pierre Vermeren porte une parole dérangeante sur les liens entre le Rif, le trafic de drogue et le terrorisme. Les autorités n’ont pas suffisamment pris en compte les solidarités forgées par l’histoire et l’anthropologie du peuple berbère. Le trafic de cannabis y joue un rôle prépondérant.

En novembre 2016, une bande internationale de blanchiment du cannabis a été démantelée en France, aux Pays-Bas et en Belgique (Jette, Koekelberg). Les trafiquants utilisaient le transfert de fonds par hawala, sur parole, et aboutissaient à Casablanca. Cet épisode ne renforce-t-il pas votre analyse sur la dimension rifaine de certains phénomènes criminels ?

Les Rifains ont émigré en groupe dans le nord de la France et le Benelux, dans certaines villes françaises du Sud-Ouest et en Andalousie. Cette émigration compacte et assez tardive des années 1960 et 1970 ne s’est jamais arrêtée. Elle provient d’une des régions les plus pauvres du Maroc, rurale, très peu urbanisée, avec pendant longtemps peu d’écoles, que ce soit en arabe ou en français. Cette société paysanne et montagnarde méditerranéenne est assez comparable à la Corse, la Sicile, la Sardaigne ou la Kabylie. Elle se caractérise par des rapports communautaires très forts, un esprit d’omerta et d’autosurveillance. Ses montagnes sont durablement incontrôlables. Après la décolonisation, des dizaines de milliers de Rifains ont perdu leur emploi dans les vignes et les fermes d’Algérie, puis, à partir des années 1970, dans les mines et la sidérurgie européennes. Cette main-d’oeuvre s’est reconvertie massivement dans le commerce, formel ou informel, et notamment dans la contrebande de cannabis, qui n’a jamais été véritablement contrôlée en Europe en dépit de tout ce qu’on raconte. Ce trafic a pris une ampleur considérable au vu et au su de tout le monde. L’argent est réinvesti dans des cafés, des petits commerces, dans l’immobilier au Maroc et, pour les plus riches, dans l’économie de la Costa del Sol, en Espagne. La diaspora rifaine a ainsi essaimé son système économique dans toute l’Europe.

Les attentats de Paris et de Bruxelles ont mis en lumière la présence de nombreuses fratries d’origine marocaine dans les réseaux terroristes. Est-ce dû à une anthropologie particulière ?

Pierre Vermeren.
Pierre Vermeren.© RENAUD CALLEBAUT POUR LE VIF/L’EXPRESS

Pour comprendre ces sociétés, il faut lire Honneur et baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif de l’anthropologue français Raymond Jamous (NDLR : éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1981). Ces liens sont assez classiques dans un régime méditerranéen de mariage endogame. On se marie dans la famille, entre cousins ou dans le village, ce qui revient au même au bout de quelques générations. Les liens familiaux se doublent de liens économiques où la parole suffit. Ce milieu se mélange très peu avec les autres, ce qui le rend très difficile à pénétrer par la police, en Europe comme au Maroc.

L’histoire du Rif a été marquée par de grandes révoltes et des répressions sanglantes qui ont laissé des traces douloureuses dans la mémoire collective berbère. Jusqu’à quel point cet esprit de révolte est-il toujours présent ?

La jeunesse rifaine est plus politisée qu’aucune autre au Maghreb »

Après s’être opposée aux Arabes, aux autres régions du Maroc et au sultan, mais aussi aux Espagnols et aux Ottomans, la société rifaine a subi deux traumatismes majeurs au XXe siècle. La révolte des Rifains contre la domination coloniale espagnole, de 1921 à 1927, a fait des dizaines de milliers de victimes. De l’ypérite (gaz moutarde) a été bombardé sur les populations locales. Battus et humiliés à la bataille d’Anoual, les Espagnols sont revenus à la charge avec l’aide des troupes françaises du maréchal Philippe Pétain. Toute cette région a été dévastée par une véritable armada. Après l’indépendance du Maroc, en 1958, le futur roi Hassan II a écrasé un soulèvement dans le Rif, allant jusqu’à user du napalm. Il n’a jamais remis les pieds dans le Rif jusqu’à la fin de son règne, en 1999. Rien n’y a été investi : ni routes, ni écoles, ni hôpitaux. D’où la misère et l’exode. Sous Mohammed VI, l’Etat marocain a développé les infrastructures et le tourisme rifains mais la mémoire de la souffrance n’a pas disparu. La jeunesse rifaine est plus politisée qu’aucune autre au Maghreb. Le souvenir d’Abdelkrim el-Khattabi, le fondateur de la République du Rif, opposant historique aux colonialismes espagnol et français, y est très vivace. Du fait de cette histoire et de ce traumatisme, il y a une absence totale de confiance dans l’Etat et ses institutions, y compris l’école, ainsi que la conviction qu’on ne peut s’en sortir qu’en s’appuyant sur sa famille et ses proches.

Comment le discours islamiste a-t-il pu s’enraciner dans la diaspora marocaine ? La Belgique n’aurait rien vu venir…

Les prédicateurs wahhabites, chiites et Frères musulmans ont pu exporter leur idéologie révolutionnaire en abusant de la fragilité culturelle de ces immigrés, de leur hostilité au système politique et religieux marocain et de leurs frustrations. Ils ont joué sur l’ignorance religieuse des Européens. Les Rifains ont de longue date appris à connaître les Européens alors que les Belges ne connaissaient rien de la Méditerranée. Des milliers de Frères musulmans chassés d’Egypte par Nasser ont professé en Algérie et, trente ans plus tard, c’était la guerre civile. Ce sont des spécialistes de l’agit-prop en quelque sorte. On a confondu l’islam avec ce que la religion chrétienne était devenue pour beaucoup, une sorte d’humanisme en fin de course. Nous sommes tellement sécularisés, tellement éloignés du fait religieux qu’on ne sait plus ce qu’est l’au-delà, ce que signifie le fait de se sacrifier pour une cause supérieure à soi.

Le roi Mohammed VI tente de reprendre le contrôle du  » champ religieux  » dans son propre pays, où le wahhabisme a aussi fait tache d’huile depuis les attentats de Casablanca, en 2003. Est-il écouté dans la diaspora quand il édicte que toutes les religions sont respectables et pas seulement l’islam ?

Le changement de politique ne peut venir que du sommet des Etats

Il est le Commandeur des croyants mais aussi le calife des Marocains. Encore faut-il faire confiance à la monarchie marocaine, ce qui est loin d’être le cas de l’opinion islamiste en général et des Rifains pour des raisons historiques, en particulier. Chez ses adversaires, si la parole du roi peut être contredite par un verset du Coran ou un hadith, elle n’a nullement force de loi.

Est-ce possible, selon vous, de venir à bout du trafic de cannabis ?

Seule, la Belgique ne peut rien faire. Elle n’a pas le rapport de force. Mais les hommes politiques français ont le pouvoir de décider si, oui ou non, le trafic de cannabis, qui représente un énorme problème dans leurs villes, peut continuer comme aujourd’hui. On démantèle un réseau, un autre resurgit, comme s’il s’agissait d’une fatalité. Le changement de politique ne peut venir que du sommet des Etats. L’Espagne semble difficile à mobiliser parce que c’est là que les barons de la drogue marocains investissent leurs revenus qui se chiffrent en milliards annuels. La France a les moyens, si elle le veut, de faire un deal avec le roi du Maroc. Un deal gagnant-gagnant car on n’est plus à l’époque coloniale. De tous les pays de la Méditerranée, le Maroc est celui qui est le plus aidé par l’Union européenne, pratiquement sans conditions. Il suffirait de convenir que l’Europe fasse un effort supplémentaire et qu’en échange, le Maroc mette progressivement fin à la culture du cannabis. Pendant la période coloniale, seuls quelques dizaines d’hectares étaient tolérés autour de Ketama. C’est sous le règne de Hassan II que la culture du cannabis s’est envolée, jusqu’à atteindre près de 150 000 hectares en 2000. Sous la pression européenne et après intervention de l’armée, la surface cultivée a été ramenée à 60 000 ou 80 000 hectares au tout début des années 2000. Aujourd’hui, 800 000 paysans vivent directement du kif. Plus d’un million de Marocains en dépendent. La culture et le trafic sont, en principe, illégaux mais ils bénéficient de complicités locales. Les intérêts en jeu sont énormes. L’économie de la drogue représente quelque 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel. Il y a un jeu de dupes et d’intérêts bien compris entre le pays producteur (Maroc), les producteurs et marchands (paysans et mafias du Rif) et les acheteurs (Europe de l’Ouest). Or, les réseaux de la drogue, incrustés depuis quarante ans en Europe, véhiculent aussi des armes, la cocaïne d’Amérique latine transitant par l’Afrique de l’Ouest, des migrants clandestins et un certain fondamentalisme qu’on a vu à l’oeuvre. Ils constituent à long terme un vivier pour le terrorisme. Le diagnostic est posé.

Bio express

1966 : Naissance à Verdun.

1996-2002 : Normalien et agrégé d’histoire, Pierre Vermeren enseigne au lycée Descartes de Rabat (il a également vécu en Egypte et en Tunisie).

2001-2012 : Le Maroc en transition (La Découverte).

2004 : Maghreb : la démocratie impossible (Fayard).

2012 : Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Spécialiste des sociétés maghrébines.

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