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Les disparus de Strpci, victimes oubliées de Serbie

Le Vif

Ils vivaient en Serbie, n’étaient pas en guerre, mais sont morts d’être Bosniaques musulmans: après un quart de siècle, les proches des disparus du village de Strpci attendent toujours que justice passe.

Ramiza Mulic, 61 ans, a perdu ainsi son père, Adem Alomeric. Sa mort en février 1993 puis le silence des autorités « ont détruit ma famille », confie-t-elle. « Nous sommes des cadavres qui n’ont pas été enterrés ».

Ce 27 février 1993, après des examens médicaux à Belgrade, Adem, chauffeur de bus de 57 ans, rentre par le train dans le Sandzak, région misérable du sud de la Serbie et peuplée majoritairement de musulmans. Ceux-ci, tenaillés par la peur, s’efforcent alors de rester à l’écart du conflit qui a débuté dans la Bosnie voisine quelques mois plus tôt.

Dans le même train, Nijazim Kajevic, technicien en télécommunication de 30 ans, revient, lui, de la fête d’anniversaire à Belgrade du fils d’un ami serbe.

A Strpci, petite gare de montagne aux confins de la Serbie et de la Bosnie, le train marque un arrêt non prévu. Les deux voyageurs sont emmenés par des paramilitaires serbes, avec 17 autres personnes trahies elles aussi par leur nom bosniaque. Dépouillés dans un gymnase d’école et torturés, tous ces voyageurs sont exécutés en territoire de Bosnie, puis leurs corps sont jetés dans la Drina près de Visegrad.

Les responsables désignés sont un groupe appelé les « Osvetnici » (« Les vengeurs »), une unité qui aurait compté une trentaine de membres sous la houlette de Milan Lukic, lui-même arrêté en 2005 en Argentine et condamné à la réclusion à perpétuité par la justice internationale pour divers crimes – mais pas pour Strpci.

Le 22 octobre 1992, tout près de ce village, « les vengeurs » avaient déjà intercepté, sur une courte portion de route passant en Bosnie, un autocar conduisant seize ouvriers bosniaques de Sjeverin, que personne n’a plus jamais revus.

Les proches des disparus de Strpci connaissent les noms des assassins présumés depuis la lecture en 2000 devant un tribunal monténégrin de la confession d’un second couteau, Nebojsa Ranisavljevic, seul condamné à ce jour.

‘Nettoyer cette région aussi’

Devenus cafetier ou épicier, les bourreaux ont été arrêtés en 2014, en République serbe de Bosnie ou en Serbie. Mais aucun n’est détenu dans ce dossier (deux le sont pour d’autres crimes). Cinq sont visés par une enquête à Belgrade en Serbie. Onze comparaissent actuellement à Sarajevo en Bosnie. L’un vient de négocier cinq ans de prison. Un autre a paradé début novembre au tribunal avec un T-shirt à la gloire du nouveau héros des ultranationalistes serbes, Vladimir Poutine.

Le silence des autorités est « un message qui prouve que les Bosniaques (du Sandzak) ne sont toujours pas considérés comme des citoyens égaux en Serbie », estime l’ancien mufti de la région devenu député à Belgrade, Muamer Zukorlic.

Ramiza Mulic raconte que sa famille s’est éparpillée dans le monde. En ce sens, les assassins ont gagné, selon le frère de Nijazim Kajevic, Nail, convaincu que tout a été planifié à Belgrade pour « provoquer les départs » des Bosniaques musulmans du Sandzak. Ils entendaient « nettoyer cette région aussi », renchérit Ramiza Mulic.

Les proches se sont longtemps accrochés à la thèse d’un enlèvement en vue d’un échange de prisonniers. A Prijepolje, d’où viennent plusieurs victimes, des milliers de personnes se réunissaient chaque jour devant la mairie. « Nous avions tous peur », se souvient Nail Kajevic, « l’armée était déployée, n’attendait qu’un prétexte ».

Les promesses de Milosevic

Le 17 mars 1993, Slobodan Milosevic, arrivé en hélicoptère, promet de retrouver les disparus. Il reçoit quatre fois les familles à Belgrade.

« S’il nous avait dit de sauter la tête la première du haut de l’immeuble, on l’aurait fait. Il disait, +Je donnerais ma main pour que cette histoire se termine+ », se souvient Nail Kajevic, aujourd’hui convaincu que le chantre de la Grande Serbie savait tout du sort des disparus.

Même si les exécuteurs devaient être condamnés, « les commanditaires sont protégés », dit-il. Pour lui, Belgrade refuse de « faire la lumière sur des crimes où ses services sont impliqués ».

Fils d’une victime de Sjeverin, Omer Hodzic, 34 ans, compte en appeler à la justice européenne pour que les familles soient dédommagées. Pour cet imam, « la Serbie ne reconnaît pas ces victimes comme les siennes ».

A Prijepolje, sur un monument, on peut lire: « Celui qui dans ce pays oublie la gare de Strpci et le 27 février 1993 a renoncé à l’avenir ».

Dans sa maison de Novi Pazar, principale ville du Sandzak, Ramiza Mulic ne pardonne rien: « J’aimerais beaucoup, oui, qu’on échange les rôles, qu’on leur fasse la même chose ». Elle passe son pouce sur sa gorge.

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