Le Maroc élargit sa zone d'influence au-delà de son pré carré ouest-africain (ici, Mohammed VI et le président rwandais, Paul Kagamé, à Casablanca, en 2016). © DNphotography

Les appétits africains de Mohammed VI

Le Vif

Le royaume chérifien tisse sa toile dans l’aire subsaharienne. Une offensive tous azimuts qui vise aussi à asseoir sa souveraineté sur le Sahara occidental.

Addis-Abeba, le 31 janvier 2017. Le 28e sommet de l’Union africaine (UA) touche à sa fin. Président en exercice de l’instance panafricaine, le chef de l’Etat guinéen Alpha Condé invite Mohammed VI à prendre la parole. Costume-cravate sur chemise claire, le front ceint d’un turban aux reflets d’or, le roi du Maroc monte à la tribune de l’Africa Hall, l’immense amphithéâtre qu’abrite le siège de l’UA, logé dans la capitale éthiopienne.  » Il est beau, le jour où l’on rentre chez soi ! « , lance le souverain chérifien. En une formule, le fils et successeur de Hassan II vient de refermer une parenthèse longue de plus de trente-deux ans.

Flash-back. Le 12 novembre 1984 à Addis, déjà, le royaume claque la porte de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ancêtre de l’UA. Motif du divorce : l’accueil au sein de la turbulente famille continentale, deux ans plus tôt, d’un 51e membre ; en l’occurrence, la République arabe sahraouie démocratique, ou RASD. Une entité étatique proclamée, dès 1976, par les combattants indépendantistes du Front Polisario sur le territoire du Sahara occidental, ex-colonie espagnole que Rabat désigne sous le nom de  » provinces du Sud « , contrôle à 80 % et considère comme relevant de sa souveraineté exclusive. Dossier ô combien épineux puisqu’il empoisonne depuis des lustres les relations, historiquement conflictuelles, avec Alger, mentor de la RASD.

A la doctrine de la chaise vide, Mohammed VI préfère celle du globe-trotteur

Les retrouvailles entre le royaume et l’UA ne doivent rien au hasard. Elles résultent d’une stratégie au long cours, patiente et méthodique. Mais elles doivent aussi beaucoup à l’engagement résolu de Mohammed VI en personne.  » C’est bien lui qui a opéré ce virage, constate le consultant Laurent Bigot, ancien sous-directeur Afrique de l’Ouest au ministère français des Affaires étrangères, familier des arcanes marocains. L’hypothèse d’une adhésion à l’Union européenne ayant été écartée, il a compris que la Méditerranée serait bien plus infranchissable que le Sahara ; et qu’il avait intérêt, en termes d’influence politique comme de débouchés, à tourner le regard vers le sud.  » Cap d’autant plus tentant que, à l’échelon régional, calculs et bisbilles entravent l’essor de l’Union du Maghreb arabe, forgée dès 1989 avec l’Algérie, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie. Ce faisant, le souverain chérifien place ses pas dans ceux du grand-père Mohammed V, plutôt que dans ceux de son géniteur, Hassan II, enclin à traiter avec condescendance les grands-messes panafricaines, volontiers reléguées au rang de  » conférences tam-tam « . Déporté à Madagascar pour indocilité entre 1953 et 1955, à l’époque du protectorat français, l’aïeul avait pour sa part noué de robustes liens avec les icônes de l’anticolonialisme, au point de les convier en janvier 1961 à Casablanca. Là, le Ghanéen Kwame Nkrumah, le Malien Modibo Keita, le Guinéen Ahmed Sékou Touré et l’Egyptien Gamal Abdel Nasser ébauchèrent la charte de la future OUA, portée deux ans plus tard sur les fonts baptismaux.

A la doctrine de la chaise vide, dont il mesure très vite les effets pervers, son petit-fils préfère de loin celle du globe-trotteur. D’autant que le rival algérien, lui, s’emploie à faire de l’UA un outil de rayonnement ; et que la chute du Libyen Muammar Kadhafi, l’impérieux  » roi des rois d’Afrique « , lui ouvre une brèche.

Depuis l’accession au trône du prince héritier Sidi Mohammed, en juillet 1999, on dénombre une cinquantaine de voyages en terre africaine. Allers-retours expéditifs ? Certes pas : le roi privilégie les tournées XXL, enchaînant au besoin les escales prolongées dans quatre ou cinq capitales. Point de chaise vide, donc, mais des avions pleins : dans son sillage,  » M6  » entraîne des cohortes d’hommes d’affaires.

Mohammed VI discourt lors du 28e sommet de l'Union africaine, en janvier 2017. Le Maroc avait claqué la porte de l'organisation en 1984.
Mohammed VI discourt lors du 28e sommet de l’Union africaine, en janvier 2017. Le Maroc avait claqué la porte de l’organisation en 1984.© M. wondimu hailu/anadolu agency/afp

Dans le vaste concert du soft power, cet art diplomatique de l’emprise douce et de la persuasion, le Maroc a en effet appris à jouer de tous les instruments de l’orchestre. A commencer par le  » business « . S’il ressuscite les routes commerciales qui reliaient jadis le Maghreb au golfe de Guinée, l’arsenal économique, tant public que privé, a élargi sa palette, au-delà des livraisons d’engrais ou de produits pharmaceutiques et en dehors du pré carré ouest-africain. Témoin, ce chantier de 5 000 logements sociaux à Kigali (Rwanda), ou ce projet – très aléatoire au demeurant – de gazoduc Nigeria-Maroc via la façade atlantique. Premier investisseur continental en Afrique de l’Ouest, le royaume, qui a conclu un bon millier de partenariats de tous calibres depuis 2000, n’est devancé à l’échelle du berceau de l’humanité que par le géant sud-africain. Fers de lance d’une offensive que supervise une holding royale, la Société nationale d’investissement : l’Office chérifien des phosphates pour les activités minières, le groupe Addoha dans l’immobilier, Maroc Telecom, ou la banque Attijariwafa, dont l’enracinement facilite l' » atterrissage  » de nouveaux acteurs. De même, le réseau tissé par la compagnie aérienne Royal Air Maroc (RAM), qui dessert 26 destinations africaines, atteste l’ampleur des ambitions de cette  » coopération Sud-Sud « . Non content de rallier l’UA, le  » pays du couchant lointain  » brigue désormais, fût-ce au prix d’une acrobatie géographique et en dépit de divers écueils statutaires, un siège – le 16e – au sein de la Cedeao, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Une affaire bien engagée, à en juger par l’accord de principe décroché le 5 juin dernier lors du sommet de Monrovia, au

En coulisses, le royaume a manoeuvré afin de fragiliser l’assise du Polisario

Autre vecteur, moins prosaïque, de l’influence marocaine : la religion. Et pas uniquement du fait de la dignité d’Amir al-Mouminine (commandeur des croyants) conférée au souverain chérifien. Réputé modéré, l’islam du  » juste milieu  » que prône Rabat, propagé par l’enseignement et non imposé au fil du cimeterre, fait écho à la tradition soufie de confréries puissamment implantées en Afrique de l’Ouest.

Et le royaume veille à cultiver cette aura. Depuis mars 2015, l’Institut Mohammed VI de formation des imams accueille à Rabat un millier de prédicateurs en herbe. Quant à la Fondation des oulémas africains, inaugurée en juin 2016 à Fès, elle héberge des théologiens venus d’une trentaine de nations de l’espace subsaharien.

Soucieux d’attirer aussi les élites profanes, le Maroc octroie par centaines des bourses d’étudiants, tirant ainsi profit des défaillances du tissu universitaire continental, et ouvre son Académie royale militaire de Meknès aux gradés africains.  » On y forme de nombreux officiers francophones, notamment sénégalais, souligne Laurent Bigot.  » Sur le front de l’image, le Maroc joue des enjeux humanitaires – campagnes de vaccination, secours aux sinistrés – comme du casse-tête migratoire. En décembre 2016, alors même que l’Algérie expulse environ 1 500 sans-papiers africains, le royaume annonce son intention de procéder, comme il le fit en 2014, à une vague de régularisations. Absent du 29e sommet de l’UA, les 3 et 4 juillet dernier,  » M6  » enfonce néanmoins le clou, préconisant par la voix de son frère, Moulay Rachid, une  » vision africaine commune  » envers les candidats à l’exil.

Le Maroc est le premier investisseur continental en Afrique de l'Ouest (ici, Mohammed VI à Conakry, en 2014). Immobilier, banque, activités minières, gazoduc... Le business est un levier que le royaume a largement actionné pour accroître son emprise.
Le Maroc est le premier investisseur continental en Afrique de l’Ouest (ici, Mohammed VI à Conakry, en 2014). Immobilier, banque, activités minières, gazoduc… Le business est un levier que le royaume a largement actionné pour accroître son emprise. © C. Binani/AFP photo

Point d’angélisme. L’offensive de charme multiforme conduite par la monarchie ne saurait occulter sa volonté, intacte, d’évincer ad vitam æternam la République sahraouie des écrans radars panafricains. Pour preuve, le forcing ébouriffant déclenché au printemps 2016 au profit d’une motion appelant à la  » suspension prochaine  » de la RASD  » des activités de l’UA et de tous ses organes « . Motion signée par 28 capitales, soit plus de la moitié des Etats membres. Dans cette entreprise, le roi et les siens peuvent miser sur leurs alliés – et obligés – les plus loyaux, Gabon, Sénégal, Côte d’Ivoire et Mali en tête. Les Marocains auront en outre bénéficié de la retenue relative affichée par les parrains traditionnels de ce que l’on surnomme à Rabat l' » entité fantoche  » du Sahara : Algérie, Nigeria, Ethiopie, Angola, Zimbabwe et Afrique du Sud notamment. Raison de plus pour pousser les feux : à Addis, début juillet, le royaume a ainsi manoeuvré en coulisses afin de fragiliser l’assise du Polisario.

De là à décréter que le contentieux serait soldé pour de bon… Voici que flotte déjà sur le retour au bercail de Sa Majesté le Maroc un lourd nuage. Qu’adviendra-t-il si l’étrange cohabitation qui s’esquisse accouche d’une guérilla perpétuelle entre pro-Rabat et pro-RASD, au risque de paralyser l’UA ? Laquelle, à vrai dire, n’a nul besoin de cela pour faire du sur-place.

Par Vincent Hugeux.

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