Les ventes de machines dans le monde ont dégringolé de 12 % au premier trimestre 2018. © D. ANGERER/GETTY IMAGES/AFP

Le tête-à-queue de Harley Davidson

Pris au piège dans la guerre commerciale, déclenchée par Trump, entre les Etats-Unis et l’Europe, le constructeur américain de motos voit son avenir s’obscurcir.

Des centaines de bikers descendant, en rang serré, la plus belle avenue du monde. L’image du cortège qui a accompagné la dépouille du plus célèbre des rockeurs français est encore dans toutes les têtes. Un millier de Harley-Davidson, venues de tout l’Hexagone, pour rendre un dernier hommage à Johnny Hallyday. Décidément, les motos américaines n’ont jamais autant fait parler depuis des années. Symbole ultime de la liberté, elles se retrouvent aujourd’hui en plein coeur de la bataille commerciale que livre Donald Trump au reste du monde et malgré l’accalmie annoncée avec l’Europe, fin juillet.

En réponse à l’instauration de droits de douane sur l’acier européen, l’Union européenne a ainsi frappé certaines icônes américaines, dont Harley-Davidson, en imposant des taxes de 31 % contre 6 % auparavant. Pour contourner la sanction, le constructeur a, lui, menacé de délocaliser sa production hors des Etats-Unis, déclenchant l’ire du président américain. Traître pour les uns, victime pour les autres, Harley-Davidson divise aussi vite que l’entreprise dévisse. En effet, elle n’a pas attendu l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche pour connaître un gros coup de pompe. L’an passé, Harley-Davidson a vendu 242 788 machines dans le monde, contre 260 289 l’année précédente. Une chute de près de 7 %. Or la glissade s’est encore accentuée en début d’année, avec une dégringolade de 12 % de ses ventes au premier trimestre 2018. Sur l’année, l’entreprise ne prévoit qu’un peu plus de 230 000 ventes. Problème, cela fait déjà quatre ans que le vrombissement un peu gras de ces grosses bécanes rutilantes fait moins recette.

La délocalisation est déjà en cours et ça ne fait pas peur aux clients »

 » La marque est encore leader outre-Atlantique avec près de 50 % des ventes de deux-roues, et elle contrôle environ un tiers du marché mondial des motos lourdes. Elle a donc un peu de marge. Mais il est clair qu’elle a besoin d’une cure de jeunesse, et je ne suis pas sûr que son équipe de direction et son conseil d’administration actuels soient en mesure de la faire « , affirme sans ménagement Rich Duprey, analyste au sein de la société d’investissement Motley Fool et grand spécialiste de la marque américaine.

Les acheteurs ont changé

Une question s’impose. Est-ce Harley qui a changé ou le marché américain de la moto qui a muté ?  » Je pense que c’est avant tout lié au vieillissement de la génération du baby-boom. Là-bas, la Harley, c’était vraiment un art de vivre, avec ses codes. Les dirigeants ont un peu laissé passer le virage de la customisation, qui a le vent en poupe en ce moment « , remarque Jean-Luc Mars, actuel directeur général de la marque britannique Triumph et ancien DG d’Harley France.

En bon spécialiste du secteur, Rich Duprey embraie.  » Les acheteurs américains de motos ont changé. Ils sont plus jeunes, plus urbains et plus féminins. Ils recherchent des machines plus petites et moins chères. Harley-Davidson a refusé de baisser ses tarifs, estimant que sa marque méritait des prix élevés, ce qui explique pourquoi elle a perdu des parts de marché.  »

Un gros passage à vide qui a poussé le constructeur à réduire la voilure… bien avant les gesticulations commerciales de Trump. Cet hiver, les dirigeants ont annoncé la fermeture de l’usine de Kansas City, l’un des trois centres de production du groupe chez l’Oncle Sam. Lors de la présentation des résultats annuels en janvier, Matt Levatich, au guidon depuis 2015, avait alors confirmé la suppression de 800 emplois dans le Missouri, dont une partie (450 postes) est invitée à grossir les rangs, en 2019, du site de York en Pennsylvanie.  » Dans les comptes de Harley, il ne faut pas sous-estimer le poids de la masse salariale, ajoute Bertrand Bussillet, éditeur de la revue Cafe Racer. Ils ont acheté la paix sociale en signant des accords très avantageux avec les syndicats. C’est aussi pour ça que le prix d’une Harley est toujours plus élevé que celui d’un modèle concurrent.  »

Dès lors, les taxes d’importation décidées par l’Union européenne ont fini de convaincre Harley de délocaliser une partie de sa production. La marque chiffre à  » 2 200 dollars par moto exportée des Etats-Unis vers l’Europe  » le surcoût potentiel moyen engendré par la hausse des tarifs douaniers. De quoi refroidir les ardeurs des clients, même celles des fans… Conscient du danger, Harley encaisse le coup.  » On a eu une bonne nouvelle, les tarifs vont rester les mêmes pour les clients, Harley s’est engagé là-dessus. Ils vont absorber les hausses dans un premier temps « , explique Nicolas Torre, patron d’une importante concession. Ce spécialiste de la moto américaine vend autour de 450 bécanes chaque année.  » Pour l’instant, on a aucun impact, mais ce sujet est un peu tabou, confie-t-il. La délocalisation ? Elle est déjà en cours, et ça ne fait pas peur aux clients. On est même plutôt fier de voir que Harley ne se laisse pas faire face à Trump. Le plus important pour nous, c’est que les motos arrivent toujours.  »

Le tête-à-queue de Harley Davidson
© AFP

Un passionné de la marque se montre toutefois inquiet.  » Déjà qu’il y a une sorte de sélection naturelle avec les tarifs actuels. Si ça prend 25 % dans quelques mois, les concessions vendront moins de motos, c’est sûr. Nous les garderons plus longtemps, alors que certains ont l’habitude d’en changer tous les deux ans.  »

En coulisse, le réseau s’est organisé. Selon un autre responsable de magasin,  » les concessions ont été approvisionnées. Chacune a une trentaine de motos en réserve, sans compter les centres de stockage européens « . La suite s’annonce plus instable. Combien de temps Harley va-t-il absorber ces hausses de tarifs, dont l’impact annuel est estimé par la marque à  » entre 90 et 100 millions de dollars  » ? Le plan de la direction, qui prévoit une augmentation de la production dans ses usines internationales (Brésil, Inde, Australie, Thaïlande), pourrait prendre au moins de  » neuf à dix-huit mois de mise en place « , histoire de se laisser le temps de transformer les sites d’assemblage actuels en usines de production.

Une usine en Europe ?

Si Harley vend autour de 40 000 motos par an en Europe, peut-on imaginer, un jour, que le constructeur décide d’ouvrir une plateforme sur le Vieux Continent ?  » C’est une bonne question. Est-ce qu’ils oseront sauter le pas ? se demande Jean-Luc Mars, de Triumph. Nous produisons 35 % de nos motos en Grande-Bretagne, donc c’est possible de le faire. Surtout que les clients sont demandeurs. Je ne pense pas qu’il y ait une fatalité à produire en Asie, même si c’est là-bas qu’il y a les plus gros potentiels de croissance.  » Rich Duprey, lui, a sa petite idée sur la question.  » L’Europe est le deuxième plus grand marché de Harley-Davidson derrière les Etats-Unis et deux fois plus important que l’Asie. Si les ventes se tiennent, je vois très bien Harley ouvrir une usine d’assemblage en Europe, ne serait-ce que pour maintenir les coûts d’expédition au minimum.  »  » Et si je meurs demain, c’est que tel était mon destin « , chantait Bardot sur sa moto. Harley n’a pas forcément dit son dernier mot…

Par Sébastien Pommier

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