Mustafa Akyol © .

« Le monde musulman est le paradis des théories du complot »

« Beaucoup de musulmans prétendent que le monde islamique est à la traîne parce que l’Occident est contre nous. Je le regrette. Cela nous prive de la possibilité de penser clairement. » Mustafa Akyol, écrivain et penseur islamique, fait le point sur les relations entre l’Occident et le monde arabe. Entretien de notre confrère de Knack.

« L’Occident est une question complexe pour le monde musulman », déclare Mustafa Akyol au début de l’entretien. « Beaucoup de musulmans trouvent l’Occident trop laïque. Mais d’un autre côté, l’Occident a aussi des choses que les musulmans aimeraient avoir: la prospérité, la démocratie, les droits de l’homme. C’est la grande question pour toute société non occidentale : que signifie l’Occident, et quel rapport devons-nous entretenir avec l’Occident sans perdre notre particularité? »

Mustafa Akyol a également connu cette ambiguïté dans sa vie personnelle. Akyol a grandi dans la capitale turque Ankara, comme enfant unique d’une famille de classe moyenne. Bien que ses parents étaient tous deux croyants, c’est son grand-père qui a fait son éducation religieuse. En même temps, l’Occident n’était jamais très loin parce qu’il fréquentait des écoles anglophones. Ironiquement, Akyol est devenu à la fois plus croyant et plus occidental que ses parents. Son livre Islam Without Extremes (2011) est toujours acclamé par les intellectuels islamiques libéraux. Ce livre, interdit en Malaisie et ailleurs, est un plaidoyer passionné en faveur d’une nouvelle interprétation de l’islam, loin de l’étroitesse d’esprit devenue courante dans de nombreux pays islamiques ces dernières décennies.

« En tant que Turc, on peut parfaitement grandir dans un environnement qui a l’air très occidental », dit Akyol. « La Turquie est l’un des pays non occidentaux qui a emprunté le plus à l’Occident. Mais en même temps, vous réalisez toujours que vous n’êtes pas occidental. C’est très double. Vous admirez de nombreux aspects culturels du monde occidental, mais vous grandissez aussi avec des histoires sur le traitement injuste que les Occidentaux infligent à la Turquie et leur désir de coloniser le monde musulman ».

À l’école, Akyol a appris l’existence du Traité de Sèvres, le traité de paix entre les Alliés et l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. « Là, vous apprenez que les Britanniques et les Français ont conspiré avec les Arméniens et les Kurdes pour couper la Turquie en morceaux. Le message sous-jacent est toujours que le traité de Sèvres a été la plus grande injustice de l’histoire turque et que l’Occident est prêt à la réitérer. Mais en voyageant et en découvrant le monde, je comprends que seuls les Turcs savent encore ce qu’est le traité de Sèvres, et littéralement personne dans le monde n’a l’intention de faire revenir ce traité. »

Comment voyez-vous les relations actuelles entre la Turquie et l’Europe ?

Mustafa Akyol: Avec une énorme déception. Je crois toujours que ce serait une bonne chose si la Turquie devenait membre de l’Union européenne. Toutefois, le processus d’adhésion a été un échec total. Il y a beaucoup de frustration du côté turc à ce sujet. Déjà en 2004, plusieurs pays européens ont indiqué qu’ils n’autoriseraient jamais la Turquie à adhérer à l’UE. Cela a alimenté le nationalisme en Turquie.

L’Europe est-elle responsable de l’échec de cette relation ?

Erdogan et son AKP sont certainement les principaux responsables. Le président Erdogan avait initialement besoin du processus d’adhésion pour rester au pouvoir. Quand il est arrivé au pouvoir, il a eu peur que l’ancienne élite laïcisée ne le destitue. C’est ainsi qu’il a mené à bien plusieurs réformes exigées par l’Europe, pour montrer aux vieilles élites qu’il n’était pas islamiste. Mais dès qu’il a contrôlé l’appareil d’État, il n’a plus eu besoin de l’Union européenne. Étonnamment, il a même annulé les réformes de l’époque.

Comment l’Europe doit-elle gérer un dirigeant autoritaire comme Erdogan ?

L’Europe doit essayer de sauver ce qui peut l’être. Je plaide en faveur du maintien de la Turquie au Conseil de l’Europe. De cette manière, elle relève toujours de la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme. J’espère que l’Europe pourra contrôler les dégâts.

D’autre part, de nombreux dirigeants européens se félicitent également de la non-inclusion de la Turquie.

Quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’il soit encore possible de devenir membre de l’UE à court terme. Toutefois, même dans ce cas, le processus d’adhésion a été bénéfique pour la Turquie. Tant qu’Erdogan sera au pouvoir, la relation restera difficile. L’Europe doit comprendre qu’il s’agit d’un phénomène temporaire. Erdogan surfe sur une vague de ressentiment contre l’ancienne élite laïque. Ses partisans ont le sentiment d’avoir récupéré leur pays. Oui, Erdogan est autoritaire, il viole les droits de l’homme, contrôle les médias et les tribunaux, mais la Turquie reste une démocratie électorale, où l’opposition peut gagner les élections.

Les Turcs ont-ils toujours envie de se rapprocher de l’Europe ?

Les conservateurs religieux d’aujourd’hui sont dégoûtés par l’Europe. Mais même les conservateurs commencent à réaliser que la Turquie ne peut pas être la Russie. Elle ne possède pas assez de ressources pour s’isoler. La Turquie ne peut réussir qu’avec une économie de marché, et pour cela elle a besoin de l’Europe. Les inconditionnels d’Erdogan continueront à le soutenir, mais la plupart des Turcs ne sont pas ravis de s’appauvrir et de ne plus pouvoir envoyer leurs enfants dans une bonne école. Erdogan a donc le choix : il devra modérer son attitude, ou il perdra le pouvoir. Je conseille à l’Europe d’attendre ce moment et de ne pas penser que la Turquie est perdue.

Croyez-vous qu’Erdogan puisse être vaincu ?

Absolument. Les élections du maire d’Istanbul sont une excellente leçon sur la manière de vaincre les dirigeants autoritaires et les populistes. Le candidat de l’opposition Ekrem Imamoglu a gagné parce qu’il n’a pas participé à la polarisation. Grâce à son discours civilisé et modéré, il a réussi à convaincre des centaines de milliers d’électeurs d’Erdogan. Des gens de la classe moyenne urbaine et des conservateurs religieux, qui voient que s’ils continuent à suivre Erdogan, ils vont s’appauvrir.

Erdogan est extrêmement populaire dans le reste du monde arabe. Pour quelle raison?

La plupart des musulmans ne savent pas grand-chose des attaques d’Erdogan contre la liberté de la presse et la démocratie. Ils ne pensent pas non plus que c’est important, ne serait-ce que parce que la Turquie, même dans sa forme actuelle, est beaucoup plus démocratique que la plupart des pays arabes. Erdogan est populaire parce qu’il défend la Palestine et qu’il voulait se débarrasser d’Assad : ce sont des positions populaires dans le monde arabe. Sa politique d’accueil des réfugiés syriens est impressionnante. Alors que l’Europe envisage d’accueillir plusieurs milliers de réfugiés, la Turquie en accueille 3,5 millions.

En tout cas, Erdogan répond au sentiment général d’impuissance du monde arabe. Il y a une idée répandue qu’il devrait y avoir un leader fort qui ramène le monde islamique à ses jours de gloire. De nombreux musulmans reconnaissent Erdogan.

Comment expliquez-vous le retard du monde islamique ?

L’explication principale est le pétrole saoudien. La plus grande tragédie du monde arabe, c’est le hasard que les plus grandes réserves pétrolières se trouvent en Arabie saoudite. En conséquence, le wahhabisme, l’interprétation la plus intolérante et rigide de l’islam, s’est répandu dans le monde entier. Il y a aussi le problème de l’échec des musulmans à intégrer la modernité. Par exemple, le monde islamique est passé complètement à côté de l’idée des droits de l’homme. Beaucoup de musulmans pensent qu’ils devraient retourner dans le passé, mais c’est une illusion. Il n’y a qu’une seule formule : l’ouverture. (Silence) J’étais un ami proche du journaliste Jamal Khashoggi. Avant d’être massacré par les Saoudiens, il avait écrit dans son dernier article que le monde arabe a surtout besoin de liberté d’expression. Il avait tout à fait raison. Sans liberté d’expression, une société est privée de toute possibilité de s’attaquer à ses problèmes.

Mustafa Akyol
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De quoi le monde arabe a-t-il besoin pour remonter la pente?

De tolérance, de raison, de science, de liberté. L’un des points les plus importants est la liberté de culte, et en particulier la liberté de ne pas être religieux. L’idée que les individus ont le droit de quitter leur religion n’est pas appréciée dans la plupart des pays islamiques. Dans des pays comme l’Arabie saoudite ou l’Iran, l’apostasie est passible de mort. Il faut mettre fin à cette culture autoritaire. Pour cela, nous avons besoin de dirigeants forts. Pas de dirigeants à la main de fer, mais des visionnaires qui assurent l’éducation, la liberté de la presse et la liberté d’expression.

Voyez-vous des dirigeants qui correspondent à cette description ?

Il y en a certainement. J’ai de l’admiration pour Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahdha, un parti islamiste modéré et libéral. Depuis le printemps arabe, il a apporté modération et pragmatisme à la politique tunisienne. La Tunisie a l’une des constitutions les plus libérales du monde, et elle a été cosignée par des islamistes ! Malgré ses problèmes économiques, la Tunisie illustre qu’une démocratie libérale est parfaitement compatible avec l’Islam.

Vous ne croyez pas en la laïcité comme modèle pour réconcilier les pays islamiques avec la modernité. Pourquoi?

La laïcité a une mauvaise réputation dans le monde arabe parce qu’elle a été imposée avec beaucoup trop d’autorité en Turquie. On ne peut pas d’abord interdire le foulard pour ensuite s’attendre à ce qu’une population islamique accepte le modèle laïque. Je considère que le libéralisme est plus important que la laïcité en tout cas.

Comment l’Occident doit-il gérer l’Arabie saoudite ?

Je ne pense pas que l’approche américaine soit très intelligente. Washington pense : l’Iran est un problème, l’Arabie saoudite est contre l’Iran, donc nous devons être amis avec l’Arabie saoudite. Bien sûr, l’Iran est problématique parce qu’il soutient des groupes armés en Syrie et au Yémen, par exemple, mais idéologiquement, l’Iran préconise une version beaucoup plus modérée de l’Islam. L’Arabie saoudite diffuse l’interprétation la plus rigide de l’Islam. À long terme, il est stupide de s’y associer.

L’Occident doit-il rompre ses liens avec Riyad ?

Je comprends que les pays occidentaux entretiennent des liens avec la monarchie saoudienne. Mais le prince héritier Mohammed ben Salmane est un tyran avéré. Il a clairement l’ambition de faire de l’Arabie saoudite une superpuissance. C’est une sorte de version islamique de Scarface : il veut devenir le plus grand patron de la mafia du monde arabe. Bien sûr, je pense que c’est une bonne chose que les Saoudiennes sont désormais autorisées à conduire, mais cela ne compte pas si vous torturez des militants ou si en même temps vous coupez des journalistes en morceaux. Mais ben Salmane s’en tire à bon compte. À peine quelques mois plus tard, il pose joyeusement avec les dirigeants occidentaux. C’est une grosse erreur. Les gouvernements occidentaux auraient dû demander une enquête indépendante au roi saoudien. Si une telle enquête montre que le prince était impliqué – et il l’était – l’Arabie saoudite devrait être boycottée tant qu’il est au pouvoir. Mais Trump a bloqué une résolution de l’ONU pour protéger l’Arabie saoudite.

Comment le monde islamique voit-il l’Arabie saoudite?

Traditionnellement, l’Arabie saoudite est respectée en tant que gardienne de La Mecque et de Médine. Mais en tant qu’État, elle n’a jamais été un modèle. Jusqu’au début du XXe siècle, personne ne s’intéressait à l’Arabie saoudite : c’était une région défavorisée et isolée.

Le monde islamique est-il conscient du fait qu’il est à la traîne par rapport au reste du monde ?

Oh, oui, ce sentiment est bien vivant. Il est tout à fait clair que le monde arabe est à la traîne à tous les égards. Cependant, de nombreux musulmans ne parviennent pas à faire la bonne analyse à cet égard. Le monde musulman est le paradis des théories du complot.

Comment expliquez-vous la popularité de telles théories ?

Le concept de « théorie du complot » est relativement nouveau dans le monde arabe. Il y a deux siècles, l’arabe n’avait même pas de mot pour « complot ». Les Turcs ont dû emprunter leur mot ‘komplo’ au français. Jusqu’au XIXe siècle, on n’éprouvait pas le besoin de fomenter des théories de conspiration pour expliquer la faiblesse du monde arabe. Les théories du complot sont populaires parce qu’elles sont un moyen facile de vous expliquer que vous êtes à la traîne. Beaucoup de musulmans s’imaginent que le monde islamique est à la traîne parce que l’Occident conspire contre nous. Je le regrette. Cela nous prive de la possibilité de penser clairement. Ce faisant, vous devez également vous rappeler que le monde arabe a effectivement été victime de complots, tels que le colonialisme, et de coups d’État soutenus par les puissances occidentales.

L’Occident est-il responsable de la situation dans laquelle se trouve le monde arabe aujourd’hui ?

Quelle est la solution pour blâmer d’autres pays pour notre échec ? Vous pouvez blâmer le colonialisme, mais il y a beaucoup de pays colonisés qui se portent bien entre-temps. Oui, le colonialisme était terrible, mais c’est fini. Ce n’est pas parce que les Français ont tué tant d’Algériens pendant la guerre d’Algérie qu’il y a tant de fanatisme aujourd’hui.

Comment l’Europe devrait-elle gérer sa communauté musulmane?

Les pays européens doivent s’efforcer d’intégrer leurs communautés musulmanes. Ils réussiraient mieux si des pays comme la France respectaient davantage la foi des musulmans conservateurs. Pourquoi ne pas servir de la nourriture halal au nom de la laïcité ? Ou pourquoi forcément bannir les burkinis? La laïcité a un aspect antilibéral, ce qui fait que les musulmans se sentent moins à l’aise dans la société. Il ne faut pas forcer les musulmans à faire un choix entre être français et musulmans.

Pourquoi les musulmans ne se sentiraient-ils pas français ? Il n’y a personne qui les en empêche, non ?

Toutes ces prescriptions qui interdisent les signes religieux ont un impact psychologique. Au sein de l’Islam, il existe une certaine méfiance à l’égard de la démocratie libérale. Cela ne peut être supprimé que si l’on s’assure que, dans une démocratie libérale, les musulmans peuvent être parfaitement eux-mêmes. En adhérant obstinément à cette laïcité, un pays comme la France nourrit le récit des islamistes : l’Occident est l’ennemi, l’Occident veut nous forcer à être de mauvais musulmans.

Cela s’applique-t-il également à l’interdiction de la burka?

Je suis contre la burka, mais je suis aussi contre l’interdiction de la burka. Une femme qui marche dans la rue avec une burka ne fait de mal à personne. En interdisant la burka, vous forcez des femmes à rester à la maison, et elles ne peuvent pas faire partie de la société.

La visibilité n’est-elle pas un contre-argument ? Comment pouvez-vous faire partie d’une société si vous occultez complètement votre apparence ?

Lors des contrôles de sécurité, les femmes portant la burka doivent, bien entendu, être en mesure de s’identifier. Mais pour le reste, ce n’est pas un argument. Les gens peuvent se travestir dans une société libérale, ou se voiler. Je comprends qu’une burka a l’air plutôt étrange d’un point de vue occidental. Je n’aime pas ça non plus. Mais c’est comme ça que fonctionne la liberté.

Cet accent sur les signes idéologiques n’est-il pas fort exagéré?

Ne sous-estimez pas à quel point cela joue un rôle, y compris dans le monde islamique. Quand je dis aux musulmans que l’Iran n’a pas le droit d’imposer le foulard aux femmes, on me répond toujours que la France interdit le foulard. Sans vouloir comparer la France à l’Iran, l’analogie est là.

Vous avez vous-même un jour préconisé l’enseignement du dessein intelligent à l’école : l’idée que l’univers est l’oeuvre d’un designer intelligent.

J’ai défendu cela il y a 15 ans, mais j’ai changé d’avis. Je ne trouve pas qu’il faut promouvoir le dessein intelligent à l’école. La théorie de l’évolution est parfaitement compatible avec la foi.

Êtes-vous toujours optimiste quant à l’avenir du monde arabe?

Oh, oui. Tous les problèmes qui existaient dans le monde musulman existaient aussi dans le monde chrétien. Il y a quatre siècles, les chrétiens pensaient aussi que les hérétiques devaient être brûlés et qu’il était du devoir du gouvernement d’imposer la religion. Cette transformation en Europe a été extrêmement rapide. Il n’y a aucune raison pour que le monde islamique ne puisse pas le faire. En fin de compte, l’Islam est une continuation de la tradition juive et chrétienne. Nous n’avons pas encore eu de Lumières. Mais nous y travaillons.

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