Les soutiens du chef de l'Etat, Michel Aoun, brandissent sa photo lors d'un rassemblement près du palais présidentiel, le 3 novembre. © a. amro/afp

Le Liban danse sur un volcan

Le Vif

Malgré la démission du Premier ministre, les manifestations continuent contre le pouvoir, plongeant le pays du Cèdre dans l’incertitude.

Antimanifestants contre manifestants, le Liban danse sur un volcan. Pour la première fois depuis le 17 octobre, date du déclenchement du vaste soulèvement populaire qui secoue le pays du Cèdre, les défenseurs du pouvoir ont organisé une riposte. A Baabda, au sud-est de Beyrouth, le 3 novembre, les partisans du président, Michel Aoun, se sont rassemblés par milliers sur la route menant au palais présidentiel. Brandissant des portraits de l’ancien général maronite âgé de 84 ans, ils ont dénoncé les contestataires qui réclament la chute du régime. Dans une courte allocution, retransmise sur des écrans et à la télévision, le chef de l’Etat a, lui, appelé à l’unité, sur sa  » feuille de route  » pour lutter contre la corruption, établir un Etat civil et redresser une économie au bord du gouffre.

Les manifestants veulent que l’enjeu reste national, loin de toute influence.

Dans le camp d’en face, Hyam, une mère de famille de Beyrouth, est furieuse.  » Le président prend la parole devant ses partisans venus l’acclamer et flatter son ego, il tente par un tour de passe-passe de récupérer la rue, tempête-t-elle. J’ai l’impression que le pouvoir est sourd. S’il mettait autant d’énergie et d’organisation à sauver le pays, on n’en serait pas là !  » Quelques heures plus tard, une nouvelle manifestation a réuni des milliers de Libanais sur la place des Martyrs, au coeur de la capitale, épicentre de la contestation. Le lendemain, plusieurs axes routiers étaient à nouveau bloqués.

Trente ans après la fin de la guerre civile (1975-1990), le Liban connaît une crise sans précédent. Depuis plus de deux semaines, des centaines de milliers de personnes, comme Hyam, occupent les places des villes moyennes et grandes du pays, dans le Nord sunnite comme dans le Sud chiite, où règne pourtant le puissant Hezbollah. Porté par de nombreuses femmes et les étudiants, ce mouvement a été déclenché après l’annonce d’une taxe sur les appels via l’application WhatsApp. Bien qu’annulée aussitôt, elle a fait exploser la colère dans un pays où des besoins élémentaires, comme l’eau, l’électricité, le tri des déchets et l’accès universel aux soins, sont défaillants.

Réseaux clientélistes

 » Tous, cela veut dire tous « , hurlent les contestataires, qui réclament la démission de l’ensemble de la classe politique, jugée corrompue et incompétente. Celle-ci n’a pas changé depuis des décennies en raison d’un mode de gouvernance fondé sur un équilibre entre les trois grandes communautés confessionnelles. La présidence revient à un chrétien maronite, celle du Conseil (Premier ministre), à un sunnite, et celle du Parlement, à un chiite.  » Le Liban est un Etat sans Etat, souligne Denis Bauchard, ancien ambassadeur, aujourd’hui conseiller à l’Institut français des relations internationales. C’est une fédération de communautés dirigée par de grands féodaux, toujours issus des mêmes familles. Ce système ne peut fonctionner que si les trois présidents sont d’accord.  » Problème, il a aussi créé de nombreux réseaux clientélistes gangrenés par la corruption. Alors que les grandes fortunes et les banques se sont enrichies ces dernières années, les contestataires ne veulent pas que les classes moyennes et les pauvres paient le prix de la crise.

La démission du Premier ministre n'empêche pas la poursuite de la contestation.
La démission du Premier ministre n’empêche pas la poursuite de la contestation.© m. Naamani/dpa/afp

Après les printemps arabes de 2011, l’automne libanais porte-t-il les germes d’une nouvelle révolution moyen- orientale ?  » Oui, on peut parler d’une révolution, dans le sens où ce n’est pas seulement un soulèvement contre le gouvernement et des élites politiques, souligne Ziad Majed, politologue franco- libanais, professeur à l’Université américaine de Paris. Une nouvelle génération se mobilise en transcendant les vieux clivages et les communautés religieuses qui se partagent le pouvoir. Elle se bat pour imaginer un autre Liban en se réappropriant l’espace public sur d’autres valeurs, comme l’égalité homme-femme, la lutte contre le racisme ou contre les discriminations.  » Les révoltes arabes sont, bien sûr, dans toutes les têtes, notamment celles de 2019 en Algérie et au Soudan.  » Cependant, le Liban est une démocratie – pas totale, certes « , rappelle Denis Bauchard.

La démission du Premier ministre Saad Hariri, le 29 octobre, a été acclamée, mais elle a plongé le Liban dans l’incertitude. Les spéculations vont bon train sur les scénarios possibles de sortie de crise. Saad Hariri serait prêt à reprendre la tête d’un gouvernement à condition qu’il soit composé de technocrates ou de personnalités incontestables. Cela suppose que le président sacrifie des proches, comme son gendre Gebran Bassil, ministre des Affaires étrangères, la personnalité la plus honnie par la rue.

Sous la pression, le 1er novembre, le président Aoun a fini par se rallier à l’idée d’un gouvernement composé de ministres choisis en fonction de  » leurs compétences, non de leurs allégeances politiques « . Quant à Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, proiranien, il a demandé l’ouverture d’un dialogue avec les  » représentants honnêtes du mouvement  » de contestation. Allié du président, le  » parti de Dieu  » s’était prononcé contre une chute du gouvernement, dans lequel son influence était prépondérante. Mais, dans certaines régions du Sud, à majorité chiite, qu’il contrôle, il n’a pas été épargné par les manifestants, malgré les menaces et les pressions. Du jamais-vu. Au point que l’ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême iranien, prenne la parole depuis Téhéran pour appeler les manifestants à respecter le  » cadre de la loi « . Le fragile Liban multiconfessionnel a toujours été le jouet des puissances régionales.  » Mais, pour la première fois, note Ziad Majed, les manifestants sont opposés aux politiques iraniennes ou saoudiennes. Ils ne se sentent pas non plus concernés par ce que dit Paris ou Washington. Ils veulent que l’enjeu reste national, loin de toute influence.  »

Le pouvoir, lui, mise sur un essoufflement, avec la reprise de l’activité pendant que durent les tractations entre partis pour désigner un successeur. La dernière fois, huit mois avaient été nécessaires. Certains réclament des élections anticipées.  » Mais si la loi électorale n’est pas modifiée – avec l’abaissement du droit de vote à 18 ans, un redécoupage électoral plus juste et un contrôle des dépenses -, il peut y avoir des craintes que les mêmes ténors politiques ne renouvellent leurs mandats « , prévient Ziad Majed.

Le temps presse, alors que le pays bruisse de rumeurs sur sa santé financière. C’est ce qui pousse Hyam à réclamer un gouvernement de technocrates.  » Il faut aller vite si l’on veut éviter la faillite, lâche-t-elle. Hélas, on ne pourra pas faire partir tous ceux qu’on souhaiterait dégommer.  » Le pays conserve des ressources, néanmoins, notamment venant de sa diaspora. D’où sa grande résilience. Comme le rappelle Denis Bauchard,  » le Liban est un perpétuel miracle « . Va-t-il encore se réaliser cette fois-ci ?

Romain Rosso

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