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La Turquie enquête sur l’islamophobie en Europe

L’Europe est-elle vraiment une terre d’islamophobes ? C’est ce que le parlement turc veut vérifier. Pour le président Tayyip Recep Erdogan, les incidents anti-islamiques sont une précieuse arme politique.

Asel Tamga est le premier bébé autrichien de 2018. Sur la photo utilisée par la presse pour annoncer sa naissance, on voit sa mère porter un hijab. Il n’en fallait pas plus pour déclencher l’ire sur les réseaux sociaux. Au point que le Premier ministre autrichien s’est senti obligé de prendre publiquement sa défense. L’incident a fait les choux gras en Turquie. Et le parlement turc en a profité pour annoncer une enquête sur l’islamophobie en Europe. La commission parlementaire, rassemblée à cet effet, prévoit même une tournée européenne qui passerait par la Belgique afin de constater sur place l’étendue du phénomène.

Une initiative qui ne semble pourtant pas encore avoir percolé vers les diplomates turcs en poste en Belgique. « Nous n’avons pas pris connaissance de plan officiel pour organiser une rencontre de ce genre » dit Sezi Anaç Ersoy, porte-parole de l’ambassade en Belgique.

Il n’empêche que l’islamophobie est un sujet qui a la cote dans la politique turque. Tayyip Recep Erdogan ne rate pas une occasion de tacler l’Europe sur le sujet. « L’Union européenne ferait mieux de lutter contre l’islamophobie plutôt que de donner des leçons de démocratie à la Turquie », a-t-il déclaré début janvier 2015, lors du discours annuel des ambassadeurs. Fin avril 2017, évoquant l’islamophobie européenne, il a menacé d’interrompre les négociations turques pour l’adhésion à l’UE.

« Erdogan argue que c’est l’islamophobie qui est à la base des mauvaises relations entre l’Europe et la Turquie », dit le spécialiste de la Turquie, Joost Lagendijk. « C’est sa manière de répondre aux critiques européennes sur le manque de respect des droits de l’homme en Turquie. Une façon pour lui de dire que ‘vous n’êtes pas mieux' ».

L’inquiétude du président turc est en partie sincère, mais elle est aussi attisée par une certaine rhétorique politique qui veut que ça renforce sa position envers l’Europe. C’est aussi un discours qui fonctionne à merveille auprès de sa base qui a souvent l’impression que l’Europe est quelque peu condescendante envers la Turquie.

Il n’existe pourtant pas de chiffres fiables sur l’islamophobie en Europe. L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) publie chaque année des rapports qui se penchent sur le sentiment antimusulman. De ces rapports, il ressort que la discrimination envers les musulmans est largement répandue. La Turquie s’est donc penchée sur le sujet. Chaque année, depuis 2015, parait l’European Islamophobia Report, un projet turc qui vise à cartographier l’islamophobie européenne. Il est publié par le SETA, un ThinkThank turc qui a ses bureaux à Ankara, Istanbul, Le Caire et Washington. Bien qu’il se dit indépendant, il aurait des liens étroits avec l’AKP, pour ne pas dire qu’il est son bras idéologique.

Ce rapport dresse un portrait pour le moins apocalyptique sur la façon dont l’Européen lambda perçoit l’islam. « Islamophobie est un danger pour les bases de la démocratie et les valeurs de l’Europe », précise l’édition de 2016. « On remarque une hausse notable de l’islamophobie dans les domaines de l’enseignement, l’emploi, les médias, la politique ou la justice et internet. On perçoit les musulmans comme des ennemis de l’intérieur. »

La Belgique ne sort pas grandie du rapport, puisque celui-ci fait référence aux sorties de Jan Jambon sur « les musulmans dansant après les attentats du 22 mars ». Le rapport cite aussi une étude du Thinkthank britannique Chatham House qui dit que 64% des Belges pensent qu’on devrait arrêter le flux migratoire issu des pays musulmans. Enfin, il revient sur les incidents comme des femmes voilées qui ont été agressées dans les transports en commun ou la pétition en ligne contre une alternative végétarienne pour les musulmans à la cantine d’une école de Molenbeek.

Selon Enes Bayrakli, directeur des études européennes à la SETA, « il est évident que le nombre d’actes haineux contre les musulmans augmente ». Il ne peut le prouver concrètement puisqu’il n’existe pas de chiffres officiels sur la violence et la discrimination contre les musulmans en Europe. Néanmoins, dans son analyse qualitative, il conclut que le problème s’aggrave: « Ce sont surtout les personnes avec un haut niveau d’éducation qui jouent un rôle dans la propagation de l’islamophobie. La façon dont les médias ne rapportent que façon négative les musulmans ou encore que ces derniers sont systématiquement suspects pour les services de sécurité: tout cela contribue à un climat où les musulmans sont considérés comme « les autres ».

« Les difficiles négociations d’adhésion à l’UE encouragent aussi islamophobie », selon Bayrakli. « Que l’on soit aujourd’hui peu enthousiaste à cette idée, je peux comprendre, mais il y a dix ans de nombreux politiques européens trouvaient déjà que la Turquie n’était pas compatible avec l’Europe.  »

Précisons tout de même que Bayrakli a une interprétation assez large du concept d’islamophobie. Il considère, par exemple, que l’interdiction d’afficher ses convictions philosophiques dans les lieux publics et l’interdiction de la burqa comme des attaques contre l’islam. « Ces interdictions n’ont rien à voir avec la laïcité », affirme Bayrakli. « Si vous estimez que c’est cela la laïcité, vous encouragez la haine envers tous les autres groupes. »

Bayrakli compare la situation des musulmans aujourd’hui à celles des juifs dans les années 1930. « Nous avons pu voir comment les juifs et les autres minorités ont été traités lorsque l’extrême droite est arrivée au pouvoir. Je ne dis pas que les musulmans sont destinés au même sort aujourd’hui, mais on se trouve face à un même racisme de base. Que même en Turquie les femmes ne pouvaient pas porter leur voile à l’intérieur de l’université ne change rien pour Bayrakli « Ça, c’était avant; maintenant c’est mieux. »

Si le rapport du SETA a clairement une couleur politique, cela ne veut pas dire pour autant qu’il est n’est qu’un ramassis d’ânerie. « La discrimination envers les musulmans est un important problème de société en Europe », dit Dries Lesage. « Mais il n’est pas juste de traiter d’islamophobes tous ceux qui militent contre les signes religieux dans la fonction publique. »

Lesage ne trouve pas plus judicieux le fait que les parlementaires turcs viennent faire des recherches sur l’islamophobie en Europe. « Si cela débouche sur une enquête, je crains que cela se limite à de la propagande électorale, avec une rhétorique obtuse et sans réel fondement. C’est une opportunité ratée. Il aurait été beaucoup plus intéressant que la Turquie développe une étude au sein du conseil de l’Europe. Avec un dossier solide, il était tout à fait possible de mettre les gouvernements de l’ouest de l’Europe face à leur responsabilité.

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