Donald Trump et Boris Johnson, deux des leaders actuels adeptes de la théorie du darwinisme social. © belgaimage

La stratégie de l’immunité collective est-elle liée au darwinisme social? (débat)

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

La stratégie de l’immunité collective, lorsqu’elle est envisagée en l’absence de vaccin, est intimement liée à une idéologie hautement problématique, le darwinisme social, soutient Marie-Laure Salles, directrice de l’Institut de hautes études internationales et du développement, à Genève. Débat avec le professeur émérite Gilles Vandal.

Marie-Laure Salles: « Rechercher l’immunité collective, c’est légitimer l’élimination du plus faible »

Quand l’idéologie avance masquée: immunité collective, néolibéralisme et darwinisme social. C’est le titre de votre essai publié dans l’ouvrage collectif Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid (Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid, ouvrage collectif sous la direction de Marc Lazar, Guillaume Plantin et Xavier Ragot, 2020, éd. Presses de Sciences Po, 386 p.). Pourquoi relier ces trois concepts et les regrouper sous une même idéologie?

Dans sa version pure et en l’absence de vaccin, l’immunité collective est une stratégie de laisser-faire dont l’objectif serait que la Covid-19 contamine 60% (environ) de la population. Ce seuil de 60% est censé créer une sorte de mur d’immunité, qui freinerait la propagation du virus, protégerait les individus non contaminés et aurait en fin de compte raison de la pandémie. La stratégie de l’immunité collective, qu’on appelle en anglais « la stratégie du troupeau », implique et légitime la survie des plus forts et la disparition des plus faibles comme seule ligne de politique publique. Aux sens physique, économique et social du terme. C’est une stratégie caricaturalement spencérienne, du nom d’Herbert Spencer, philosophe, sociologue et économiste anglais du xixe siècle considéré comme le père du darwinisme social. Cette théorie a été, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, un outil intellectuel favorisant le développement du libéralisme économique et d’une forme très particulière de capitalisme: le laisser-faire le plus large étant sinon la règle du moins l’objectif à atteindre. Ce laisser-faire doit être à la fois économique (il faut le moins de régulation possible) et social (toute forme d’Etat-providence est un obstacle au progrès).

Tout seuil d’immunité qui ne tend pas vers 100% implique une surmortalité non nécessaire.

Que prônent exactement Herbert Spencer et le darwinisme social?

Spencer estime que la guerre, les épidémies et la compétition économique sont les mécanismes d’une lutte permanente pour la vie. Cette lutte doit mener à la survie des plus forts et à la disparition des plus faibles. Et elle doit suivre son cours avec le moins d’entraves et d’interventions possibles. Toute intervention vient fausser la compétition, en faveur des plus faibles, et donc la marche naturelle vers ce que Spencer définit comme le « progrès ». Pour lui, l’individualisme et les inégalités sont la marque d’une société évoluée et ne peuvent émerger que dans le contexte du laisser-faire. Au contraire, l’égalitarisme et la primauté du collectif sur l’individu sont une marque de régression. La souffrance imposée est ainsi redéfinie comme la nécessaire élimination des plus faibles sur le chemin du progrès. Or, ces quarante dernières années, et c’est le produit d’un authentique travail politique d’influence, le contexte idéologique a permis le retour aux affaires du darwinisme social, avec des conséquences systémiques et structurelles sur nos sociétés, nos politiques, nos entreprises, nos systèmes de valeur: on s’est progressivement habitués à l’augmentation des inégalités, jusqu’à les légitimer. Au point que cette pandémie a rendu, on l’a bien vu, la stratégie de l’immunité du troupeau tout à fait envisageable.

Marie-Laure Salles, docteure en sociologie à Harvard.
Marie-Laure Salles, docteure en sociologie à Harvard.© DR

Pas pour beaucoup de gouvernements, finalement…

C’est vrai. Sauf aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, au Brésil notamment. Avec des conséquences dramatiques. Sur la base des hypothèses émises début mars dernier par l’Organisation mondiale de la santé (seuil d’immunité à 60% de la population, une moyenne de trois contaminations par personne infectée, un taux de létalité estimé à trois morts pour 1 000 malades), la stratégie d’immunité du troupeau impliquerait, à terme, six millions de morts aux Etats-Unis, quatre millions au Brésil et plus d’un million au Royaume-Uni. Ces trois pays sont dirigés par ce que j’appelle des leaders spencériens: Donald Trump a notamment écrit en 2010 qu’ « une bonne partie de la vie a à voir avec la survie du plus fort et l’adaptation » ; Boris Johnson affirmait en 2013 que « personne ne peut ignorer la violence de la compétition en économie de marché ou les inégalités qu’elle accentue inévitablement mais cette pression centrifuge opère sur des êtres humains loin d’être égaux par leurs talents et capacités naturels, voire leur valeur spirituelle » ; et Jair Bolsonaro répète son opposition à toute mesure de confinement pour des raisons purement économiques admettant que « certaines personnes vont mourir, elles doivent mourir, c’est la vie ».

L’imminence annoncée d’un vaccin, voire de plusieurs, met-elle un terme à cette stratégie et ses ravages?

D’abord, cette stratégie reste une affirmation politique dont le socle idéologique, le darwinisme social donc, justifie les inégalités les plus violentes et donne à l’économie la primauté sur la vie humaine, celle du plus faible en tout cas. Ensuite, l’existence d’un vaccin n’anéantit pas cette logique, à moins de vacciner toute la population mondiale, sans exception: parce que tout seuil d’immunité qui ne tend pas vers 100% implique une surmortalité non nécessaire .

Est-ce à dire que ceux qui refusent toute vaccination sont, même sans en être conscients, adeptes du darwinisme social?

Dans le contexte, non, nous devons être un peu plus subtils. La « résistance » au vaccin Covid a deux sources aujourd’hui. Bien sûr, on trouve les irréductibles antivaccins. Mais on a aussi toute une frange de la population qui croit au principe de la vaccination mais qui a des réticences par rapport à un processus de production de vaccins peu conforme aux standards classiques. Quels seront les effets secondaires de ce nouveau type de vaccins, comment accepter un vaccin pour lequel les tests ont été plutôt sommaires? Ces questions et ces réticences sont légitimes. Pour qu’il soit accepté en confiance, il faudra que le vaccin proposé soit absolument sûr et testé selon des protocoles clairs et robustes.

Gilles Vandal: « Donald Trump, l’incarnation du darwinisme social »

Pour le professeur émérite Gilles Vandal, la gestion de la pandémie par l’administration américaine illustre parfaitement le concept idéologique selon lequel on peut sacrifier les plus faibles, puisqu’ils sont les plus faibles…

DansSur l’origine des espèces, de 1859, Charles Darwin décrit la concurrence des espèces animales dans leur lutte pour assurer leur survie. Cette lutte fut reprise par des spécialistes des sciences sociales, tels qu’Herbert Spencer et William Graham Sumner, pour établir la théorie du darwinisme social. Cette théorie, appliquant le concept de la sélection naturelle aux sociétés humaines, explique l’histoire de l’humanité comme une rivalité et une concurrence dans laquelle seuls les plus aptes, les plus forts, les plus doués survivent. Donald Trump est l’un des adeptes actuels de cette théorie, depuis des décennies. Dans la vision trumpienne du monde, pauvres et malades sont des perdants, ceux qui prospèrent sont des gagnants. Ils ont démontré qu’ils sont mieux doués et plus aptes à survivre. Un soldat mourant au combat est ainsi un perdant. Pareil pour un soldat capturé et torturé par l’ennemi, comme John McCain, candidat républicain à la présidence battu par Barack Obama en 2008: ce n’est pas un héros, c’est un perdant. En ce sens, Trump souscrit entièrement à la théorie du darwinisme social.

La pandémie a fourni au président et à ses partisans une occasion privilégiée pour promouvoir la vision trumpienne du monde.

Donald Trump a refusé systématiquement de mettre en place une réponse antipandémique. Son inaction explique grandement que les Etats-Unis (4% de la population mondiale) sont devenus l’épicentre de la pandémie avec 20% des cas mondiaux et 20% des décès. L’incurie fut telle que le président lui-même et beaucoup de ses proches ont été contaminés. Toutefois, Trump et ses partisans s’empressèrent de présenter sa survie comme une preuve de sa force, unique, et de la faiblesse de la Covid-19. Mais il ne s’agit guère de bravoure: le président a surtout eu le privilège de bénéficier de soins de santé les meilleurs au monde, des dizaines de médecins issus des meilleurs hôpitaux gouvernementaux s’occupant de lui. Les Américains ordinaires ne reçoivent évidemment pas une telle attention. Dans ces circonstances, il était facile pour Donald Trump de survivre à l’infection de la Covid-19.

La stratégie de l'immunité collective est-elle liée au darwinisme social? (débat)
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Et de démontrer la pertinence de la théorie du darwinisme social, qui voudrait, dans le contexte de la pandémie, que la meilleure façon de se protéger est de développer une immunité collective. Le concept d’immunité collective, telle qu’encouragée par Donald Trump, est associé étroitement à la « survie du plus apte ». En conséquence, les consignes de sécurité sont inutiles. Il n’est pas nécessaire d’imposer le port du masque, de proposer la distanciation sociale ou d’empêcher les grands rassemblements publics. La perte de vies humaines est préférable à une réduction de l’activité économique. D’autant que, selon la théorie du darwinisme social, après tout, ceux qui meurent sont des faibles. Ils n’ont pas d’endurance et ne « méritent » donc pas de survivre. Aussi vrai que ceux qui échouent méritent leur échec. L’immunité collective doit donc s’installer, peu importe le nombre de décès. Sauf que, pour atteindre une telle éventuelle immunité, avant l’arrivée d’un vaccin, le nombre de morts (on en est déjà à plus de 250 000 aux Etats-Unis) pourrait être encore bien plus horrible.

Pour autant, Trump ne tient pas compte dans son approche du fait que le coronavirus frappe particulièrement les pauvres, les marginalisés, les personnes âgées, les Afro-Américains et les Latinos (trois fois plus touchés que les Blancs) et que des millions d’Américains ont perdu leur assurance maladie, à la suite de la récession causée par la pandémie. Dans la rhétorique xénophobe et raciste du président, tous ceux-là sont des faibles, sans endurance. Ce sont des perdants. Qui ne méritent dès lors aucune attention et aucun respect.

Ainsi, la pandémie fournit au président et à ses partisans une occasion privilégiée pour promouvoir la vision trumpienne du monde, basée sur le darwinisme social: il est normal que les riches s’enrichissent, que les forts deviennent plus forts, que les faibles s’affaiblissent et que les pauvres s’appauvrissent. Cela fait partie de la loi de la sélection naturelle. Et dans ce monde-là, certains des partisans de Donald Trump voient le virus comme un nouveau moyen d’obtenir une mobilité sociale ascendante, ces supposés gagnants profitant de la situation pour améliorer leur statut social.

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