Édouard Delruelle

La social-démocratie : crise et fin ? (carte blanche)

Édouard Delruelle Professeur de philosophie politique à l’Université de Liège

Le diagnostic vital de la social-démocratie [1] est-il engagé ? Défaites électorales, sondages en berne, effectifs déclinants : cette réalité palpable pour n’importe quel observateur est devenue objet d’analyse pour la science politique.

Cette année ont paru sur le sujet deux travaux importants émanant d’ « autorités » en la matière : Pascal Delwitt et Mateo Alaluf (l’un comme l’autre Professeurs à l’ULB). Les titres sont interpellants : « C’est la chute finale » et « Le socialisme malade de la social-démocratie » [2] . Leurs perspectives – l’une statistique, l’autre socio-politique – se complètent.

P. Delwitt a croisé les résultats électoraux des partis sociaux-démocrates dans 32 pays européens entre 1870 et 2019 (692 élections !). Après un premier envol au début du XXe siècle, la social-démocratie atteint un pic électoral dès les années 1930 entre 30-40%, et se stabilise à ce niveau durant un demi-siècle. Les années 1980 voient s’amorcer un net ralentissement (25-35%), avant un « déclin catastrophique » entre 2010 et 2019 (22% en moyenne aujourd’hui).

En gros, les partis sociaux-démocrates se répartissent aujourd’hui en 3 grandes catégories : (1) les figurants qui ont dégringolé autour de 5 % (tels le PS français, le PASOK grec ou le PvdA néerlandais) ; (2) les seconds rôles qui, avec 10-15%, ne pèsent plus vraiment sur l’échiquier politique de leurs pays (le SPD finlandais, le LSAP luxembourgeois, ou Vooruit en Flandre), auxquels on peut ajouter les stars déchues (SPÖ autrichien, SPD allemand ) détrônées à gauche par les Verts ; (3) les quelques partis encore capables, avec des résultats autour de 25-30%, de se hisser en haut de l’affiche : le PS portugais (le seul qui pète la forme), le PSOE (Espagne), le SAP (Suède) et … le PS francophone [3] .

Ce dernier reste premier parti en Wallonie, mais il dévisse : 26% lors du dernier scrutin, contre 36% en 2010. 213.000 électeurs perdus (dont 160.000 au profit du seul PTB) ! Et il s’effrite encore de sondage en sondage, où on le retrouve désormais dans un mouchoir de poche avec le PTB, le MR et Écolo. Autant dire que son leadership est en jeu.

Bien sûr, on peut toujours relativiser. Après tout, l’autre grande famille politique hégémonique en Europe au XXe siècle, la démocratie chrétienne, a connu ces dernières décennies une déglingue encore plus spectaculaire. Et la famille libérale ne profite pas de la méforme de ses adversaires. Mais ne faisons pas l’autruche : la social-démocratie traverse une crise existentielle. Mieux vaut essayer de comprendre pourquoi. C’est ce que fait Mateo Alaluf, avec le mordant qu’on lui connaît, dans son dernier livre. Il pointe deux causes :

1) l’abandon par la social-démocratie du projet socialiste originel, à savoir la défense de la classe ouvrière et la lutte contre le capitalisme. À partir des années 1980, les sociaux-démocrates se sont convertis aux dogmes du néolibéralisme, sinon sur le plan idéologique (la « Troisième Voie » de Blair et Schröder), en tout cas sur le plan politique (le PS, aux affaires sans discontinuer de 1987 à 2014, ne fait donc pas exception, selon M. Alaluf). En renonçant à ses objectifs, la social-démocratie a brouillé son identité ;

2) la prédisposition congénitale des appareils sociaux-démocrates au « réalisme », au compromis, et finalement à l’occupation du pouvoir pour le pouvoir. M. Alaluf ne nie pas que la social-démocratie a transformé la société : Sécurité sociale, services publics, régulation de l’économie, droit du travail, etc. Mais si elle est devenue une composante de l’ordre établi, c’est parce que dès le début du XXe siècle, sous la houlette du « révisionniste » E. Bernstein (le « bad guy » de tout le livre), elle a abandonné la voie révolutionnaire au profit de réformes progressives. Le ver était dans le fruit.

La conclusion à laquelle arrive M. Alaluf est aussi tranchante que son diagnostic :

1) Les socialistes doivent retourner à leurs fondamentaux, pour retrouver leur radicalité : la défense des travailleurs, la lutte contre le capitalisme, tout en prenant à bras-le-corps les nouveaux enjeux environnementaux. Il y a donc encore un avenir pour le socialisme au XXIe siècle, sous la forme d’un « écosocialisme » tel que l’incarne par exemple Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), figure de proue de la gauche radicale américaine, dans la foulée de Bernie Sanders ;

2) La social-démocratie, par contre, a fait son temps. Entre gestion, marketing et affairisme, sa puissance transformatrice s’est épuisée. « L’abandon par la social-démocratie de son programme historique pose à présent la question de l’acteur politique en mesure de l’incarner dans des conditions nouvelles » (p.11).

Le problème, c’est que M. Alaluf ne nous dit pas quel pourrait être cet « acteur politique » … Je souscris à l’essentiel de son analyse critique, à l’idée d’ « écosocialisme » [4] comme à celles de « réformisme radical » et de « socialisme multiple ». Mais aucune stratégie ne se dessine dans son propos, qui soit de nature à faire barrage au libéralisme autoritaire dont le gouvernement MR-N-VA nous a donné un avant-goût amer entre 2014 et 2019.

Je pense quant à moi que la social-démocratie n’est pas morte. Elle reste la seule alternative à l’alliance de la droite libérale et de l’extrême-droite autoritaire, qui est désormais le refuge de tous ceux qui veulent que rien ne change sur le plan social et climatique. À condition de se régénérer, la social-démocratie est la seule force capable à la fois (1) d’être le pivot des différentes composantes de gauche et (2) de faire bouger le centre de gravité de l’ensemble du champ politique.

1) En Belgique comme un peu partout en Europe, il y a désormais trois composantes à gauche : la social-démocratie, l’écologie politique et la gauche radicale. On se trompe en croyant que les électorats d’Écolo et du PTB sont volatiles : le taux de rétention (la capacité à fidéliser les électeurs d’un scrutin à l’autre) de ces deux partis est désormais égal voire supérieur à celui du PS. Leur ancrage dans le paysage politique est assuré pour une décennie au moins. Mais on sait le paradoxe : bien que les trois partis de gauche soient majoritaires tant en Wallonie qu’à Bruxelles, la formation d’un gouvernement d’ « union de la gauche » reste à ce stade une pure illusion. La raison est simple : aucun des trois appareils dirigeants n’y songe une seconde. En même temps, aucun des trois partis n’est non plus en mesure de devenir hégémonique à moyen terme : le PS, pour toutes les raisons évoquées plus haut ; Écolo, parce qu’il n’est en réalité pas spécifiquement un parti de gauche (il recrute plutôt au centre, voire au centre-droit, et se révèle peu attentif aux inégalités sociales) ; le PTB, enfin, parce qu’il se trouve face au même dilemme que les autres partis de gauche radicale en Europe : soit il se contente de sa fonction « tribunitienne », contestatrice (c’est sa stratégie), mais au risque de lasser ses électeurs en attente de changements concrets, soit il monte au pouvoir, au risque cette fois d’être accusé par eux de vendre son âme (c’est ce qui arrive en Espagne avec Podemos, en pleine déroute).

La question de l’hégémonie à gauche se jouera donc sur le long terme. Le PS, à condition qu’il se rénove (insistons-y), sera alors en position de force. D’abord parce qu’il bénéficie de cette force de frappe considérable, typiquement sociale-démocrate, qu’est « l’Action Commune » (les liens organiques entre parti, syndicat et mutualité). Des liens solides, malgré les tentatives du PTB (en infiltrant la FGTB) pour les distordre. Ensuite parce que le PS est seul capable de faire la synthèse entre les trois projets politiques progressistes, comme il le seul à pouvoir parler à la fois à l’électorat populaire et ouvrier (que vise le PTB) et à l’électorat diplômé urbain (courtisé par Écolo). Le PS a vocation à devenir le pivot des forces progressistes : il est plus à gauche qu’Écolo, et plus écologiste que le PTB …

La condition pour réussir cette synthèse écosocialiste sera de ne pas en faire un enjeu d’appareils mais de se nourrir des mouvements sociaux et culturels qui, aujourd’hui, émergent précisément en dehors des partis et des syndicats : Gilets Jaunes, Jeunes pour le Climat, mouvement féministe, mouvement décolonial, etc. Comment articuler dans un projet politique cohérent les revendications spécifiques qu’ils portent? C’est ce que réussit en effet une personnalité comme « AOC » aux USA …

2) Il y a ensuite la question de l’hégémonie sur la société tout entière. L’hégémonie politique qu’un acteur socio-politique est capable d’exercer dans le champ politique ne se mesure pas seulement à ses résultats électoraux et à ses participations gouvernementales, mais aussi (et surtout) à sa capacité d’imposer ses enjeux, ses thématiques et son agenda à l’ensemble des acteurs et des institutions. La social-démocratie a ainsi été hégémonique entre 1945 et 1980, non parce qu’elle occupait le pouvoir d’État (c’est la démocratie chrétienne qui l’a surtout monopolisé durant cette période) mais parce qu’elle lui dictait ce que cet État devait être : un État social. Inversement, durant l’ère néolibérale entre 1980 et 2010, les mêmes partis sociaux-démocrates ont très souvent gouverné, mais sans pouvoir (Alaluf dirait : sans vouloir) se départir de la politique imposée par l’hégémonie néolibérale : privatisations, concurrence, financiarisation, etc.

Avec la double crise civilisationnelle qui se prolonge depuis une dizaine d’années (la crise de la dette et la crise de l’anthropocène), l’hégémonie néolibérale touche à sa fin. Mais nous ignorons dans quelle nouvelle ère nous entrons. « L’ancien se meurt, le nouveau n’arrive pas à naître ; dans ce clair-obscur surgissent toutes sortes de symptômes morbides » (Gramsci). Des forces puissantes et organisées sont en effet prêtes à prolonger cette crise indéfiniment pour empêcher coûte que coûte toute remise en question du système capitaliste, postcolonial et patriarcal dans lequel nous vivons. Coûte que coûte : au prix de la démocratie s’il le faut. C’est la voie du libéralisme autoritaire. Mon pessimisme m’incline à penser que nous prenons hélas cette direction … Mais s’il y a quelque espoir que l’histoire prenne une voie alternative, ce sera nécessairement sous la forme de la régulation (environnementale, financière, monétaire), de la redistribution (réforme fiscale, restructuration des dettes publiques et privées) et de la protection (travail, santé, retraites). Tout l’ADN social-démocrate. Ces thématiques affleurent aujourd’hui dans le débat public. Si elles s’imposent à l’agenda politique, l’heure de quelque chose comme une « éco-social-démocratie » viendra immanquablement …

Seule synthèse possible entre courants progressistes, et seule alternative crédible au libéralisme autoritaire, la social-démocratie n’a donc pas dit son dernier mot. La conviction que je partage fermement avec P. Delwitt comme avec M. Alaluf, c’est que cette issue dépendra de son lien avec les classes populaires. Partout où ce lien a été maintenu, la social-démocratie est encore debout ; partout où elle l’a perdu, elle est à terre. Mais les classes populaires ne sont pas homogènes. Les besoins et les aspirations de la classe ouvrière déclassée des bassins de Charleroi et de Liège sont très différents de ceux des diasporas immigrées de Bruxelles … D’autant que des agités du bocal font tout pour les diviser autour des questions « identitaires » … Mais ici aussi, ce qui est une menace est aussi une opportunité pour le PS, car on ne voit ni le PTB ni l’extrême-droite (dont je crois l’émergence possible chez nous) réaliser la synthèse dont seul un parti social-démocrate, à terme, est capable …

Plutôt qu’une « maladie » du socialisme, je dirais quant à moi que la social-démocratie est un pharmakon – terme qui, en grec, désigne à la fois remède et poison. Car la maladie qui ronge le corps social, c’est le capitalisme. Et parmi tous les traitements expérimentés jusqu’à présent pour le démanteler ou le domestiquer, la social-démocratie a été historiquement le seul remède efficace. Certes, quand elle se dilue et se dénature au contact du pouvoir, elle devient toxique à son tour pour les classes populaires qu’elle est censée protéger. Celles-ci le lui font alors payer cher en se tournant vers les courants dits « populistes ». Aux socialistes de trouver le bon dosage pour que le pharmakon social-démocrate retrouve toutes ses vertus thérapeutiques. J’admets que la formule ne sera pas facile à trouver …

[1]J’utilise le terme « social-démocratie » dans son sens originel et générique pour désigner les organisations politiques (formellement « sociales-démocrates« , « socialistes » ou « travaillistes« ) utilisant la voie parlementaire et le pouvoir d’État en vue d’engager des réformes sociales et de domestiquer, voire démanteler, le capitalisme.

[2] P. Delwitt, « This is the Final Fall. An electoral History of European Social Democracy (1870-2019) », Working Papers, 1/2021, CEVIPOL ; M. Alaluf, Le socialisme malade de la social-démocratie, Syllepse, 2021.

[3] Il faut encore citer à part le cas du Labour britannique, dont les résultats semblent très élevés (40% en 2017, 32% en 2019), mais qui, du fait d’un impitoyable système électoral uninominal à un tour, se trouve relégué dans l’opposition depuis plus de 10 ans.

[4] E. Delruelle, « Écosocialisme ou barbarie », in Politique, « Quel État social-écologique au XXIe siècle ? », n° hors-série, 2020, p.16-26.

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