Avec sa façade en pierre de Transylvanie, le palais du couple Ceausescu devait être un symbole de la puissance du dictateur. Désormais, la bâtisse abrite le Parlement et la Cour constitutionnelle. © Getty Images

La Maison du Peuple de Ceausescu, ou l’indigeste « pièce montée » de Bucarest

Candidate au titre de capitale européenne de la culture pour 2021, la capitale roumaine entend mettre en avant la Maison du peuple, édifiée par Ceausescu, à la fois son emblème et le sujet d’interminables controverses.

Cette scène, Nicolae Ceausescu l’a rêvée durant des années. En tenue d’apparat, il s’avance au balcon de son monumental palais de marbre, sous les clameurs de la foule rassemblée le long du boulevard Unirii, gigantesque saignée de béton plus large que les Champs- Elysées. Triomphal, le dictateur roumain peut, enfin, montrer aux caméras du monde entier le symbole de sa puissance : sa Maison du peuple, l’oeuvre de sa vie, terminée après de harassants travaux…

Le couple Ceausescu, en 1981.
Le couple Ceausescu, en 1981.© AFP/Rompres-Files

En cette fin d’année 1989, Ceausescu n’a jamais semblé si près du but. Sa  » Casa poporului  » progresse à grands pas. Lorsqu’il sera achevé, ce bâtiment de 270 mètres de longueur sur 240 de largeur sera le deuxième plus grand de la planète, derrière le Pentagone. Plus de 5 500 tonnes de ciment et 7 000 d’acier sont englouties dans sa construction. Mais le Conducator ne le verra pas. Le 17 décembre, quelques semaines après la chute du mur de Berlin, des manifestations éclatent à Timisoara. Le pays, exsangue, veut la tête du tyran. Le jour de Noël, Nicolae Ceausescu et sa femme Elena sont fusillés alors qu’ils tentent de fuir le pays.

Sortis du cauchemar de la dictature, les Roumains souhaitent tourner la page. Mais que faire de l’encombrant legs de béton planté au coeur de la capitale ? Si au moins il était beau… Comment aimer ce palais avec ses arcades à répétition et ses formes anguleuses, semblables à des cubes empilés ? Ils lui ont trouvé un nom : pièce montée ( » tortul « ).  » La façade ne respecte aucune règle architecturale, déplore l’architecte Gabriel Georgescu. Des colonnes de style corinthien cohabitent, sans aucune harmonie, avec des piliers massifs, hors de proportion. Il s’en dégage une impression de brutalité.  » Selon la légende, c’est au cours d’un voyage en Corée du Nord, en 1972, que Ceausescu aurait trouvé le  » style  » de son futur palais.

Le chantier a déplacé l'église Miha Vod? (ici) mais aussi plus de 50 000 habitants. Un drame qu'ils ont assimilé à une bombe atomique et appelé
Le chantier a déplacé l’église Miha Vod? (ici) mais aussi plus de 50 000 habitants. Un drame qu’ils ont assimilé à une bombe atomique et appelé « Ceaushima ».© M. Setboun/Gamma-Rapho

Il faut se perdre dans le dédale de marbre pour s’en rendre compte : ce monument n’est pas à taille humaine.  » On l’appelle Maison du peuple, mais où est le peuple ? Tout a été conçu pour écraser l’homme « , poursuit Gabriel Georgescu. En deux heures de visite, on ne parcourt qu’une vingtaine de pièces – alors que l’édifice en dénombre 1 100 ! Au premier étage, où le couple Ceausescu prévoyait de s’installer, des toiles damassées sont tendues sur les murs. Des chandeliers en cristal côtoient des lampadaires Belle Epoque, tandis que des colonnes carrées en marbre rose cachent leurs lignes imposantes derrière de lourds rideaux en soie. Bientôt, l’oeil crie grâce devant ce méli-mélo de styles byzantin, Renaissance, rococo et brâncovenesc, l’art traditionnel roumain. A force d’arpenter ces couloirs monumentaux, le visiteur en deviendrait presque mégalo.  » Parfois, des touristes ont des moments de folie, opine Francisc, l’un des guides. Ils se mettent à la fenêtre et haranguent une foule imaginaire. Les gardiens doivent intervenir pour les calmer…  » Syndrome stendhalien version roumaine ?

D’autres histoires étranges circulent. La nuit, le fantôme d’un seigneur, nommé Giovani, arpenterait régulièrement les grandes salles désertes, vêtu d’une longue veste noire au col ourlé de fourrure. Un gardien aurait aussi aperçu l’ombre d’une jeune fille, surnommée Anca. Violée par des ouvriers, lors de la construction du palais, elle serait tombée dans un fossé en essayant de s’échapper. Son corps serait là, coulé dans du béton, et son esprit errerait à jamais sur les lieux du crime…

428, c’est le nombre de visites officielles de Nicolas Ceausescu sur le site de son palais fou, pendant les cinq années qu’ont duré les travaux, de 1984 à 1989.

Anca a-t-elle existé ? Peut-être. Ce chantier a causé tant de souffrances… Pour édifier le palais, il a fallu détruire plus de 9 000 bâtiments, soit la superficie de la ville de Venise. Plus de 50 000 personnes ont été déplacées dans des HLM de la périphérie. Les Bucarestois ont inventé un mot pour décrire cet épisode douloureux :  » Ceaushima « . Car la cruauté de Ceausescu a produit sur la ville l’effet d’une bombe atomique. Aujourd’hui, les anciens évoquent avec nostalgie les vieux quartiers disparus d’Uranus et d’Antim. Avec ses venelles pavées, ses bicoques d’artistes et ses passages vitrés aux allures de souks ottomans, ce  » petit Paris des Balkans « , cher à Paul Morand, avait des airs du Montparnasse des années 1930. Pourquoi Ceausescu a-t-il choisi cet endroit ? Sans doute à cause du terrible tremblement de terre qui, le 4 mars 1977, a dévasté le pays, causant plus de 1 500 victimes. Impressionné par les dégâts, il a jeté son dévolu sur l’un des rares quartiers de la capitale épargnés par le séisme. Mais l’architecte Andrei Pandele a une autre interprétation :  » Ceausescu, écrit-il dans The House of the People. The End in Marble (éd. Compania), était persuadé que les Bucarestois lui étaient hostiles. La construction de Casa poporului était sa revanche contre ces vieux quartiers qui échappaient à son emprise.  »

Cette migration forcée a laissé de vives cicatrices. Certains habitants, trop vieux pour partir, se sont suicidés. Un monastère du XVIIIe siècle a été détruit, comme une vingtaine de lieux de culte. Parmi eux, l’église Saint-Vendredi.  » C’était le 12 juin 1987, raconte le prêtre orthodoxe Gheorghe Bogdan, âgé de 73 ans. Elena Ceausescu a fait irruption, suivie de toute sa clique. Au bout de quelques secondes, elle s’est écriée : « Os cu porcaria asta ! » (« A bas cette porcherie ! ») Le lendemain, les bulldozers sont arrivés.  » Près de trente plus tard, Gheorghe Bogdan est toujours aussi ému lorsqu’il se souvient de la scène.  » Nous avons tout fait pour empêcher cette abomination, dit-il encore. Les fidèles se sont rassemblés devant les forces de l’ordre en criant : « A bas le communisme ! A bas les Ceausescu ! » C’était la première fois que de tels mots étaient prononcés…  »

Gigantesque, l'édifice compte quelque 1 100 pièces. Aujourd'hui, plus de 70 % des lieux sont toujours inoccupés.
Gigantesque, l’édifice compte quelque 1 100 pièces. Aujourd’hui, plus de 70 % des lieux sont toujours inoccupés.© O.-M. Gambier/Artedia/Leemage

Mais même le courroux de Dieu n’arrête pas le dictateur. Pour satisfaire son délire prométhéen, il mobilise tout le pays. Rien n’est trop beau pour ce temple de la démesure. Plus de 20 000 ouvriers y triment jour et nuit.  » A l’époque, je travaillais dans une entreprise de construction, se souvient Ioan Ceausescu, un homonyme, aujourd’hui réalisateur de télévision. Mon patron a dû envoyer plusieurs équipes à Bucarest sans recevoir la moindre compensation. C’était sa contribution à l’effort national.  » L’armée est réquisitionnée. Les soldats partent au chantier comme s’ils montaient au front. Les conditions de vie sont effroyables.  » Il y avait neuf appels par jour, soit davantage qu’au goulag, écrit Ioan Popa, ancien lieutenant dans l’armée roumaine, dans Esclaves sur Uranus (éd. Non Lieu). Les soldats travaillaient dix-huit heures par jour. Un matin, je vois un homme qui continue de dormir, alors que l’appel a retenti. Je tire sa couverture et lui secoue l’épaule. Il était mort.  »

Pour éclairer le chantier, il faut rationner l’électricité. Le soir, dans les quartiers populaires, on s’éclaire à la bougie. Pour payer les travaux, Ceausescu impose à son peuple de rudes privations : la température est limitée à 16 °C en hiver, et ceux qui possèdent une voiture ne peuvent l’utiliser qu’un week-end sur deux.

Sent-il sa fin approcher ? Au fil des mois, le dictateur presse le mouvement. Il intervient sans cesse, modifiant à longueur de journées les plans du palais. Docile, l’architecte en chef, Anca Petrescu, s’exécute. Elle fait et défait, car le dictateur ne juge que sur pièces.  » A l’époque, je vivais dans une petite maison près du chantier, témoigne Georgescu, un vieux chauffeur de taxi. Je voyais souvent Ceausescu. Après son passage, les ouvriers devaient tout casser. Ainsi, le toit du premier étage a d’abord été pyramidal, puis arrondi, avant de trouver sa forme plate.  » Entre le début des travaux, en 1984, et sa mort, cinq ans plus tard, Ceausescu effectue 428 visites officielles sur le site, sans compter ses passages impromptus.

 » Plus de 70 % des lieux inoccupés  »

Après sa disparition, toutes les solutions sont envisagées pour se débarrasser de l’indigeste  » gâteau « . Au printemps 1990, Rupert Murdoch propose 1 milliard de dollars pour le racheter. Plus tard, l’artiste Christo envisage de l’emballer. On pense même à le détruire. Mais comment faire ? Conçue pour résister à un séisme majeur, la Maison du peuple est quasiment indestructible.  » Finalement, on y a installé les grandes institutions : la Chambre des députés, le Sénat et la Cour constitutionnelle, comme Ceausescu l’avait prévu, remarque Valeriu Zgonea, ancien président de la Chambre des députés. Mais plus de 70 % des lieux sont toujours inoccupés.  » Construite en pierre de Transylvanie, un matériau très fragile, la façade commence à se dégrader.  » Il faudrait les remplacer, poursuit-il, mais quel homme politique prendrait le risque, dans le climat actuel, de dépenser plusieurs dizaines de millions d’euros pour restaurer l’ancien palais de Ceausescu ?  » Pour l’entretenir, l’Etat roumain débourse chaque année 50 millions d’euros. Ils sont prélevés directement sur les budgets de la Chambre des députés et du Sénat, dont ils représentent… plus de la moitié !

Et si le temps était venu de se réconcilier avec ce lieu maudit ? Les jeunes générations, qui n’ont pas connu le communisme, pourraient en éprouver de la fierté, suggère Vasile Dem Zamfirescu :  » Les Roumains ont développé, durant la période communiste, un profond « déficit narcissique », explique cet éminent psychanalyste, auteur de l’essai Nevroz? Balcanic? (éd. Trei). Ils pourraient trouver dans cette construction, réputée pour être l’une des plus grandes du monde, une compensation à leur manque d’estime de soi.  » Les autorités de Bucarest comptent d’ailleurs la mettre en avant, en septembre prochain, lorsqu’elles postuleront au titre de capitale européenne de la culture pour 2021. La Maison du peuple, icône des Bucarestois ? Avant cela, la municipalité devra régler un problème épineux. Elle ne peut en effet exploiter librement l’image du palais, car les héritiers d’Anca Petrescu, décédée, en possèdent les droits !  » Un procès est en cours, la question sera bientôt réglée « , assure-t-on à la mairie. Indigeste jusqu’au bout, la pièce montée de Bucarest…

Par nos envoyés spéciaux, Charles Haquet et Iulia Badea-Guéritée.

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