Malades de la grippe dans un gymnase militaire de Boden, en Suède.

La grippe espagnole, la grande oubliée de l’armistice

Le Vif

Une phrase, juste un paragraphe, voire rien du tout : la grippe espagnole est la grande oubliée de l’histoire de la Grande Guerre, surtout en Belgique. En Europe, 1918 est en effet l’année de la victoire ou de la défaite. Mais partout ailleurs dans le monde, c’est elle qui marquera l’année.

Albert Ier, le Roi-Soldat, n’était pas né pour régner. S’il monte sur le trône en 1909, c’est parce que le fils unique de Léopold II décède en bas âge. Mais c’est aussi parce que son propre frère aîné, Baudouin, meurt en 1891 de la grippe, qui manque de peu d’emporter également sa soeur Henriette. Cette pandémie de 1889-1892, qui parcourt le monde en trois vagues, a été baptisée la grippe  » russe « .

Trente ans plus tard, une autre pandémie bien plus redoutable s’abat sur l’humanité, la plupart du temps également en trois vagues successives. Si la grippe russe provenait bien du Kazakhstan, la grippe  » espagnole  » n’a d’ibérique que le nom. Tant de personnes meurent sur tous les continents qu’il sera à jamais impossible d’en établir le bilan exact. Depuis la fin des années 1990, les chercheurs s’accordent néanmoins sur un minimum de 50 millions de morts.

La Belgique est un des rares pays d’Europe de l’Ouest pour lequel il n’existe, à l’heure actuelle, encore aucun bilan solide de l’épidémie. Dans les années 1920, le démographe suisse Liebmann Hersch avance une estimation de 32 000 morts. Ce chiffre est probablement inférieur à la réalité. Il y aurait eu entre 36 000 à 40 000 victimes.

POMPES FUNÈBRES DÉBORDÉES

La première vague du virus frappe le front belge entre mi-mai et début juin 1918, et s’infiltre en Belgique occupée un mois plus tard. Elle est très contagieuse, mais la mortalité est encore relativement faible. En pleine offensive allemande, militaires et civils ont d’autres chats à fouetter. Le virus mute pendant l’été et s’accompagne de plus en plus de complications, surtout de pneumonies. La seconde vague attire dès lors immédiatement l’attention. Les soldats belges la subissent en pleine offensive finale, de fin septembre à minovembre. Les civils du pays occupé sont touchés de mi-octobre à mi-décembre. La majorité des patients se rétablit après une convalescence plus ou moins longue. Mais des malades meurent cette fois en grand nombre, surtout ceux entre 20 et 40 ans. La plupart des décès ont lieu entre la mi-octobre et la mi-novembre. Les noms des morts emplissent alors les colonnes des journaux. Aux victimes belges s’ajoutent des réfugiés français et des soldats allemands. Les morgues, les entreprises de pompes funèbres et les églises sont débordées, le bois manque pour les cercueils dans la Belgique pillée par l’occupant et les enterrements réalisés à la va-vite. La libération ne met pas fin au calvaire car une dernière vague, moins bien documentée, entraîne à nouveau des décès entre février et avril 1919.

UN DEUIL PARTICULIÈREMENT DIFFICILE

La mort des victimes de l’épidémie est particulièrement difficile à endurer pour les proches. Subir un deuil au milieu de la liesse qui accompagne l’Armistice les rejette en marge de la Patrie victorieuse. Voir des personnes souvent jeunes disparaître alors que la guerre les avait jusque-là épargnées est un déchirement pour les parents. Les femmes et les jeunes filles sont également touchées, une souffrance supplémentaire et inattendue dans ce contexte guerrier. Le spectacle de l’épidémie est horrible. Des victimes souffrant de défaillances cardiaques s’effondrent instantanément, alors qu’elles vaquent à leurs occupations. La plupart meurent néanmoins en quelques heures ou en quelques jours, le visage cyanosé, crachant du sang alors qu’elles suffoquent, leurs poumons noyés par l’hémorragie. Enfin, ces morts atroces paraissent d’autant plus injustes et absurdes qu’il ne peut leur être donné le moindre sens, au contraire de celles des militaires morts pour la Patrie.

Les témoignages retrouvés décrivent sans surprise des deuils difficiles. Familles plongées dans la misère, remariages plus ou moins heureux, parents endeuillés de leurs enfants et orphelins constituent, en Belgique comme ailleurs, l’héritage de ce qui reste à ce jour la pire pandémie subie par l’humanité.

La grippe espagnole, la grande oubliée de l'armistice

Inoubliable Maria Emelia

A l’automne 1918, un jeune Gantois rentre chez lui. Il y a cinquante-deux mois qu’Urbain a quitté sa mère en hâte pendant la mobilisation. Il n’a derrière lui qu’une vie pauvre, un père mort trop tôt dans la misère, puis une guerre atroce dont il a vu le pire dans l’infanterie. Et, soudain, le bonheur se jette au-devant de lui, en même temps que l’amour :  » J’ai rencontré une jeune femme divine « , écrit-il,  » avec laquelle je peux m’engager dans une union et oublier les atrocités.  » Maria Emelia a 25 ans, il n’en a que 27, l’avenir leur appartient. Leurs parents respectifs consentent à leur union, mais Urbain se tracasse :  » Je suis inquiet pour sa santé, elle est pâle comme une statue d’albâtre […] Courage, dit-elle, courage, mon petit soldat, nous nous marierons au printemps. « 

Ils ne se marieront jamais. Lors de la troisième vague de l’épidémie, tous deux attrapent la grippe et Maria Emelia est emportée par la pneumonie. Urbain ne se remettra jamais vraiment de sa mort. Il épousera par devoir la soeur de sa fiancée, à la demande de sa belle-famille. Leur premier enfant, une fille, s’appellera Maria Emelia. Elle est la mère du romancier Stefan Hertmans, qui relate merveilleusement la vie d’Urbain dans son chef-d’oeuvre Guerre et Térébenthine. A propos du carnet de son grand-père, qui s’interrompt avec la mort de Maria Emelia, il écrit :  » C’est là que s’arrête la description de sa vie. D’une certaine manière, la vie elle-même s’est aussi arrêtée là. « 

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