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La face cachée des fleurs coupées

Marie Gathon
Marie Gathon Journaliste Levif.be

À l’approche de la Saint-Valentin, les fleuristes s’affairent pour préparer leur plus gros jour de l’année. Mais d’où viennent ces milliers de fleurs coupées, fraîches et parfumées en plein hiver ? La BBC a mené l’enquête.

Depuis plus de 200 ans, les Pays-Bas sont au coeur du commerce mondial des fleurs coupées. La société Royal FloraHolland, située près d’Amsterdam, est la plus grande plaque tournante de vente et d’achat de fleurs coupées au monde, rapporte la BBC. Depuis sa création, elle joue un rôle essentiel en important puis en réexportant 40 % des fleurs du monde entier. Mais de nouveaux acteurs dans le commerce des fleurs prennent de l’ampleur, modifiant la dynamique de la production. Avec le développement des technologies de transport, les producteurs d’autres régions, notamment d’Afrique subsaharienne, remettent en question l’emprise traditionnelle des Pays-Bas sur ce secteur. En 2015, le commerce mondial des fleurs représentait environ 15 milliards d’euros de tiges transportées d’un continent à l’autre à une vitesse vertigineuse.

Un exploit technologique

Faire passer quelque chose d’aussi délicat qu’un bouquet de fleurs d’un continent à l’autre sans qu’elles soient écrasées ou fanées est un exploit technologique de taille. Pour répondre à la demande mondiale, il faut une chaîne d’approvisionnement complexe et délicatement équilibrée. Elle est composée de travailleurs, d’agriculteurs, de grossistes, de compagnies aériennes, de cargos, de commerçants, de fleuristes et de supermarchés.

Les fleurs coupées doivent être transportées rapidement tout en respectant une « chaîne du froid ». Une série d’installations frigorifiques dans les fermes, les camions, les avions et les bateaux permettent aux fleurs de rester en état de dormance, afin qu’elles restent fraîches. Cela permet un transfert rapide de la ferme au magasin. Il faut compter entre 24 à 48 heures, si elles sont transportées en avion, explique Sylvie Mamias, secrétaire générale de Union Fleurs, l’association internationale du commerce des fleurs.

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Un changement de lieu de production

Les plus gros acheteurs de fleurs coupées sont l’Europe et les États-Unis, mais les plus gros producteurs et exportateurs sont les Pays-Bas, l’Équateur, la Colombie, le Kenya et l’Éthiopie. L’une des raisons de l’augmentation des exportations de fleurs depuis l’Afrique remonte aux années 1970, selon Mamias, lorsque la crise pétrolière a augmenté le coût du chauffage des serres dans les pays du Nord. En conséquence, la production s’est déplacée vers le sud, où les fleurs pouvaient être cultivées toute l’année avec un faible apport énergétique. Pour l’Europe, cela signifie dès lors qu’il faut importer les fleurs d’Israël et du Maroc, puis d’Afrique de l’Est, tandis que les acheteurs américains ont développé leur marché avec l’Amérique latine. Ces nouveaux producteurs ont trois choses en commun : des zones de haute altitude avec des nuits fraîches, dont profitent de nombreuses fleurs, la proximité de l’équateur pour un maximum d’heures d’ensoleillement, et une main-d’oeuvre moins chère. Ce changement a également mis fin à la production saisonnière et a ouvert la voie à un commerce international concurrentiel 365 jours par an.

L’exemple du Kenya

Le Kenya est un grand producteur de rose : le pays fournit un tiers de toutes les roses vendues dans l’UE, selon Union Fleurs. Les fleurs coupées sont aujourd’hui le deuxième produit d’exportation du Kenya après le thé, contribuant à environ 1 % du PIB du pays. Elles constituent également l’une des principales sources d’emploi du pays, avec plus de 100 000 personnes travaillant directement dans l’industrie florale et environ deux millions indirectement.

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La ferme florale de Tambuzi, au Kenya, cultive à elle seule près de 8 millions de fleurs par an. Située dans les contreforts pluvieux du mont Kenya, à environ 180 km au nord de Nairobi, à 1 800 m d’altitude, elle exporte vers 60 pays du monde entier. La demande de fleurs kenyanes a augmenté, tout comme Tambuzi, explique la propriétaire de la ferme, Maggie Hobbs, qui a repris l’affaire il y a deux décennies. « Nous sommes passés de 20 personnes qui cultivaient des roses en plein air à plus de 500 personnes sur trois sites, sous des serres en plastique », explique Maggie Hobbs. La ferme est le plus gros employeur dans un rayon de 30 km et l’entreprise fait vivre plus de 3 000 personnes. En tant que ferme certifiée « commerce équitable », 10 % du prix de vente revient aux travailleurs.

Dans les serres, les travailleurs surveillent le pH du sol et la matière organique, drainent la terre, désherbent et nourrissent les roses. L’irrigation au goutte-à-goutte permet d’acheminer l’eau directement à chaque plante, ce qui minimise le gaspillage. Pour protéger les plantes contre les parasites et les maladies, les fleurs sont pulvérisées et des acariens prédateurs sont libérés pour manger des insectes parasites. Des pièges collants sont également mis en place pour attraper d’autres nuisibles.

De la coupe à la vente

Coupées après 20 semaines de croissance, les tiges sont rapidement transférées dans un entrepôt frigorifique et refroidies à 4 °C avant d’être calibrées, triées en grappes dans l’atelier d’emballage et renvoyées dans l’entrepôt frigorifique. Enfin, elles sont transportées dans un camion frigorifique jusqu’à l’aéroport de Nairobi. De la récolte au client final, le processus prend trois à quatre jours, explique Shikuku. Malgré la gestion prudente de Tambuzi, la ferme est confrontée à des défis croissants. Le changement climatique rend la planification des activités agricoles de plus en plus difficile, explique Shikuku. « L’année dernière, nous avons eu des inondations comme je n’en avais jamais vu. Puis, quand il y a une sécheresse, c’est extrême. Cela s’aggrave chaque année ».

Pour y remédier, la ferme récupère l’eau de pluie. Ils ont installé des panneaux solaires et déplacé une partie de leur production à l’intérieur afin de mieux contrôler l’environnement de culture.

Un secteur pourvoyeur d’emplois

La ferme a apporté des emplois stables dans une région où les possibilités sont rares. Pour Mary Wanjiru Karanja, 50 ans, travailler dans la ferme de fleur lui permet de gagner plus d’argent qu’auparavant. Mais sa vie n’est pas simple pour autant. Elle vit à 6 km de son lieu de travail et marche deux heures pour s’y rendre, six jours par semaine. Les femmes représentent 55% du personnel de Tambuzi, explique Kelvin Ngari, responsable des partenariats. En collaboration avec la Fairtrade Foundation, la ferme essaye de mettre plus de femmes aux postes de direction.

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Quatre pays (le Kenya, l’Éthiopie, l’Équateur et la Tanzanie) représentent à eux seuls 98 % de la production de fleurs certifiées « commerce équitable ». Le Kenya représente la plus grande proportion, avec 39 des 67 organisations florales certifiées du monde. Celles-ci couvrent environ 30.500 personnes, soit environ 30 % de tous les travailleurs du secteur floricole du pays. Si le marché des fleurs du commerce équitable est en expansion (+5% entre 2016 et 2017), il ne représente environ que 20 à 30 % des 3,8 milliards de fleurs cultivées dans le monde. À l’aéroport international Jomo Kenyatta de Nairobi, la demande mondiale de fleurs est devenue si importante qu’il dispose d’un terminal dédié aux fleurs.

Les fleurs de Tambuzi parcourent 180 km par la route jusqu’à l’aéroport. Un Boeing 747 peut transporter 90 tonnes de fleurs. Lors d’une semaine creuse, une trentaine de vols chargés de fleurs quitteront l’aéroport. Mais à l’approche de la Saint-Valentin, ce chiffre peut atteindre 100 vols.

Une empreinte carbone conséquente

Faire voler des fleurs sur des milliers de kilomètres consomme sans aucun doute plus d’énergie que de les transporter sur des distances plus courtes, mais le fait d’être au niveau de l’équateur signifie que les fermes de fleurs elles-mêmes peuvent être moins gourmandes en énergie. « Vous n’avez pas besoin de chauffer vos serres, vous êtes plus exposé au soleil. La consommation d’énergie y serait du coup bien moindre que pour la culture des fleurs en Europe », déclare Sylvie Mamias, de l’Union Fleurs. C’est pourquoi les roses cultivées au Kenya et vendues en Europe produisent 5,5 fois moins d’émissions de gaz à effet de serre que celles cultivées aux Pays-Bas, même en tenant compte du transport aérien, selon une étude commandée par la Fairtrade Foundation. Pour des pays en développement comme le Kenya, l’industrie de la fleur coupée a apporté des emplois et des opportunités dont ils avaient grand besoin, et elle constitue une part de plus en plus importante de leur développement économique. Au Kenya, les exportations de fleurs génèrent des revenus pour environ 4 % de la population, tandis qu’en Amérique du Sud, le commerce est une source importante d’emplois en Colombie et en Équateur.

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Des défis à relever

Mais il reste encore de nombreux défis à relever. L’un d’eux est la réputation de l’industrie pour ses mauvaises conditions de travail, notamment les bas salaires. Mais ces dernières années, les conditions de travail se sont considérablement améliorées pour les travailleurs dans de nombreux pays, selon la Fairtrade Foundation. L’autre inquiétude est liée au changement climatique, avec des exploitations comme Tambuzi qui tentent de trouver de meilleures façons d’utiliser des ressources en eau qui s’amenuisent et sont moins prévisibles. Le voyage du champ au consommateur est long et complexe pour quelque chose d’aussi délicat qu’une fleur coupée. Pour qu’une fleur conserve sa valeur, elle doit parcourir des milliers de kilomètres en restant intacte et sans défaut. Au fil des ans, les solutions technologiques permettant de conserver la fraîcheur des fleurs ont été perfectionnées. La prochaine grande étape consistera à trouver des solutions sociales et environnementales tout aussi solides pour garantir que le commerce soit réellement équitable et durable.

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