Sur les 11 000 détenus des vingt-deux centres de Haïti, 70 à 80 % sont en détention préventive. Souvent, depuis des années... © Dieu Nalio Chery/Isopix

La détention préventive interminable des prisonniers en Haïti

Anthony Planus
Anthony Planus Journaliste

Des nombreux drames que connaît Haïti, il y en a un dont on parle peu : l’emprisonnement de milliers de personnes en attente de jugement. Trois ans, c’est la durée moyenne de la détention préventive…

Wilda a 39 ans, le visage impassible, les yeux vagues, comme pris d’une lassitude infinie, mais par moments, un éclair de vie illumine son regard. Libérée depuis un an, elle tente de se reconstruire, une tâche loin d’être aisée quand on a croupi neuf années en prison, sans jamais passer devant un juge, pour un crime que l’on n’a pas commis. Comment reprendre le cours de sa vie quand le peu qui aurait pu vous être rendu a été réduit en miettes par le terrible séisme de 2010 ? Mais Wilda n’est pas la seule à traverser l’enfer. Entre 70 et 80 % des 11 000 détenus répartis dans les vingt-deux centres de détention que compte Haïti n’ont jamais été condamnés, ils sont simplement en détention préventive.

Arnaud Dandoy, criminologue belge, enseigne à la faculté de droit et des sciences économiques de l’université d’Etat d’Haïti. En 2013, son doctorat de droit en poche, il est arrivé à Port-au-Prince pour y affiner ses recherches pendant quelques mois. Il n’a plus quitté le pays.  » Il y a peu de recherches effectuées ici. Or, le pays permet d’approfondir un grand nombre de thématiques intéressantes, notamment sur la sécurité et la justice.  » Parmi celles-ci, la détention préventive prolongée. Sur les 5 000 détenus de la seule prison de Port-au-Prince, 4 000 ne sont jamais passés en jugement. Certains sont emprisonnés depuis six, sept, huit ans, parfois même dix, souvent sans connaître les raisons exactes de leur détention ou sa durée, vu l’absence de condamnation.

Pauline Lecarpentier, secrétaire générale du Bureau des droits humains.
Pauline Lecarpentier, secrétaire générale du Bureau des droits humains.© Anthony Planus

Comment l’expliquer ?  » Il y a des blocages à tous les niveaux, estime Pauline Lecarpentier, juriste française et secrétaire générale du Bureau des droits humains (BDH), une organisation haïtienne fondée en 2015 qui développe différents projets, notamment sur la libération de détenus en préventive prolongée. Des personnes sont arrêtées sans mandat et beaucoup de dossiers sont perdus : le juge d’instruction finit sa mission sans transmettre l’état d’avancement de l’enquête, le greffier ne remplit pas correctement son travail, etc. Dans certains cas, les jugements sont rendus mais il n’y a pas de communication, la personne ne sait pas si elle a été déclarée coupable ou non. Dans d’autres, des personnes sont acquittées… mais jamais libérées.  »

Les services de police ont reçu de gros renforts dans les années 2000, mais pas la justice, ce qui a conduit à l’explosion des détentions préventives prolongées, et pas davantage l’administration pénitentiaire, ce qui a provoqué un engorgement dramatique des prisons.  » Le seul désengorgement, ce sont les évasions, ironise Arnaud Dandoy. Entre 2004 et 2015, il y a en a eu environ 11 000. La police s’est modernisée ; elle est devenue plus efficace ; des rafles ont été opérées dans les quartiers les plus pauvres. Et on a assisté à une véritable criminalisation des plus démunis. Ils constituent la population majoritaire dans les établissements pénitentiaires.  » Vision corroborée par Pauline Lecarpentier :  » La détention en Haïti n’est pas liée à la culpabilité mais à un mécanisme dévoyé qui retient les plus pauvres et les plus vulnérables dans des conditions d’indignité. C’est une déliquescence totale du système.  »

« Un instrument qui isole et désinsère »

 » La prison est en fait devenue le réceptacle final d’un processus de filtre en trois étapes qui ne garde que les plus défavorisés « , résume Arnaud Dandoy.  » La première étape est celle du ciblage des quartiers soumis à un renforcement policier (Bel Air, Cité Soleil, etc.). Si on vit dans une des zones rouges, on est automatiquement présumé coupable.  » Deuxième volet : la justice. Une fois confrontés à elle, les plus pauvres peinent à s’en sortir, car les services d’un avocat coûtent cher et les procédures durent une éternité. Généralement, le prévenu dépense progressivement le peu d’argent qu’il possède pour tenter de trouver des solutions et, sans résultat, termine totalement ruiné, toujours emprisonné, sans espoir de retrouver sa liberté.  » En Haïti encore plus qu’ailleurs, la prison est un instrument qui isole et désinsère socialement « , poursuit Arnaud Dandoy.  » La majorité des détenus étant chefs de famille, leurs proches perdent leur principale source de revenus, avec de graves conséquences sur la survie même de la famille, sur la scolarisation des enfants, etc. Sans oublier la dynamique de paupérisation qui voit le groupe vendre progressivement tous ses biens pour payer les frais d’avocat.  »

 » Les bureaux d’assistance légale sont peu efficaces « , complète le criminologue belge.  » Le Bureau des droits humains offre en revanche une petite lueur d’espoir. Il se montre intransigeant avec les pots-de-vin et ses avocats obtiennent des résultats. Mais les professionnels du droit se lancent rarement dans la défense des droits humains en Haïti : c’est peu rémunérateur et fort dangereux.  »

En Haïti, la prison est un instrument qui isole et désinsère totalement.
En Haïti, la prison est un instrument qui isole et désinsère totalement.© Dieu Nalio Chery/ISOPIX

5 000 détenus dans une prison prévue pour 700

Troisième étape : les conditions de détention dépendent du niveau social de la personne emprisonnée. La prison de Port-au-Prince a été conçue pour accueillir 700 détenus. Elle en compte environ 5 000…  » Ces prisons sont toujours au bord de l’explosion, souligne Arnaud Dandoy. Il y prévaut des différences de traitement. Les « majors » sont des prisonniers auxquels l’administration délègue un certain nombre de pouvoirs en échange de plus de libertés. Quand un détenu normal n’a droit qu’à 30 à 60 minutes par jour en dehors de sa cellule bondée, douche comprise, le « major », lui, peut traîner dehors, faire un peu de business, travailler aux cuisines, etc.  »

 » Dans les prisons haïtiennes, les gens meurent de malnutrition, de problèmes intestinaux, de choléra, de tuberculose, détaille par ailleurs Pauline Carpentier. Les repas ne sont pas suffisants pour survivre. Ceux qui n’ont pas de proches pour leur apporter à manger se retrouvent en danger de mort. Sans compter que la nourriture est souvent avariée…  » Et la situation ne tendrait pas à s’améliorer.  » Les autorités ont ouvert récemment une nouvelle prison pour femmes, signale la secrétaire générale du BDH. Mais elle connaît un problème d’eau. Les détenues doivent se laver par groupe de 45, avec seulement 20 seaux d’eau. En cas de révolte, les gardiens envoient les détenues à l’isolement. La seule chose positive, c’est l’espace, il y a même un lit par personne ! Mais pour le reste, la situation est pire : il y fait froid, il n’y a pas d’accès à l’eau potable, elle est située trop loin de la ville pour les visites…  »

Quelles sont les conséquences d’un système carcéral à ce point défaillant ?  » Je le perçois comme un mécanisme de gestion des inégalités, répond Arnaud Dandoy. Son but est uniquement de se débarrasser de la menace que constituent les plus pauvres aux yeux des élites. Celles-ci ont une peur bleue de ceux qui peuvent porter atteinte au système établi.  »

En chiffres

Quelques chiffres éloquents sur la situation carcérale en Haïti.

80 % des détenus ont entre 20 et 40 ans. 66 % avaient un emploi avant la détention. 86 % en sont à leur première incarcération. 81 % ne reçoivent pas la visite d’un avocat. 3 % ont un avocat. 57 % n’ont pas de contact avec leur famille. 68 % ont au moins un enfant.

« J’ai pensé à me suicider »

Wilda J., 39 ans, libérée le 14 juin 2016 en vertu du principe d’habeas corpus après neuf ans de détention. Elle n’est jamais passée en jugement, son dossier a été perdu.

« Une personne est décédée dans le quartier où j’habitais et une voisine m’a accusée du meurtre. La police m’a arrêtée et jetée en prison. En neuf ans et trois mois, je ne suis jamais passée devant un tribunal, je n’ai jamais vu un juge. Je n’avais pas d’argent pour me payer un avocat. Heureusement, le Bureau des droits humains m’a aidée. J’ai beaucoup pleuré. J’ai parfois pensé à me suicider. Je n’avais personne à appeler, personne à qui demander de l’aide, personne pour me rendre visite. Mes parents sont morts pendant le tremblement de terre du 12 janvier 2010, alors que j’étais déjà en prison.

En prison, on ne te regarde pas comme un être humain. Pour les soins, il y avait un dispensaire avec très peu de médicaments. La nourriture était mauvaise. Si tu as des proches qui t’apportent à manger, tu n’es pas obligée de manger la nourriture de la prison, sinon tu n’as pas le choix. Dans la cellule, on était 35 personnes dans 6 à 8 m2. Sans lit. Le soir, on mettait des petits matelas par terre, on y dormait à quatre, et on les enlevait le matin. Pour pouvoir se retourner la nuit, tout le monde devait le faire en même temps. Il y avait des bêtes qui venaient nous mordre. Il n’y avait pas de toilettes. On avait une petite marmite, dans laquelle on mettait un sachet pour faire nos besoins. On demandait alors un « coup de clé », une ouverture de la cellule pour pouvoir aller jeter le sachet. Parfois, on le recevait, parfois non. Dans ce cas, chacun gardait son sachet avec ses affaires, pendant toute la journée s’il le fallait, jusqu’à l’heure de la douche. Celle-ci avait lieu deux fois par jour : 15 minutes pour toute la cellule, un petit seau par personne pour se laver soi ainsi que ses vêtements. A la fin du temps, les gardiens renversaient les seaux. »

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