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« La Chine est devenue LE rival »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Rencontre entre les présidents américain et chinois en Californie. Le géopolitologue Gérard Chaliand esquisse le nouvel ordre du monde qui résulte de la montée en puissance de Pékin.

A l’occasion de la première visite officielle du président chinois aux Etats-Unis, Xi Jinping doit s’entretenir ces vendredi et samedi avec Barack Obama en Californie. Au centre des discussions, les sujets qui fâchent : les cyberattaques que Washington soupçonne les Chinois de multiplier et le renforcement de la présence militaire américaine en Asie qui inquiète Pékin. Le géopolitologue Gérard Chaliand consacre son dernier ouvrage réalisé avec Michel Jan, spécialiste de la Chine, et intitulé Vers un nouvel ordre du monde (1), aux bouleversements internationaux provoqués par la montée en puissance des pays émergents. Interview

Levif.be : Vous écrivez qu’ « en Irak et en Afghanistan, les Etats-Unis ont entamé de façon sévère le capital dont ils jouissaient en tant que puissance militaire ». N’était-ce pas la volonté délibérée de Barack Obama de se désengager de ces théâtres internationaux pour se consacrer aux vraies priorités, notamment la région Asie/Pacifique ? D’ailleurs, vous écrivez aussi que les Etats-Unis « ont perdu une décennie dans la « guerre globale contre le terrorisme » ».

Gérard Chaliand : Barack Obama a voulu se désengager de l’Irak parce qu’il était opposé en 2003 à cette « guerre de choix ». Par contre, il a mis l’accent sur le conflit en Afghanistan en envoyant des renforts avec l’espoir de pouvoir y ramener un certain ordre. Las, il s’est heurté à cette réalité incontournable qui veut que le centre de gravité d’un conflit, qui, hier, se cristallisait autour des forces armées de l’adversaire, se situe désormais dans les opinions publiques qui ne peuvent plus encaisser de pertes de militaires professionnels au combat dans une guerre d’usure.

Avec la guerre d’Afghanistan qui se termine l’année prochaine, nous assistons à la dernière opération d’envergure d’origine occidentale avec énormément de troupes. Tout ce qui se passera à l’avenir résidera dans de petites opérations avec des forces spéciales, comme l’ont fait les Français au Mali, avec une couverture aérienne importante, des drones et dans des zones sous-peuplées, là où l’adversaire ne dispose pas d’une base de masse.

Barack Obama a pris acte de la nouvelle réalité mondiale. En 1979, elle paraissait tout à fait opaque. Par rapport à il y a 30 ans, ce qui a changé, c’est que la Chine, suivie par d’autres puissances ré-émergentes comme l’Inde, la Corée du Sud, la Turquie, l’Indonésie, le Brésil, sont sur le marché mondial avec une capacité de compétitivité considérable. Cela n’empêche pas les Etats-Unis d’être les premiers mais cela les oblige à réarticuler leur stratégie en fonction de l’adversaire principal qui est la Chine, la pays ré-émergent le plus puissant qui semble avoir les projets les plus impériaux.

Est-ce là le principal axe de ce « nouvel ordre du monde » ? Oui, c’est la montée de la Chine qui est LE rival.. Contrairement à ce que certains pensent, ne se dessine pas un axe des BRIC’S (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui réorganisait le monde contre l’Occident. Ils ont des intérêts trop contradictoires. L’Inde craint la Chine, le Japon également… En fait, les alliés des Américains sont fort nombreux : Japon, Corée du Sud, Vietnam, Thaïlande, Philippines, Indonésie, Inde… A l’inverse, les Chinois sont relativement isolés. Ils bénéficient d’un appui circonstanciel de la Russie. Mais combien de temps va-t-elle rester du côté de la Chine ? Tant que les Etats-Unis seront les premiers. Lorsque ceux-ci seront moins puissants et que la Chine deviendra trop puissante, les Russes se tourneront forcément vers les Etats-Unis dans la mesure où, en Sibérie, face à 1,3 milliard de Chinois, ils n’ont que 10 millions de Slaves qui peuplent la Sibérie orientale. Il y a un déséquilibre démographique extraordinairement important.

Il faut insister sur ce déséquilibre démographique à l’échelle mondiale. Au XIXe siècle, l’hémisphère nord représentait pratiquement un tiers de la population mondiale. Aujourd’hui, il n’en représente plus que 12 %. L’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine ont eu une croissance démographique considérable. Hier encore, cela n’avait que très peu d’importance parce qu’ils étaient nombreux et pauvres. Aujourd’hui, ils sont nombreux et beaucoup d’entre eux sont performants. Ils concurrencent en matières de compétitivité ce que nous étions les seuls, nous et les Japonais, à pouvoir manufacturer. Ils le font aussi bien et ils le font moins cher.

Les dirigeants politiques européens sont-ils conscients de ces bouleversements ?

Ils le savent. Certains en ont même tiré les leçons. Les Allemands, par exemple. Gerhard Schroeder, il y a une quinzaine d’années, a perçu qu’il était temps de faire les réformes qui coûtent. Il n’a pas été réélu. Les Français, de gauche comme de droite, n’ont rien fait de véritablement décisif pour modifier la donne. On a vécu au-dessus de nos moyens comme bien d’autres dans le sud de l’Europe, les Espagnols, les Italiens, les Grecs, les Portugais… Maintenant, on se retrouve le dos au mur avec une crise sévère de l’euro et une Europe du Nord qui ne se débrouille pas trop mal. Ce sont plutôt des protestants… C’est un constat.

La talon d’Achille de la Chine n’est-il pas la faiblesse de sa diplomatie et le fait qu’elle ne parvient pas à « se faire aimer » ?

Elle a deux talons d’Achille. Le premier, c’est elle-même. Comment gérer 1,3 milliard d’habitants dans le cadre d’un régime qui tient absolument à garder le contrôle du parti. Ce qui compte aujourd’hui, c’est tenir le pouvoir et accélérer la croissance. Cela génère, d’un point de vue social, des tensions considérables. Le nouveau président Xi Jinping est en train de vendre le rêve chinois : « Nous allons devenir de plus en plus puissants ; nous allons recouvrer notre statut du XVIIIe siècle… » Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’ils vont avoir des problèmes avec le vieillissement de la population et les tensions sociales.

Quant au « soft power », le pouvoir feutré, celui de la Chine est à peu près nul. Aujourd’hui, le soft power est américain. C’est eux qui donnent le ton du point de vue vestimentaire, cinématographique, en termes de valeurs, bonnes ou mauvaises…

Vous parlez de la Russie comme d’un pays en reconstruction. Vingt-cinq ans après la chute de l’URSS, la maturation n’est-elle pas trop longue ?

Dans les années 90, les Russes ont subi une régression fantastique. Quand la guerre froide a pris fin, les Américains ont arrêté l’endiguement et ils ont pratiqué le refoulement. Sans le dire, on a repoussé tant que faire se peut l’ex-URSS aux frontières de la Russie,. En ont résulté les problèmes avec la Géorgie, avec l’Ukraine. S’en est suivie l’extension de l’Union européenne dans les Pays baltes, en Bulgarie, en Roumanie et l’adhésion à l’OTAN de tous ceux qui étaient membres du Pacte de Varsovie, ce qui n’était pas prévu par M. Gorbatchev. Les Russes ont connu une crise économique extraordinaire, provoquée en partie par les conseils du FMI. Quand Vladimir Poutine a repris les choses en main, il a décidé que les hydrocarbures allaient être contrôlés par le pouvoir et plus par les oligarques. A partir de là, il a amélioré la situation de manière indiscutable pendant son premier mandat. Il a été populaire. Il l’est moins aujourd’hui dans les couches urbaines qui aspirent à davantage de démocratie. Mais dans l’ensemble, la Russie d’aujourd’hui n’est pas un pays émergent. Grande puissance hier, c’est aujourd’hui une puissance régionale qui compte. On voit le poids qu’elle a dans la crise syrienne. Malheureusement pour eux, ils comptent trop sur les seuls hydrocarbures. Ils ne manufacturent pratiquement rien. Ils ne travaillent pas comme les Chinois. Et leur démographie régresse notamment à cause de l’alcoolisme.

(1) Seuil, 320 p.

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