Quadragénaire fluet au crâne rasé et au visage peu expressif, l'historien devenu prophète est un vulgarisateur hors pair. © Li Sanxian/BELGAIMAGE

La brève histoire du phénomène Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Obscur historien médiéviste devenu star planétaire, l’auteur de Sapiens débarque en Belgique.

Hors norme, la soirée du 27 janvier au Lotto Arena d’Anvers. Cette salle de plus de 8 000 places vibre d’ordinaire aux sons de groupes rock et heavy metal, d’opéras et orchestres symphoniques, de grosses productions type Cirque du soleil ou Disney on ice. Rien de tel lundi prochain, de 20 à 22 heures : sur scène, un historien philosophe, quadragénaire fluet au crâne rasé, au visage peu expressif, orateur dénué d’humour, mais vulgarisateur habile. Né en 1976 près d’Haïfa (nord d’Israël) de parents juifs libanais, Yuval Noah Harari était encore, il y a dix ans, un obscur universitaire, spécialiste de l’histoire militaire médiévale. Professeur d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem, diplômé d’Oxford, il est devenu, grâce au succès mondial de Sapiens, une brève histoire de l’humanité (Albin Michel) et à ses autres best-sellers, l’un des penseurs les plus influents de notre époque, qualifié de  » gourou planétaire « . Le nouveau mensuel Newsweek België, organisateur du Harari show anversois, présente l’écrivain comme une  » rock star intellectuelle « .

Les organisateurs du Harari Show Anversois voient en lui une u0022 rock star intellectuelle u0022.

 » C’est un honneur pour la Belgique de le recevoir, estime Birgit Hubloux, cofondatrice d’Oona, l’agence qui gère l’événement. Harari ne donnera que trois conférences cette année, à Anvers, en Finlande et au Brésil.  » L’historien a facturé sa prestation belge plusieurs centaines de milliers d’euros. Un cachet qui le classe parmi les célébrités internationales les plus grassement rémunérées pour leurs interventions, aux côtés des anciens locataires de la Maison-Blanche Bill Clinton et Barack Obama.

De Yuval Noah Harari, on sait qu’il pratique depuis une vingtaine d’années la méditation Vipassana, technique bouddhiste indienne. Il y consacre une heure le matin, une heure en fin de journée, et s’offre chaque année une retraite d’un ou deux mois.  » La méditation me donne la capacité de faire la différence entre la réalité et la fiction, base de mon travail scientifique « , confie-t-il. Indigné par la cruauté envers les animaux dans l’industrie de la viande, il est devenu végan, mais précise ne pas être  » puriste « . L’écrivain répète à l’envi que le sucre tue beaucoup plus que les guerres et le terrorisme. Harari voyage énormément, est sollicité par les médias du monde entier, a un agenda de Premier ministre, mais ne possède pas de smartphone :  » Les gens vraiment importants n’en ont pas, assure-t-il au Monde. Il en faut un quand on travaille pour quelqu’un.  » L’auteur vit dans une coopérative agricole avec son mari et manager Itzik Yahav, épousé au Canada, le mariage homosexuel n’étant pas reconnu en Israël.

Prédictions flippantes

Phénomène d’édition mondial, Sapiens est sorti en hébreu en 2011, a été publié en anglais en 2014 et en français en 2015. En Belgique francophone, cet ouvrage érudit, clair et provocateur, qui mêle science et histoire pour raconter comment notre espèce a réussi à dominer la planète, se maintient depuis plusieurs années dans la liste des meilleures ventes d’essais (cent quarante-trois semaines de présence dans le palmarès des librairies publié par Le Vif/L’Express). Sapiens a retrouvé les sommets du classement après la sortie des deux derniers ouvrages d’Harari, Homo deus, une brève histoire de l’avenir (2017), et 21 leçons pour le xxie siècle (2018).

Sa conférence d’Anvers a pour titre : The Future of Sapiens. Un thème attractif en ces temps d’inquiétudes et de prévisions alarmantes sur l’avenir de l’humanité. Après la projection d’un film de présentation et son discours, Harari répondra aux questions de deux journalistes flamandes. Comme dans ses livres et ses précédentes conférences données à travers le monde, le techno-prophète sonnera l’alarme à propos de l’intelligence artificielle qui risque, selon lui, de  » décider pour le citoyen de sa santé, de son vote, voire de son mariage « . Les algorithmes et le big data permettront, prédit-il, de  » pirater des êtres humains et de les manipuler « . La bioingénierie pourrait conduire une élite de cyberhumains  » augmentés  » à asservir une humanité surnuméraire. Flippant, le Cassandre !

C’est précisément pour cette  » réflexion critique sur les évolutions technologiques  » que le philosophe sera fait docteur honoris causa de la VUB ce 27 janvier, en prélude à sa conférence d’Anvers. Commentaire de la rectrice Caroline Pauwels :  » Seuls des citoyens bien informés et critiques pourront inciter les décideurs à faire avancer ces évolutions dans la bonne direction.  » Les sombres avertissements de Harari ont interpellé Emmanuel Macron et Angela Merkel, qui se sont entretenus avec l’historien futurologue. De l’autre côté de l’Atlantique, le maître à penser a un fan club tout aussi huppé. Barack Obama, Mark Zuckerberg (Facebook), ou encore Bill Gates (Microsoft) ont recommandé la lecture de Sapiens.

« Monument de bêtise »

Le succès planétaire du  » plus grand penseur du xxie siècle  » n’empêche pas les critiques. Des historiens spécialistes d’une période donnée sont agacés par l’approche globale et les  » conclusions péremptoires  » de Sapiens, livre d’histoire populaire parce que, selon eux,  » superficiel « . L’historien Patrice Gueniffey, spécialiste de la Révolution française et de Napoléon, qualifie Sapiens de  » monument de bêtise « . La démarche néglige  » l’étude du particulier  » et est prétentieuse, estime-t-il. Le philosophe Luc Ferry assure que l’intelligence artificielle, loin d’anéantir le libre arbitre de l’individu comme le pense Harari,  » rendra d’immenses services à l’humanité « , notamment dans la lutte contre le cancer. Des penseurs de la gauche marxiste, eux, jugent Harari trop complaisant à l’égard du capitalisme qui, écrit-il, a  » réduit la violence humaine et accru la tolérance et la coopération « .

Le prêtre chroniqueur Eric de Beukelaer trouve que le  » regard strictement matérialiste  » de l’auteur athée de Sapiens limite son analyse. Le vicaire épiscopal de Liège se dit disposé à admettre la théorie hararienne selon laquelle les mythes fondateurs et la religion ont permis à nos ancêtres de créer les villes, les nations et l’ordre politique, mais il regrette que  » jamais n’est abordée la question du sens de pareille évolution « , alors que l’Homo Sapiens s’est  » posé des questions de sens  » ( La Libre). L’économiste Bruno Colmant reproche à l’écrivain de réduire les scénarios d’avenir à  » la montée en force du mythe transhumaniste californien et d’effleurer à peine l’évolution catastrophique du rapport démographie/ressources  » ( L’Echo). L’astrophysicien humaniste Hubert Reeves, lui, ne partage pas le pessimisme de Harari, qui prédit la victoire des robots sur l’homme. Les thèses de l’historien du passé et du futur ne font pas l’unanimité, mais elles ont le mérite de susciter le débat.

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