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« L’ONU reste indispensable, malgré la menace qui pèse sur le multilatéralisme »

Olivia Lepropre
Olivia Lepropre Journaliste au Vif

L’ONU a 75 ans. Outre une assemblée virtuelle, coronavirus oblige, les rivalités entre les Etats de l’organisation viennent gâcher ce qui devait être la fête du multilatéralisme. Une organisation comme l’ONU a-t-elle encore sa place dans le monde actuel ? Entretien avec Pascal Boniface, géopolitologue français et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

L’ONU célèbre son 75e anniversaire dans un contexte particulier lié au coronavirus. Mais outre la situation sanitaire, le coeur n’est pas à la fête : « Le multilatéralisme n’est pas une option, mais une nécessité », indiquait l’organisation en prélude à sa semaine annuelle de discours – virtuels – de dirigeants. Depuis le début de l’année, face à la pandémie, les pays ont agi principalement de manière individuelle, avec des confinements et des fermetures de frontières, sans réelle concertation ou coopération. Quel est l’avenir de l’ONU, alors que l’organisation est de plus en plus paralysée par une rivalité sino-américaine et des antagonismes qui vont jusqu’à opposer Washington à ses alliés européens, comme dans le dossier iranien?

Est-ce qu’une organisation comme l’ONU a encore, 75 ans après sa création, sa place dans le monde d’aujourd’hui ? A-t-elle encore du sens ?

Pascal Boniface (IRIS) : On critique beaucoup l’ONU, mais elle met beaucoup d’huile dans les rouages de la vie internationale. Elle est plus indispensable que jamais, parce que la crise du coronavirus est venue rappeler que, dans un monde globalisé, il y avait une solidarité obligatoire si on voulait éviter le pire. Dans le même temps, jamais le multilatéralisme n’a été autant en crise que cette année.

Le fait que la session générale se passe en vidéoconférence n’aide pas et les tensions sont vives. Il y a une remise en cause générale du multilatéralisme, notamment de la part du pays le plus puissant : les Etats-Unis. Le discours de Donald Trump l’a bien montré. Et son attaque provoque également un raidissement de la Chine sur le même plan.

L’ONU est indispensable, elle reste le cadre qui permet des négociations, mais en même temps de nombreux Etats sont de plus en plus tentés par des politiques teintées d’unilatéralisme.

Peut-on considérer son action comme efficace et pertinente ?

Par rapport aux objectifs de l’ONU d’assurer la paix, la protection des libertés et le développement économique, on voit que la jauge n’est pas pleine. Il y a encore de nombreux conflits qui sont mal éteints, le développement économique reste inégal et l’état de protection des libertés n’est pas total. Mais les choses se sont améliorées par rapport à il y a 30 ans : moins de conflits, plus de développement, moins de restrictions de liberté.

Ce n’est pas tellement l’ONU en tant que telle qui est coupable, mais les puissances qui la composent et notamment les membres permanents du Conseil de Sécurité. On peut faire référence aux trois d’entre eux qui utilisent le plus souvent le droit de véto : les Etats-Unis, la Russie et la Chine. Ils protègent leurs alliés, notamment Israël pour les Etats-Unis et la Syrie pour la Russie, pour empêcher de vrais progrès. L’ONU est donc incapable de résoudre la question israélo-palestienne et la question syrienne. On arrive à ce type de situation quand les principaux membres permanents n’arrivent pas à se mettre d’accord.

Le bon fonctionnement e l’ONU est donc entravé par le nationalisme toujours plus grand de certains pays et des conflits inter-Etats, comme celui entre la Chine et les Etats-Unis actuellement ?

Bien sûr. Avant, c’était la rivalité soviéto-américaine qui était facteur de blocage, aujourd’hui on a la rivalité sino-américaine.

On a bâti l’ONU sur les modèles d’une entente entre les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, sur le fait que les alliés resteraient unis. Ils sont restés divisés par la Guerre froide et le conflit est-ouest a empêché l’ONU d’être complètement efficiente. Après la Guerre froide, il y a eu l’espoir du fameux « nouvel ordre mondial », mais très vite les Etats-Unis ont pensé qu’il était préférable d’apparaitre comme vainqueur de la Guerre froide que comme bâtisseur de ce nouvel ordre mondial. Ils ont voulu imposer leur loi, d’où la distance avec la Russie. Ils pensaient qu’ils n’auraient plus de rivaux à leur mesure, mais ils n’avaient pas envisagé à l’époque la montée en puissance de la Chine.

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Quand on pense à l’ONU, on pense à l’assemblée générale de ses membres, mais l’organisation joue aussi un rôle de terrain, en finançant des programmes sanitaires, humanitaires, de résolutions de conflits… est-ce que ce n’est pas cela finalement son impact le plus concret ?

Effectivement. Il y a tout ce travail de médiation : il y a plein de conflits qui ont été stoppés grâce à l’ONU. Mais on peut aussi prendre en compte tous ceux qui n’ont pas été déclenchés parce que l’ONU existe, parce qu’elle a permis la prévention. Ce n’est pas visible, mais cela fait partie de tout ce travail de maintien de la paix. Si l’ONU n’existait pas, la situation serait bien pire. L’assemblée générale est virtuelle cette année, mais généralement elle est le lieu de contacts informels, de négociations discrètes qui permettent de mettre du liant.

En dehors du Conseil de Sécurité, il y a des instances de l’ONU qui font leur travail. L’OMS a été mise en cause pendant la crise du Covid-19, mais si elle n’avait pas existé, le virus se serait répandu plus fortement et plus rapidement. Ce mois-ci, l’OMS a par exemple pu annoncer l’éradication de la polio en Afrique grâce à sa politique.

Un exemple où l’action de l’ONU sur le terrain, ou dans un dossier international, a été prépondérante ?

Il y a eu des succès. Le démantèlement de l’apartheid, c’est en grande partie le travail de l’ONU. La décolonisation, l’ONU y a aussi joué un rôle majeur.

On peut aussi parler des objectifs de développement durable. Les objectifs fixés en 2000 ont été atteints en 2015 : la réduction de la pauvreté, une meilleure scolarisation des enfants et notamment des filles… Cela a été largement mis en oeuvre et réussi, c’est quelque chose de très concret. C’est l’ONU qui a développé cette stratégie, a donné l’impulsion. Elle a défini un cadre qui a servi de réussite.

Selon vous, quel avenir peut-on entrevoir dans le monde d’aujourd’hui pour le multilatéralisme ?

Il faut y travailler sans cesse. Il n’y a pas vraiment d’alternative au multilatéralisme dans un monde globalisé. Tous les grands défis de l’humanité sont globaux, donc on sait que la réponse ne peut être donnée que par des solutions multilatérales. C’est également le cas, par exemple, de la lutte contre le réchauffement climatique, et de celle contre les pandémies. C’est par un travail collectif que l’on pourra y parvenir, mais il y a encore trop de pays qui n’ont pas cette conception. Ils pensent qu’ils peuvent s’extraire de la règle collective, ou qu’ils peuvent imposer leurs règles nationales au niveau collectif.

Pascal Boniface est directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’études européennes de l’université de Paris VIII. Il a écrit de nombreux ouvrages sur les questions géopolitiques et vient de publier « L’Atlas géopolitique du monde global » (Ed. Armand Colin) avec Hubert Védrine.

Pascal Boniface
Pascal Boniface© Martin Bureau/Belgaimage

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