Pour reconquérir le pouvoir, l'ex-président, Ali Abdallah Saleh, s'est allié aux houthistes, qu'il avait lui-même réprimés, explique François Burgat. © M. AL-SAYAGHI/REUTERS

« L’intervention saoudienne au Yémen, un remède pire que le mal »

L’intensification récente des combats au Yémen a contraint Médecins sans frontières d’évacuer une partie de son personnel. L’universitaire François Burgat analyse les ressorts d’une guerre reléguée dans l’ombre par le conflit syrien.

Voilà des lustres que l' » Arabie heureuse  » a cessé de l’être. Péniblement réunifié en 1990, sur fond de naufrage du bloc soviétique, le Yémen, pays le plus démuni de la région, a replongé à la mi-mars 2015 dans une guerre dévastatrice ; on recense depuis lors 6 600 morts, 33 000 blessés et près de 3 millions de déplacés. Autre chiffre éloquent : la survie de 80 % de la population, estimée à 24 millions d’âmes, dépend d’une assistance humanitaire pour le moins aléatoire.

Les princes saoudiens rêvent moins d’exporter le wahhabisme que de préserver à tout prix leur trône »

Eclipsé par le drame syrien, le conflit oppose les rebelles houthistes – des musulmans chiites de rite zaydite pour la plupart -, alliés aux officiers et soldats restés fidèles au chef de l’Etat déchu Ali Abdallah Saleh, aux troupes  » loyalistes  » du président Abd Rabbo Mansour Hadi, un temps exilé en Arabie saoudite. Adoubé par la communauté internationale, celui-ci bénéficie du soutien massif, aérien et terrestre, d’une  » coalition arabe  » sous commandement saoudien. Coalition épaulée par les Etats-Unis et qui combat par ailleurs les djihadistes d’Al-Qaeda dans la péninsule arabique (Aqpa), actifs dans le Sud en dépit de revers récents, ainsi que ceux de l’Etat islamique, ou Daech.

Après une accalmie précaire, les raids et les combats se sont nettement intensifiés le 9 août, trois jours après l’échec au Koweït d’une troisième session de pourparlers de paix interyéménites parrainés par l’ONU et au lendemain de l’installation par les insurgés nordistes, maîtres de la capitale Sanaa, d’un  » Conseil supérieur  » de gouvernement. Près de six mois après avoir décrété  » la fin des grandes opérations militaires « , Riyad, qui accuse son ennemi iranien de téléguider la rébellion, semble pris au piège de l’escalade et voit son image ternie par de terribles bavures. Le 18 août, l’ONG Médecins sans frontières a ainsi décidé d’évacuer son personnel de six hôpitaux de la partie septentrionale du pays, après que celui d’Abs, dans la province de Hajja, a été frappé par un bombardement meurtrier (19 civils tués). Retrait justifié, mais d’autant plus désolant que le système de santé, sapé par les pénuries d’eau potable, d’électricité et de médicaments, est à l’agonie.

Politologue, directeur de recherche à l’Iremam, l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, à Aix-en-Provence, François Burgat connaît intimement le Yémen, notamment pour avoir dirigé de 1997 à 2003 le Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa. Expert mondialement reconnu de l’islam radical, il éclaire ici les ressorts profonds et les enjeux d’une guerre appelée à durer.

Faut-il voir dans le conflit yéménite l’un des épisodes du  » printemps arabe  » déclenché en 2011, ou ses spécificités en font-elles un cas à part ?

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Malgré sa complexité, ce conflit peut bel et bien être corrélé à la séquence des printemps arabes, bien davantage qu’au registre des luttes idéologiques ou religieuses. Il s’inscrit dans le cadre de l’offensive contre-révolutionnaire dont toutes ces mobilisations  » printanières « , de la Tunisie à la Syrie, ont été la cible. Au Yémen comme ailleurs, les allégeances sectaires ont envenimé les différends politiques bien plus qu’elles ne les ont créés. La filiation chiite des houthistes a longtemps contribué à masquer la nature banalement  » réactionnaire  » d’une guerre qui doit plus au très universel appétit de pouvoir du président sortant – mais jamais vraiment sorti – Ali Abdallah Saleh qu’à son appartenance confessionnelle ou à celle des autres forces en présence.

Quoique évincé dès février 2012, Saleh apparaît donc selon vous comme l’acteur central de cette tragédie…

En février 2016, à Sanaa, ce citadin dont la maison vient d'être dévastée par un raid de la coalition sous commandement saoudien réclame de l'aide
En février 2016, à Sanaa, ce citadin dont la maison vient d’être dévastée par un raid de la coalition sous commandement saoudien réclame de l’aide© M. AL-SAYAGHI/REUTERS

Sous la pression de la rue comme de la quasi-totalité de ses homologues du Conseil de coopération du Golfe, et après le lâchage d’une partie de son armée, ce leader au long cours, aux commandes depuis 1978, avait dû céder la présidence à son pâle second Abd Rabbo Mansour Hadi. Mais il était demeuré le patron en titre du Congrès général du peuple, le parti au pouvoir, mais aussi le chef de facto de pans entiers des forces armées et, last but not least, le détenteur d’un trésor de guerre estimé à plus de 32 milliards de dollars (soit 28 milliards d’euros). Pour reprendre la main, le dictateur déchu, lui-même zaydite, n’a pas hésité à s’allier à ces houthistes, laissés-pour-compte d’un printemps dont ils avaient été partie prenante, et qu’il connaissait bien pour les avoir criminalisés et violemment réprimés lorsqu’il exerçait le pouvoir… Saleh s’est en quelque sorte caché dans le cheval de Troie de la révolte houthiste et a interrompu par les armes un processus de réforme constitutionnelle qui avait vocation à fonder un projet fédéraliste. Même si le remède militaire infligé depuis mars 2015 par Riyad s’est vite révélé pire que le mal, les Saoudiens peuvent en théorie se prévaloir ainsi du rétablissement de l’ordre constitutionnel pour légitimer leur intervention.

Le pays paie-t-il aussi les arriérés de son histoire tourmentée ?

Sans surprise, la crise a fait resurgir tous les vieux clivages de cette Arabia autrefois felix. La fracture, essentiellement clientéliste, entre partisans et adversaires du nouveau régime a pris ici et là des accents régionalistes. Au sein de l’ex-Yémen du Nord d’abord, entre Sanaa et les provinces septentrionales mal-aimées, défaites dans les années 1960 lors de la révolution républicaine qui mit fin au règne de l’imam zaydite. Entre les anciens Yémen du Nord et Yémen du Sud ensuite, mal remis de la guerre éclair qui avait scellé la réunification volontariste de 1990. Les divergences ont alors pris une tonalité sectaire, le long d’une ligne de faille zaydites-sunnites passant grosso modo au nord de la défunte frontière Nord-Sud.

Sur quels atouts le président Hadi peut-il miser ?

Hormis dans le Sud, dont il est originaire et où la lutte contre la  » mafia de Saleh  » demeure particulièrement populaire, il ne dispose que d’une faible légitimité nationale. Son aura est en fait étroitement liée à l’intervention – à double tranchant – de ses sponsors saoudiens. S’il est clair que Saleh figurera dans le paysage de sortie de crise, le rôle dévolu à son challenger ne sera nullement central.

La nébuleuse djihadiste tire-t-elle profit du chaos yéménite ?

Le président Abd Rabbo Mansour Hadi, en place depuis février 2012,
Le président Abd Rabbo Mansour Hadi, en place depuis février 2012, « ne dispose que d’une faible légitimité nationale » et son assise dépend de « ses sponsors saoudiens ».© A. AL-QADRY/AFP

Peu homogène, le camp Hadi est aussi en butte aux groupes sunnites radicaux, Al-Qaeda d’abord, son challenger Daech ensuite. Ces entités, qui font en quelque sorte  » révolution à part « , ont peu de chances de faire partie d’un processus négocié. Les radicaux sunnites, implantés de longue date dans le pays, ont d’abord incarné l’hostilité à l’influence soviétique sur l’ex-Yémen du Sud  » socialiste « . Al-Qaeda devra ensuite son essor à la campagne répressive imposée par Washington à son allié yéménite ou mise en oeuvre très directement – 2 000 exécutions par drones – en représailles à l’assaut lancé en octobre 2000 contre le destroyer USS Cole, bâtiment de la flotte engagée dans le meurtrier embargo de l’Irak. Al-Qaeda comme Daech luttent aujourd’hui autant sinon plus contre le régime soutenu militairement par une coalition internationale  » sunnite  » que contre les houthistes  » chiites « . Le Yémen illustre une règle valable partout ailleurs : l’ancrage social des mouvances radicales ne quitte la périphérie des sociétés pour gagner leur centre qu’à l’aune des carences des institutions en place à représenter des segments significatifs de la population. La crise a donc renforcé considérablement l’attraction que ces mouvances exercent sur les exclus et déçus de toute sorte.

Quel est pour la monarchie des Saoud l’enjeu de ce conflit ?

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Là encore, la stratégie de l’Arabie saoudite n’est pas aussi idéologique et religieuse qu’on tend à le penser. Les princes saoudiens rêvent moins d’exporter le wahhabisme que de préserver à tout prix leur trône. En dehors de l’hypothèse, à ce jour peu probable, d’une guerre totale avec l’Iran, ceux qui menacent directement la monarchie ne sont donc pas des chiites, mais des sunnites, qu’ils soient radicaux, à l’image de Daech, ou, pire encore pour le régime, modérés, tels les Frères musulmans. Certes, l’entrée en guerre, tardive, du royaume contre les houthistes vise à redorer son blason de gardien des lieux saints de l’islam. Mais, à mes yeux, l’opération obéit avant tout à un impératif interne : faire oublier une compromission très coûteuse politiquement, qui a conduit, au sein de la coalition anti-Daech, les wahhabites saoudiens à oeuvrer au côté de l’ennemi chiite iranien.

Comment mesurer le coût humain de la guerre en cours ?

Dans un pays que sa pauvreté extrême classe au 154e rang mondial, ce conflit a mis en oeuvre plusieurs modes de destruction : des combats au sol à l’arme lourde, des blindés et des missiles, y compris de vieux scuds balistiques de l’ère soviétique. Il s’appuie en outre sur une campagne aérienne où sont engagés plus de 180 avions de combat de six pays, avec le concours technologique et logistique des Etats-Unis, mais aussi de la France. Les frappes ont détruit des sites patrimoniaux de grande valeur et, plus encore, des infrastructures vitales quant aux besoins les plus élémentaires de la population. Enfin, l’embargo aérien et maritime destiné à asphyxier les rebelles a en réalité un impact ravageur sur l’approvisionnement des civils.

L’échec des pourparlers koweïtiens, officiellement suspendus jusqu’en septembre, vous semble-t-il irréversible ?

Avec ou sans l’ONU, les négociations ont été à ce jour assez systématiquement sabotées par les Saoudiens et leurs sponsors occidentaux. Tant qu’elle croyait à une victoire militaire décisive, la coalition a placé la barre de ses exigences – restitution par les houthistes de la totalité des territoires conquis et des armements lourds saisis dans les arsenaux de l’Etat – à un niveau qu’elle savait inacceptable au regard de l’ampleur des victoires militaires du camp adverse. Le dernier round, ouvert en avril sous l’égide du Koweït, n’a donc de chance d’aboutir que dans la mesure où Riyad et ses alliés renoncent à l’illusion d’un triomphe par les armes.

Entretien : Vincent Hugeux

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