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L’Asie, nouvelle terre de terrorisme pour l’EI ?

Muriel Lefevre

Les attentats sanglants du Sri Lanka ont mis à jour une radicalisation, passée jusque-là relativement inaperçue, d’une partie de la population musulmane de l’île. Celle-ci est tombée dans les filets tentaculaires de l’EI. Le Monde cherche à savoir pourquoi l’Asie est devenue la nouvelle cible du groupe terroriste.

Les attentats du dimanche de Pâques au Sri Lanka lors ont fait 253 morts. Si les autorités sri-lankaises poursuivent la traque de l’organisation Etat islamique (EI), le pays semble comme abasourdi par l’ampleur de sa présence, à travers de nombreuses structures souterraines, dans le pays. L’Asie semble, en effet, être un nouveau territoire à conquérir pour les terroristes et les actions meurtrières s’y multiplient.

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L’islam est très minoritaire au Sri Lanka (environ 10%) et c’est donc très discrètement que les groupes extrémistes se sont développés. Des responsables religieux soufis (dont les sanctuaires avaient déjà fait l’objet d’attaque, car considéré comme hérétiques par les extrémistes) avaient pourtant, il y a des années, donné l’alarme. Ils prévenaient d’une intolérance religieuse de plus en plus extrême parmi la communauté musulmane. Ils connaissaient et craignaient le groupe islamiste National Thowheeth Jama’ath et avaient pointé du doigt Zahran Hashim, visage des attentats djihadistes de Pâques au Sri Lanka. Des avertissements qui resteront malheureusement sans réponses.

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Le fantôme du chef jihadiste Zahran Hashim

Plusieurs années avant les attentats sanglants, Hashim suscitait déjà l’inquiétude dans sa paisible ville côtière de Kattankudy. Le chef du groupe islamiste National Thowheeth Jama’ath, mouvement djihadiste local accusé par Colombo d’avoir perpétré les attentats, est mort en menant l’attaque suicide contre l’hôtel Shangri-La à Colombo. Il était âgé d’une quarantaine d’années et originaire de la région orientale de Batticaloa. Le prêcheur radical barbu au visage rond figure en position centrale dans la vidéo de revendication des attaques publiées par l’organisation jihadiste État islamique (EI). On l’y voit mener sept autres hommes aux visages dissimulés par des foulards noirs prêter allégeance au chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi. Les premiers signes de sa radicalisation remontent à l’adolescence lorsqu’il est expulsé de l’école coranique. « C’était la première fois qu’un étudiant était expulsé pour son intégrisme », se remémore Mohammed Buhary, pour Le Monde, l’un des responsables du séminaire Jamiathul Falah. Quelques années plus tard, il est revenu à Kattankudy, a formé le NTJ, aux alentours de 2014, et s’est associé à d’anciens camarades de classe pour construire une mosquée où il pouvait prêcher et partager ses sermons incendiaires.

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Le prêcheur a attiré l’attention de la police il y a trois ans lorsqu’il a brandi une épée durant des heurts avec une autre organisation musulmane, raconte le responsable de mosquée. Mais alors que l’étau se refermait sur lui, il a pris le maquis avec des partisans dans ce qui semble être une faction dissidente du NTJ. D’après Hilmy Ahamed, vice-président du Conseil musulman du Sri Lanka, Hashim avait déplacé sa base dans le sud de l’Inde voisine. Peu avant les attaques de Pâques, l’Inde avait transmis des renseignements précis au Sri Lanka sur le risque d’attentats suicides, après avoir mis la main lors de raids sur des contenus « menaçants » liés à l’EI. D’après la presse indienne, Zahran Hashim figurait sur des vidéos découvertes par New Delhi. Un responsable de mosquée confie de façon anonyme à l’AFP : « La police a fait une grosse erreur. S’ils l’avaient arrêté dès le début, ils auraient pu empêcher ça. Tout ceci aurait pu être évité. »

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La menace de l’islamisme radical occulté par la division ethnique entre Tamouls et Cinghalais

Depuis des années, le Sri Lanka pensait surtout être confronté à la montée de l’extrémisme bouddhiste (religion majoritaire au Sri Lanka) et aux nombreux soubresauts de la guerre civile entre l’armée et la minorité tamoule. Une guerre qui aura duré trente ans, jusqu’en 2009. Autant d’éléments qui vont monopoliser l’attention des services de renseignements et des autorités politiques et ainsi permettre à l’extrémisme musulman de rester des décennies sous les radars. Car leur présence n’est pas neuve. « La libéralisation économique et l’émergence d’une diaspora dans les pays du Golfe au début des années 1970 a introduit sur l’île un mouvement islamique fondamentaliste qui s’est attaché à »purifier » la pratique religieuse de toute influence extérieure « , explique pourtant Gehan Gunatilleke dans Le Monde.

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« De nombreux groupes d’influence wahhabite se sont créés au cours des dernières années. Ils sont en compétition les uns avec les autres pour recevoir des financements des pays du Golfe. Or, plus ils se radicalisaient, plus ils avaient une chance de recevoir de l’argent », précise-t-il encore. « Le groupe islamique Sri Lanka Tawheed Jamaath (SLTJ), avec ses 70 branches dans le pays, et qui a notamment a donné naissance au NTJ, est la plus puissante organisation d’inspiration wahhabite du pays et entretient des liens étroits avec l’Arabie saoudite » dit encore Le Monde.

Qu’un début ?

L’EI a, pour sa part, revendiqué les attentats du dimanche de Pâques via son agence de propagande Amaq. Il s’agit donc de l’opération à l’étranger (hors Syrie et Irak) la plus meurtrière revendiquée par l’organisation depuis la proclamation en juin 2014 de son « califat », qui s’est effondré en mars après de multiples offensives. Selon Bilveer Singh, chercheur au Centre of Excellence for National Security de la S. Rajaratnam School of International Studies de Singapour, interviewé par Le Monde, « on peut s’attendre à voir émerger beaucoup plus de théâtres d’opérations de l’EI ».

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D’autant plus que, depuis le premier jour, l’organisation terroriste « s’est concentrée sur l’Asie du Sud et du Sud-Est, en partie parce que ce groupe est né d’une scission d’Al-Qaida, qui disposait jadis de relais étendus dans la région. Et quand des opportunités se font jour, l’EI en profite. Actuellement, l’EI se concentre sur l’Afrique, l’Asie et, dans une certaine mesure, l’Europe. L’EI a maîtrisé l’art de pousser les gens à attaquer et à mourir. Tant qu’il y a des groupes rapidement disponibles, des griefs et des occasions d’agir, vous trouverez l’EI en action. Nous sommes confrontés à l’EI 2.0 d’après la perte de son califat. Sa propagation se fait par différents modes (propagation directe dans les mosquées ou formation religieuse au Moyen-Orient NDLR), et il est vrai que les investissements des pays du Golfe et les envois de fonds par les travailleurs migrants en font partie. Mais aussi par Internet et des réseaux sociaux. Ce côté  » package du salafisme  » rend difficile le fait d’endiguer cette contagion, d’autant qu’aucun musulman n’admettra que le salafisme est mauvais et que ce n’est pas un type d’islam acceptable », précise Bilveer Singh.

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Philippines et la tentation du djihad

Le Sri Lanka n’est pas le seul pays d’Asie à être gangrené par L’EI. Aux Philippines aussi l’organisation s’immisce dans la plus grande île du pays. Dans le sud des Philippines, des leaders musulmans ont mené une insurrection meurtrière pendant des décennies. Dans les années 1970, des musulmans avaient pris les armes pour demander l’indépendance du sud des Philippines qu’ils considèrent comme leur terre ancestrale. Cette insurrection va faire 150.000 morts. En 2014, le principal groupe rebelle, le Front Moro islamique de libération (Milf), signe un accord de paix avec le gouvernement prévoyant d’octroyer l’autonomie à la minorité musulmane dans certaines parties de la grande île de Mindanao et des îles de l’extrême sud-ouest.

Rodrigo Duterte au centre avec entre autre Al Haj Murad Ebrahim (deuxième personne à partir de la gauche) de Moro Islamic Liberation Front (MILF), Jesus Dureza, secrétaire du processus de paix, Ghazali Jaafar (seconde personne à partir de la droite) , vice-président du MILF en 2017
Rodrigo Duterte au centre avec entre autre Al Haj Murad Ebrahim (deuxième personne à partir de la gauche) de Moro Islamic Liberation Front (MILF), Jesus Dureza, secrétaire du processus de paix, Ghazali Jaafar (seconde personne à partir de la droite) , vice-président du MILF en 2017© Reuters

Les Philippins ont voté, en janvier 2019 et par référendum, la création d’une nouvelle région autonome nommée Bangsamoro. Les dirigeants locaux sont désormais chargés d’y assurer la paix et la prospérité. Murad Ebrahim, le dirigeant de la principale organisation musulmane de ce pays a été nommé aux fonctions de chef du gouvernement local, à titre transitoire. Murad Ebrahim et les membres de son gouvernement occuperont leurs fonctions jusqu’à l’élection d’un parlement régional en mai 2022. Le processus de paix prévoit aussi le désarmement progressif des quelque 10.000 combattants armés du Front Moro.

Le processus de paix, qui a débuté dans les années 1990, n’inclut néanmoins pas toutes les organisations islamistes – dont celles qui ont prêté allégeance au groupe Etat islamique. Celles-ci sont encore très actives dans le sud des Philippines et le Milf les combat aux côtés des forces gouvernementales. Rodrigo Duterte et Murad Ebrahim, le chef du Milf, ont tous deux dit espérer que l’accord permettrait de contrer la montée de l’islamisme. Un espoir qui risque d’être douché par la réalité sur le terrain. En presque quatre siècles, personne n’est encore parvenu à « soumettre les sultanats du sud de l’archipel.

Mindanao
Mindanao © Thinkstock

Et sur l’île de Mindanao, la deuxième île du pays en surface, « la tentation du djihad demeure pour les jeunes poussés par la pauvreté et un sentiment d’injustice à l’égard du pouvoir central de ce pays à forte majorité chrétienne » , peut-on lire dans Le Monde. C’est d’ailleurs sur cette île que l’EI avait voulu établir le siège de son  » califat  » sud-est asiatique, calqué sur les modèles irakien et syrien. Depuis 2014, certains groupes ont été repris sous la franchise EI. De quoi les faire connaître à l’internationale et redonner du souffle, mais aussi convaincre ceux à qui le fait de renoncer aux armes n’avait pas plu.

La bataille de Marawi

D’intenses combats ont eu lieu il y a deux ans, lorsque, au printemps 2017, l’armée va batailler durant cinq mois « pour reprendre la plus grande ville à majorité musulmane des Philippines. » Des groupes philippins ayant prêté allégeance à l’EI, notamment les pirates d’Abou Sayyaf et leur chef Isnilon Totoni Hapilon, l' » émir  » de l’EI en Asie du Sud-Est, avaient uni leurs forces pour s’emparer de la ville de Marawi.

Marawi
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S’instaurent alors une guérilla urbaine et un siège de la ville. Aujourd’hui, si les combats sont finis, le centre de Marawi n’est toujours qu’un tas de ruines et les anciens habitants vivent dans des camps aux alentours. Les belles promesses de reconstruction de Rodrigo Duterte sont restées lettre morte.

Les musulmans du Sud, vite catalogués comme violents et incontrôlables, souffrent de préjugés et de nombreux jeunes ne parviennent pas à s’extraire du marasme ambiant. Le pourrissement de la situation nourrit les frustrations et facilite d’autant la tâche des recruteurs terroristes. Les combattants de L’EI ont les moyens financiers de convaincre grâce aux pillages des banques et des riches de la ville, mais aussi grâce à leurs extorsions et enlèvements de riches Philippins et d’étrangers.

Autant d’éléments qui expliquent une situation explosive. « Si vous écoutez ce que disent les jeunes, si vous lisez ce qu’ils écrivent sur Facebook, vous verrez quel est le sentiment de mon peuple. Ils sont vraiment furieux ! (…) Il est très possible que de cette colère naissent de nouveaux problèmes et de nouveaux groupes combattants », prévient une enseignante en philosophie islamique de Mindanao.

Avec Le Monde et l’AFP

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