En 2019, l'ONU sommait Londres de restituer l'archipel à son ex-colonie dans les six mois. La demande est restée lettre morte. © Belgaimage

L’archipel des Chargos, la lutte d’un peuple qui veut retrouver « sa terre » (récit)

Les membres du Groupe Réfugiés Chagos continuent de se battre pour que le Royaume-Uni les laisse se réinstaller sur leur archipel mauritien dont ils ont été expulsés voici cinquante ans lors de la création de la base américaine de Diego Garcia. Plongée dans ce combat, porté devant la Cour internationale de justice, à la lumière du roman Rivage de la colère, qui conte la vie inspirée de faits réels de Gabriel, jeune Chagossien.

« J’ai enfilé mon costume, ma cravate, épinglé notre drapeau chagossien au revers de la veste. Orange comme le ciel sous lequel nous avons quitté de force Diego ; noir comme la détresse ; turquoise comme le lagon.  »

Caroline Laurent, dans Rivage de la colère (1).

C’est un authentique jeu du chat et de la souris. Et le rongeur n’est pas celui que l’on croit, puisque la moindre action du Groupe Réfugiés Chagos (GRC) est annihilée par le gouvernement britannique. Cour de justice, Chambre des Lords, Cour suprême… : les Chagossiens sont passés par toutes les juridictions nationales pour faire valoir leur droit de réinstallation sur leur archipel. Pourtant, si le gouvernement britannique  » regrette la manière dont les Chagossiens ont été chassés du territoire britannique de l’océan Indien à la fin des années 1960 et au début des années 1970 « , il s’oppose à leur retour sur place. Pour des raisons de faisabilité, de coût pour les contribuables britanniques et parce qu’il  » n’a aucun doute sur sa souveraineté sur l’archipel des Chagos « . Un discours qui permet aux autorités de préserver le bail signé avec les Etats-Unis, qui louent Diego Garcia, une des 55 îles de l’archipel, en tant que base militaire. L’affaire des Chagos, c’est une histoire de décolonisation incomplète, de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de géopolitique internationale qui n’est pas près de trouver d’issue.

 » A partir du moment où il n’y aurait plus d’Ilois, plus de bêtes, plus rien sinon quelques administrés mauriciens, complices, les travaux pourraient commencer. « 

Descendants d’esclaves de Madagascar et du Mozambique, les Chagossiens vivent de la récolte d’huile de coco et de coprah dès leur arrivée sur les îles au xviiie siècle. Sans réel salaire, ils s’en tiennent majoritairement au troc. Et se fichent éperdument de passer sous pavillon britannique à la suite des défaites napoléoniennes. Au début des années 1960 pourtant, le Premier ministre britannique et le président américain concluent un accord pour installer pendant cinquante ans une base militaire au milieu de l’océan Indien. En pleine guerre froide, pour  » défendre les intérêts de l’Occident « , les Etats-Unis réclament une île exempte de tout processus de décolonisation et entièrement vidée de ses habitants. Alors, les Britanniques s’exécutent. Ils paient l’Etat mauricien tout fraîchement indépendant pour exciser l’archipel et ils entament l’expulsion des quelque 2 000  » Tarzans et Vendredis  » (2) qui peuplent Diego Garcia, Peros Banhos et Salomon, les trois îles habitables des Chagos. Plusieurs stratégies se succèdent : encourager les départs volontaires et interdire les retours, stopper l’approvisionnement en nourriture et médicaments et, enfin, employer la force. En 1973, sous la menace des armes, les derniers Chagossiens sont contraints de plier bagage et d’embarquer sur un bateau à destination de Maurice ou des Seychelles.

L'archipel des Chargos, la lutte d'un peuple qui veut retrouver

« La mer au loin avait perdu sa transparence, des ombres gigantesques lui dévoraient le ventre. Nous étions chez nous, mais… Ce chez nous-là n’avait plus grand sens. « 

Les protestations des Chagossiens démarrent dès leurs premiers pas en dehors de chez eux, mais c’est avec la création du Groupe Réfugiés Chagos (GRC) dans les années 1990 que le gouvernement britannique se voit réellement obligé de réagir. En 2016, après plus de vingt ans de lutte judiciaire ponctués par le prolongement de vingt ans du bail signé avec les Etats-Unis, une bourse de 40 millions de livres sterling est créée dans le but  » d’améliorer les conditions de vie des Chagossiens « . Cet argent est censé être investi dans la santé, l’éducation ou la formation, mais GRC affirme qu’il est uniquement utilisé pour organiser des visites ponctuelles de Chagossiens sur l’archipel.  » C’est inacceptable d’être considérés comme des touristes alors que la Cour de Londres nous a reconnus comme propriétaires, estime Olivier Bancoult, le président de GRC. Ce qui nous révolte le plus, c’est que des gens vivent sur ces terres qui nous sont interdites à nous, fils du sol.  » Olivier Bancoult fait référence aux employés de la base de Diego Garcia, mais également aux quelques touristes qui peuvent – moyennant une preuve d’assurance de minimum 100 000 dollars par personne – amarrer un yacht à Salomon et Peros Banhos. Face à ce qu’il considère comme de la discrimination raciale, le président de GRC avance une solution de cohabitation.  » On n’a jamais demandé de fermer la base militaire, mais simplement de pouvoir vivre sur nos terres. Peros Banhos et Salomon sont vides, on peut y habiter !  »

 » Attention, mes enfants, n’exagérez pas « , dit le curé en trinquant avec eux. Quelques notes de tambours s’élevèrent du rivage, attirant les couples près du feu. Le séga allait commencer. « 

La culture est un élément important dans la lutte des Chagossiens. Il y a quelques mois, GRC est parvenu à inscrire le séga tambour sur la Liste du patrimoine immatériel de l’Unesco nécessitant une sauvegarde urgente. L’instrument de percussion, également appelé ravanne, était très populaire lors des rassemblements du samedi aux Chagos. Il accompagnait musiciens et danseurs pour raconter de manière très rythmée des épisodes de la vie quotidienne comme le travail dans les plantations de coprah.  » Il reste environ 400 Chagossiens natifs encore en vie, précise Olivier Bancoult. On veut éviter que notre culture poursuive son déclin tout en la faisant découvrir au monde. Un peuple sans culture est comme un arbre sans racines.  »

Le prosélytisme à travers la culture passe notamment par la promotion de la gastronomie – des plats à base de coco et des boissons faites avec des grains secs – mais aussi par le football. Exilée en Grande-Bretagne, Sabrina Jean a créé l’équipe nationale des Chagos puis l’a menée à la Coupe du monde des nations non reconnues.  » Dès que les garçons ont enfilé le tricot avec l’inscription « Chagos » dans leur dos, beaucoup de gens nous ont posé des questions « , avance-t-elle en se rappelant ces troisièmes mi-temps très politiques.  » Les gens doivent savoir ce qui s’est passé avec nos parents et grands-parents. Ce sont nos origines, nos racines, notre culture, notre histoire.  »

(1) Toutes les citations en italique sont issues du roman Rivage de la colère, de Caroline Laurent, éd. Les Escales, 2020, 256 p.
(1) Toutes les citations en italique sont issues du roman Rivage de la colère, de Caroline Laurent, éd. Les Escales, 2020, 256 p.

« Fumant à la fenêtre de sa chambre, Gabriel imaginait sans mal ce que Diego Garcia deviendrait. Toutes les bases militaires se ressemblent. Certaines sont plus stratégiques que d’autres, c’est tout. « 

De la guerre froide à la guerre commerciale, il n’y a qu’un pas. Depuis les années 1960, les Américains utilisent Diego Garcia pour intervenir facilement dans une bonne partie du globe et contrôler les grandes voies maritimes voisines. Au début du xxie siècle, l’île sert aux campagnes de bombardement en Afghanistan et en Irak et se transforme même en QG de la CIA pour interroger les suspects capturés après les attentats du 11 septembre 2001.  » Diego Garcia est une petite base en matière de soldats, de navires et d’avions déployés sur place, analyse Jean-Loup Samaan, docteur en science politique et professeur au Collège de défense nationale des Emirats arabes unis. Mais c’est aussi un point d’appui logistique très utile sous l’angle géographique parce qu’elle permet un ravitaillement et une transition faciles pour les groupes aéronavals qui passent d’un théâtre à l’autre, que ce soit l’Afghanistan, l’Iran ou l’Asie-Pacifique.  » Les prospectives reposant sur l’évolution de la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis laissent penser que l’importance de Diego Garcia pourrait encore croître dans les prochaines années. Ce qui mettrait d’autant plus le Royaume-Uni entre deux chaises. Selon Jean-Loup Samaan, la situation des Chagos sera donc moins déterminée par les aspects juridiques et les droits des populations locales que par la compétition entre la Chine et les Etats-Unis.

«  Alors continuer. Fixer l’horizon. Seuls les morts ont le droit de dormir. Si tu abandonnes le combat, tu te trahis toi-même. Si tu te trahis toi-même, tu abandonnes les tiens. « 

Février 2019. Saisie par une résolution portée par les Mauriciens et les Chagossiens, la Cour internationale de justice conclut que le Royaume-Uni a  » illicitement  » séparé l’archipel des Chagos de l’île Maurice. Dans la foulée, l’ONU somme Londres de restituer l’archipel à son ancienne colonie dans les six mois. Quand le délai prend fin, à l’automne 2019, la Grande-Bretagne ne s’est pas conformée à la demande.  » Comment se fait-il qu’un pays comme le Royaume-Uni, qui se prétend être le champion des droits humains, ne respecte pas la décision d’une institution dont il est membre ? C’est une honte « , s’insurge Olivier Bancoult.

De Maurice, où il réside, le président de GRC poursuit la lutte. Et se réjouit que la nouvelle carte du monde publiée par l’ONU en mai dernier fasse apparaître l’archipel comme territoire mauricien.  » Personne ne pourra nous empêcher de retourner sur nos terres. Et quand on ira en bateau pour se réinstaller, on verra si les Anglais nous tireront dessus, le monde va savoir. Ce que les Anglais font envers les Chagossiens est un crime contre l’humanité.  » Si, pour les Chagossiens, le combat n’est pas terminé, les Britanniques ont réglé la question depuis bien longtemps.  » Nous avons un engagement […] de céder la souveraineté du territoire à Maurice lorsque [l’archipel] ne sera plus nécessaire à des fins de défense. Nous respecterons cet engagement.  »

(2) Expression utilisée à l’époque dans un câble diplomatique du Foreign Office britannique.

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