Carte blanche

L’Afghanistan a toujours été une terre de régénérescence du djihadisme mondial et le restera (carte blanche)

« Pour le moment, les sympathisants de Daech sont quelques milliers, mais risquent bien de voir leurs rangs gonfler dans les mois à venir, prédit Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques (ULB, UQAM Montréal…). Et l’Afghanistan deviendra ce nouveau sanctuaire mondial de la mort. »

Parmi les nombreuses questions qui se posent depuis la reprise de l’Afghanistan par les Talibans, celle de savoir si le pays peut redevenir un sanctuaire du terrorisme international inquiète la planète entière.

Au-delà de la défaite de l’Occident à pacifier ce nouveau « Talibanistan », de la responsabilité majeure des élites afghanes corrompues depuis vingt ans dans la déliquescence du pouvoir et de l’armée, l’actualité dépasse la simple conjoncture mais s’inscrit bien dans une crise civilisationnelle plus vaste d’une résistance organisée à l’ordre mondial par les marges. Or, les marges combattantes, rejetant l’Occident dominateur depuis deux mille ans, les plus efficaces depuis des années sont bien islamistes. Et l’Afghanistan a une place de choix dans ce combat sans fin et risque de le rester durablement. Car il est une forteresse maintes fois assiégée, dont personne du monde « victorieux » d’aujourd’hui n’est venu à bout.

Rappelons que les vétérans de l’Afghanistan de 1979, luttant contre l’URSS, furent à l’origine de la naissance d’une grande partie des violents groupes islamistes qui ont essaimé d’Afrique du Nord au Sahel, de la Bosnie au Moyen-Orient, jusqu’en Asie du Sud-Est, et qui ont fini par déstabiliser l’Amérique puis l’Europe. Leurs succès sont notables depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New-York jusqu’à la guerre en Syrie et les attentats qui ont frappé le Moyen-Orient et le coeur du vieux continent. Depuis la chute de l’Etat islamique en Syrie et en Irak en 2017, ses vétérans sont assurément devenus de nouveaux modèles dont une partie n’aura pas manqué de se redéployer sur les terres originelles de djihad pour se « ressourcer » et se « régénérer ». L’Afghanistan fait partie de ces destinations privilégiées.

Comme si l’histoire de ces vingt dernières années, avait démontré que la fin d’un mouvement terroriste lié à l’islamisme ne laissait place à l’émergence d’aucune autre structure héritière du mouvement passé. En Afghanistan, c’est le millefeuille islamiste: on y trouve Al Qaida bien sûr qui a financé en son temps les Talibans, l’Etat islamique qui y a vu une proie de rêve et à déjà fait ses armes avec la Wilayat Khorasan en 2015, et les Talibans obsédés par la reconquête unique de leur pays depuis 2001. C’est la surenchère pour l’islamisme d’un le plus « in », à qui serait le plus « successful » face à des Occidentaux en déroute, afin de se présenter en « libérateurs » de leurs propres populations face à des Etats « faillis » corrompus.

Aujourd’hui, ce sont les Talibans qui peuvent savourer leur succès, tout en essayant de se présenter comme plus acceptables aux yeux des Occidentaux qu’il y a vingt ans. On a du mal à y croire, mais peut-on imaginer seulement que leur victoire éclaire ait pu se faire sans un assentiment clair d’une bonne partie de la population afghane, excédée de la corruption et de la gabegie d’un Etat afghan incapable de rien en deux décennies, avec les Américains, pour leur sécurité, leur prospérité et la paix?

A priori, le projet des Talibans fut, est et sera l’Afghanistan. Mais il est clair qu’ils vont donner des ailes idéologiques et religieuses à d’autres groupes qui rêvent aussi de réinstaurer leur Califat de l’Afrique à l’Asie du sud-Est en passant par le Moyen-Orient. L’idéologie djihadiste résiliente a toujours attiré des individus du monde entier et l’Afghanistan d’aujourd’hui pourrait susciter de nouvelles vocations, au milieu de cet océan de haine occidentale qui existe dans le monde arabo-musulman.

Cette idéologie mortifère, mais qui reste un projet potentiel pour des milliers d’individus face au vide et l’impasse politique et économique du Moyen-Orient depuis des décennies, a toujours su aussi se redéployer habilement et violemment. Et face à un Afghanistan glorifié redevenu « bankable », les appétits vont se développer. Car s’ils se « normalisent », si un jour cela survient, et sont acceptés par les Occidentaux (pour se prémunir du pire encore à venir), les Talibans apparaîtront bientôt comme les nouveaux traîtres à la cause[1].

En faisant des compromis avec le monde libre, ils généreront de nouvelles résistances dans le pays. A commencer par leur ennemi éternel Daech, qui jusque maintenant a eu une emprise limitée. Cela n’empêcha pas les Talibans, dans leur progression, de devoir faire face à un califat auto-proclamé en 2015, par une franchise de Daech, que fut la Wilayat Khorasan. Avec la chute de Raqqa, l’Etat islamique créé et proclamé en Afghanistan en février 2015, avait vite ambitionné de devenir le nouveau califat islamique. Dès mai 2015, le drapeau noir de l’Etat islamique flottait sur la wilayat Khorasan et installait son QG dans la vallée de Mamand, avant que les premières frappes ciblées dès juillet 2015 l’obligent à adopter une approche plus mobile (après que trois chefs de Daech furent tués successivement). Et le pire c’est que la population afghane accueillit positivement ce nouvel acteur, car elle était persuadée qu’il servait les intérêts du gouvernement afghan, contre les Talibans locaux.

Mais les choses changent. Dès décembre 2014, les Talibans entrèrent dans une phase de confrontation avec la Wilayat Khorasan de l’Etat islamique. Cette dernière avait le dessus et en juin 2015, elle contrôlait huit des neuf districts de la province de Nangarhar, ce qui constitua son pic de puissance avant de s’effondrer. Mais il faut rappeler que c’était la première fois qu’une organisation terroriste venue de l’extérieur ne prêtait pas allégeance à l’historique Mollah Omar, chef des Talibans. Et dans le même temps, le Calife Bagdadi avait promis lui de punir les « étudiants » afghans qui avaient fait le choix de ne pas rallier Daech.

Dans les mois à venir, la guerre risque d’être plus ouverte que jamais entre les deux protagonistes qui continueront à se disputer le statut de leader islamiste du pays. C’est là que l’arrivée supplémentaire de nouveaux « daechistes » d’un peu partout peut peser dans la balance. Déjà au sein même du pays, les recrues ne manquent pas. En effet, l’Afghanistan connaît depuis des décennies un influent courant extrémiste, qui se retrouve dans toutes les couches de la société, notamment chez beaucoup de jeunes qui ont absorbé l’idéologie jihadiste et adhèreront à la nouvelle version du djihadisme, la plus violente.

Surtout si les Talibans sont poussés à trop vite se « normaliser »! On a compris qu’en Afghanistan, ce n’était pas le nombre de combattants qui comptaient pour gagner. Les Talibans bien moins nombreux sont venus à bout d’une armée afghane inerte. Pour le moment, les sympathisants de Daech sont quelques milliers, mais risquent bien de voir leurs rangs gonfler dans les mois à venir. Nous irions alors vers un conflit qui promet des milliers de morts et une concentration totale des forces régionales qui risque bien de déstabiliser encore plus la région tout entière. Et l’Afghanistan deviendra ce nouveau sanctuaire mondial de la mort. En viendrons-nous un jour à devoir aider des Talibans « normalisés » pour venir à bout d’une hydre djihadiste non conventionnelle encore plus nihiliste qu’eux? L’histoire a prouvé que nos soutiens et nos alliances ont toujours été finalement très pragmatiques.

Sébastien Boussois

Docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism)

[1] Sans compter tous les complotistes, nombreux dans ces courants, qui voient déjà finalement la main de Washington dans la reprise du pays, sous accord, par les Talibans.

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