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Kadhafi et l’épouvantail islamiste

Mouammar Kadhafi a accusé Al Qaïda d’être impliqué dans le soulèvement libyen. Que sait-on au juste du rôle des islamistes en Libye?

L’arrière-plan historique

Après s’être appuyé, à son arrivée au pouvoir en 1969, sur « un état établi sur des fondations religieuses dans lequel l’islam constituait le noyau de son idéologie politique » comme l’explique le spécialiste Yahia Zoubir*, le colonel putschiste prend ses distances avec les autorités religieuses à mesure qu’il consolide son pouvoir. Par ailleurs, sa politique vis-à vis des femmes (enrôlement militaire, accès à l’éducation, limitation de la polygamie…) crispe ses relations avec les religieux, dans ce pays tribal et profondément conservateur.

Après la publication de son Livre vert en 1975, ses attaques toujours plus vives contre les religieux font de l’islam l’idéologie de l’opposition, analyse le spécialiste Ray Takyeh du Council on Foreign Relations. La lutte contre les islamistes entraîne leur radicalisation; à côté des Frères musulmans, apparaissent dans les années 1990 des mouvements djihadistes, en particulier le Groupe islamique de combat libyen (GICL), officiellement rallié en 2007 à Al Qaïda. Ce groupe donne d’ailleurs de nombreux combattants et plusieurs chefs à la mouvance jihadiste internationale.

La répression est implacable. Des milliers de militants sont arrêtés. Le régime va jusqu’à bombarder au napalm les maquis de la région de Derna en 1995. Pourtant, si les islamistes forment le principal foyer d’opposition au régime, ils n’ont jamais constitué une « menace sérieuse à la survie du régime » explique Yahia Zoubir. Mais depuis que le régime a décidé de se rabibocher avec l’Occident au début des années 2000, il n’a eu de cesse d’utiliser l’épouvantail islamiste pour justifier sa mainmise sur le pays.

Fatwa contre fatwa


Ce n’est donc pas un hasard si, dès le début de la révolte à la mi-février, les oulémas (érudits musulmans) ont soutenu le mouvement contre le colonel Kadhafi, allant jusqu’à lancer une fatwa appelant les Libyens à se soulever.

Le régime libyen a pourtant plusieurs fers au feu: ainsi, un des fils du colonel, Saadi, aurait contacté un dignitaire religieux saoudien, Sheik Ayed al-Qarni, pour lui demander de promulguer une fatwa contre les manifestants en Libye, rapporte le New York Times.

« Pilules hallucinogènes »

Depuis le début de l’insurrection, le « Frère guide » a une fois de plus agité le spectre fondamentaliste, accusant Al Qaïda d’être derrière le soulèvement contre son régime. Il a même affirmé, à la télévision, qu’Al Qaïda distribuait des « pilules hallucinogènes » à des adolescents pour les inciter à descendre dans les rues.

« Cela en dit plus long sur Kadhafi et à quel point il est coupé de la réalité que sur ce qui se passe réellement en Libye », estime Thomas Hegghammer, spécialiste de l’islamisme radical au Norwegian Defence Research Establishment, « rien ne permet de dire, sur le terrain, que les insurgés sont des sympathisants d’Al Qaïda ».

Magnus Ranstorp, directeur de recherches du Centre d’étude des menaces asymétriques du Collège de défense suédois, va dans le même sens: « Al Qaïda n’est plus en Libye depuis des années. Le régime a réussi à les réprimer, les emprisonner ou les forcer à l’exil. Ils n’ont plus de base dans le pays. Ils ont été pris au dépourvu par ce qui se passe. »

Changement de donne pour Al Qaïda?

Le tyran libyen a pourtant reçu dans ses allégations, l’appui d’Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), qui, le 24 février, a assuré son soutien aux manifestants libyens. Le mouvement djihadiste a promis de « faire tout son possible pour aider » l’insurrection contre le colonel Kadhafi, rapportait, le 24 février, le centre américain de surveillance de sites islamistes (SITE).

La mouvance djihadiste craint sans doute de perdre la main dans la vague de contestation actuelle dans le monde arabe. En effet, le groupe radical appelait, début février, les manifestants égyptiens à la guerre sainte, et les pressait d’ignorer « les chemins décevants » de la démocratie et du « nationalisme païen pourri ».

Certains analystes estiment pourtant que le groupe terroriste pourrait être en train de changer d’attitude. Ainsi, un des principaux idéologues d’Al Qaïda, le libyen Abou Yahya el Libi (originaire de Benghazi) serait en train de mobiliser les cadres de l’organisation dans le conflit en cours, selon le site Asia Times. Selon le site basé à Hongkong, le conflit libyen serait un banc d’essai pour un changement de stratégie. L’organisation, qui « craint d’être marginalisée », chercherait à « jouer un rôle actif en Libye, pour renforcer la position des mouvements islamistes contre les forces libérales et séculières ». L’organisation pourrait même renoncer aux opérations terroristes utilisées en Irak ces dernières années, précise le site.

Inquiétudes américaines

De leur côté, les Etats-Unis craignent aussi qu’Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) n’exploite à son profit l’instabilité en Afrique du Nord. « Nous sommes inquiets que le groupe terroriste très actif Aqmi continue à vouloir exploiter ce qui se passe dans la région », a ainsi déclaré a déclaré vendredi à Alger Daniel Benjamin, coordonnateur de la lutte antiterroriste au département d’Etat. Les frontières sud de plusieurs pays de la région, dont l’Algérie et la Libye, « qui est en plein remous, se trouvent dans le Sahel et bien sûr nous avons quelque inquiétude que les terroristes n’en profitent pour l’exploiter » a-til souligné.

Source d’inspiration

Quoi qu’il en soit, s’il ne faut pas confondre islamiste et partisan d’Al Qaïda, dans ce pays très religieux, l’islam reste une source d’inspiration incontournable pour les insurgés: « Quand les gens combattent, ils s’appuient sur leur religion, et on verra plus de barbus dans la rue. Ils ont la foi, c’est que qui leur donne de la force », explique Tawfik Mansurey, directeur d’une école internationale à Benghazi, cité par le Financial Times.

Catherine Gouëset, L’Express.fr * « Islamisme radical et lutte antiterroriste », in « Libye: vers le changement ? » Maghreb- Machrek n°184, 2005.

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