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Jobs à la con: « Dans le privé, il y a encore plus de bureaucratie que parmi les fonctionnaires »

Jan Stevens Journaliste Knack

Selon l’anthropologue américano-britannique David Graeber, les trois quarts de tous nos emplois ne sont rien de plus qu’une perte de temps. « La plupart des gens ont travaillé 15 heures par semaine en moyenne pendant des années. Le reste est consacré à des activités totalement inutiles. »

« Si les banquiers, juristes, consultants, avocats d’affaires, lobbyistes ou responsables RP se mettaient en grève, personne ne protesterait. Mais quand les conducteurs de train, les nettoyeurs ou les chauffeurs de bus cessent leurs activités, la moitié du pays est perturbée. Ne dites pas à David Graeber quels emplois ont vraiment de l’importance. Un professeur d’anthropologie affilié à la London School of Economics (LSE) et emballé par l’anarchisme? « Écoutez, un quart des emplois fournissent des services et des produits dont on a vraiment besoin. Mais la très grande majorité des emplois dans les services financiers, les ventes, le marketing, les ressources humaines, la communication et l’administration? Ce sont des jobs à la con. » C’est là le titre du dernier livre de Graeber qui paraîtra en français en septembre prochain.

En 1930, l’économiste britannique John Maynard Keynes prédisait que la semaine de travail de quinze heures serait introduite avant la fin du 20e siècle grâce à l’automatisation.

David Graeber: Il avait raison. Seulement, les emplois qui ont disparu en raison de l’automatisation ont été remplacés par des jobs à la con. La plupart des gens font environ 15 heures de travail significatif par semaine depuis des années. Le reste de leur temps est consacré à des activités totalement inutiles – je fais une sélection: envoyer des e-mails, se réunir pendant des heures, suivre des séminaires de motivation, mettre à jour leur profil Facebook ou télécharger des séries télévisées.

Qu’entendez-vous par job à la con?

C’est un travail où la personne qui l’exerce pense que cela ne ferait aucune différence si elle disparaissait. Pire encore, dans certains cas, les gens croient même que le monde serait mieux loti sans eux.

Presque tous les économistes nous le disent: « Les gens aiment travailler, même si le travail ne représente rien. Car nous serions des êtres rationnels qui s’efforceraient d’obtenir autant de rendement que possible pour nous-mêmes en fournissant un minimum d’efforts. Si c’est vrai, les gens qui sont payés pour ne rien faire doivent être ravis. La réalité montre une image différente. À peine 6% des personnes qui font un job à la con disent: « J’ai un boulot dépourvu de sens et je trouve que c’est fantastique. » Peut-être parce qu’ils n’aiment pas leurs familles et sont heureux de pouvoir remplir des mots croisés à leur bureau la journée. (rires) La grande majorité est profondément malheureuse. J’ai appris ça grâce à une enquête du bureau de recherche international YouGov et des réactions massives que j’ai reçues suite à un essai sur jobs à la con que j’ai écrit en 2013 pour le magazine britannique STRIKE!. J’ai alors suggéré pour la première fois que j’avais le sentiment que les jobs dénués de sens étaient largement répandus. Les mois suivants, ma boîte aux lettres débordait d’histoires de personnes qui ont confirmé ce sentiment.

David Graeber
David Graeber© Eric de Mildt

De plus en plus de gens souffrent de burn-out. Mais si votre chiffre de 40% d’emplois dénués de sens est plus ou moins correct, de nombreux burn-out ne sont-ils pas des bore-out? Des gens qui s’ennuient à mourir?

C’est bien possible. Nous savons qu’un peintre en bâtiment n’a pas de travail sans contenu. Je suis sûr que ce qu’il déteste le plus ce sont ces rares moments où il doit agir comme s’il travaillait dur pour ménager les susceptibilités de son patron. Imaginez que tout votre travail consiste à faire semblant de travailler dur. N’est-ce pas terrible? Un jeune ingénieur égyptien travaillant pour une entreprise publique du Caire m’a dit qu’il attendait toute la journée jusqu’à ce que quelque part dans le bâtiment la climatisation tombe en panne. Ils pourraient simplement le laisser à la maison et l’appeler quand ils ont besoin de lui, mais ce n’est pas permis – parce qu’alors il ne travaille pas. Il passe donc ces journées à déplacer les piles de papier sur son bureau.

Le cliché veut que ce soit l’apanage des fonctionnaires. Mais selon vous, les emplois absurdes dans le secteur privé sont au moins aussi fréquents.

La bureaucratie n’est pas exclusivement liée à la fonction publique. Au contraire, dans le secteur privé, certaines entreprises sont encore plus douées. Disons que vous avez seulement acheté un nouvel ordinateur et que le clavier est cassé. Vous entrez dans le magasin et vous en demandez un nouveau. À quoi l’homme derrière le comptoir rétorque:  » Vous devez d’abord prendre rendez-vous avec mon collègue compétent pour déterminer si votre clavier est cassé. »

Et combien de fois ne se retrouve-t-on pas dans une situation kafkaïenne lorsqu’on appelle sa banque avec un petit problème? Dernièrement, j’ai passé plus d’une heure au téléphone avec huit membres du personnel de ma banque pour un bête virement international. Ils ne pouvaient soi-disant pas le faire, parce qu’il y avait un problème avec une réglementation gouvernementale. À ce moment-là, la bureaucratie privée et gouvernementale a parfaitement fusionné. Parce que toutes ces prétendues réglementations gouvernementales pour le secteur financier sont écrites par les banques elles-mêmes. Alors qu’elles donnent un pot-de-vin aux politiciens, elles leur murmurent à l’oreille: « Les règlements que nous voulons sont sur cette feuille. » Les deux tiers des bénéfices de la plus grande banque américaine, JPMorgan Chase, proviennent de « contributions et amendes ». Ils ont tout intérêt à ce que les règles soient aussi compliquées que possible, afin d’extorquer de l’argent à leurs clients.

Les entreprises privées veulent faire des profits. Les actionnaires, les PDG et les conseils d’administration n’ont tout de même aucun intérêt à payer des gens pour un travail insignifiant ?

Si vous fabriquez des voitures ou des lampes, normalement, vous ne voulez pas de personnes dont vous ne pouvez rien faire. Certainement pas si vous devez affronter une forte concurrence. Mais si vous êtes JP Morgan Chase, une autre réalité s’applique. Alors vous avez tout intérêt à une réglementation si ambiguë que vos clients commettent constamment des erreurs. Les amendes qui en résultent remplissent le tiroir-caisse. Ce n’est pas sans raison que la plupart des jobs à la con sont fournis par les banques, les assureurs et le secteur immobilier. Ils font de gros profits basés sur la féodalité, pas sur le capitalisme. Il ne s’agit pas de la vente de produits, mais de l’un qui vide l’autre. Même les grandes entreprises industrielles telles que General Motors (GM) doivent presque tous leurs bénéfices à leurs services financiers. GM gagne son argent grâce aux intérêts sur les prêts automobiles et non plus par la vente de voitures.

Les métiers tournés vers la production ont été automatisés. Entre 1910 et 2000, le nombre de personnes travaillant aux États-Unis dans le secteur industriel et agricole s’est considérablement réduit et le secteur des services a triplé, qui est au fond un secteur administratif; il y a eu de toutes nouvelles branches de l’industrie, comme les services financiers et le télémarketing. En même temps, les secteurs tels que le droit des sociétés, l’éducation et l’administration des soins de santé, les ressources humaines et les relations publiques se sont développés très rapidement. Les trois quarts de la main-d’oeuvre américaine travaillent aujourd’hui dans ce secteur dit des services, plein d’emplois absurdes. Il n’inclut même pas tous les nettoyeurs, les agents de sécurité, les livreurs de pizza et les promeneurs de chiens dont les emplois significatifs maintiennent tout ce secteur dénué de sens.

Le travail significatif est rendu de plus en plus con, il suffit de penser aux infirmières et aux enseignants qui perdent un temps précieux à remplir des documents insensés. En tant que professeur, je suis un expert en la matière.

Beaucoup d’emplois que vous considérez comme des jobs à la con ne sont perçus ainsi par les personnes qui les exercent. Pour beaucoup de gens, leur travail donne justement un sens à leur vie.

Les sociologues du travail affirment toujours que la plupart des gens puisent du sens dans leur profession. Les mêmes sociologues du travail déclarent que la plupart des gens détestent leur travail. Les deux ne peuvent pas être vrais, non? (rires) À moins que la plupart des gens trouvent leur travail significatif parce qu’ils le détestent. « Je souffre, donc je peux gagner assez d’argent pour acheter une maison et une voiture. »

Vous dites qu’il faut mettre fin à tous les jobs à la con et redistribuer le travail significatif. Vous plaidez en faveur de la semaine de travail de quinze heures et l’instauration du revenu de base. Ne craignez-vous pas que beaucoup de gens aient du mal à gérer tout ce temps libre ?

Cette semaine de quinze heures n’est pas une chimère, vous savez. On peut également continuer à travailler pendant quarante heures par semaine et prendre quatre mois de vacances.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous en sommes venus à croire que les travailleurs qui ont trop de temps libre se mettent à boire. Qu’ils développent une dépression à travers l’oisiveté de leur existence. Je trouve très condescendant de simplement partir d’un principe tel que: « Les travailleurs ne sont pas capables de remplir leur temps de manière significative avec d’autres activités.

Travailler huit heures par jour est d’ailleurs une invention assez récente. Même au Moyen-Âge, un serviteur ne travaillait que quatre heures par jour.

Il consacrait le reste du temps à lutter pour sa survie.

C’est vrai. Et pourtant il avait plus de temps libre que nous, et c’est pourquoi nous connaissons encore tout ce folklore depuis lors. Si la semaine de travail de quinze heures est introduite demain, beaucoup de gens apprendront à jouer d’un instrument de musique ou un nouveau métier. En tant qu’anthropologue, je sais ce que c’est. J’ai passé des années à Madagascar, j’ai écrit une histoire culturelle de l’île. Les Malgaches mettent en pratique ma société idéale depuis des siècles: ce sont des paysans qui ne travaillent pas plus de quatre heures par jour. La monogamie n’y existe pas, tout le monde couche avec tout le monde. (rires)

Savez-vous quel est le véritable drame ? Que la doctrine économique actuelle ait été développée pour les problèmes du dix-neuvième siècle, pas pour les problèmes qui nous arrivent. Dans le passé, il s’agissait d’une croissance et d’un profit maximum, maintenant il devrait s’agir de la façon dont nous maintenons les choses sans détruire notre planète. La science économique telle qu’elle existe actuellement n’a pas été développée pour lutter contre le changement climatique, la pollution ou la surproduction. Nous devons repenser tout notre système.

Suite à la crise financière, vous avez prédit des soulèvements dans divers pays européens et un effondrement économique majeur. « Bientôt, nos politiciens devront se mettre une fausse moustache pour aller manger un morceau », avez-vous déclaré à Knack en 2012. Avez-vous commis une erreur?

Pas du tout. Je pense que nous nous sommes habitués à cela.

Début juin, j’étais à San Francisco. J’ai été choqué par ce que j’ai vu là-bas. À Londres, des gens dorment dans des boîtes en carton sous les porches, mais là-bas les sans-abri sont au milieu de la rue. Ce n’est pas pour rien qu’il y a tant de films de zombies dans les cinémas américains aujourd’hui: ils vivent dans un monde apocalyptique. Quelqu’un m’a dit que les sans-abri dans la rue ne sont que le sommet de l’iceberg. Au moins autant de personnes dorment dans leur voiture ou leur camping-car. De plus en plus de sexagénaires et de septuagénaires ne peuvent pas prendre leur retraite et doivent travailler jusqu’à leur mort. Il y a en effet un effondrement social que nous aurions trouvé catastrophique il y a trente ans. Maintenant, les gens semblent trouver tout cela normal.

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