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Jean d’Ormesson: « Un grand écrivain, c’est bien ; un saint, c’est mieux »

Le Vif

L’écrivain et académicien français Jean d’Ormesson est décédé à l’âge de 92 ans. Nous le rencontrions en 2009, à l’occasion de la sortie de « Saveur du temps », un recueil de chroniques.

Cette interview de Jean d’Ormesson est parue dans le Vif/L’Express du 18 décembre 2009

Ce qui frappe, avant tout, ce sont ses yeux. Pétillants. Rieurs. Oui, les yeux de Jean d’Ormesson sont une formidable machine à voir le monde et la vie. Qu’ont-ils donc vu, ces yeux, qui fixèrent bien des puissants (Giscard, Mitterrand, Sadate, Obama.), qui caressèrent les femmes autant que les rêves ? Ah, ces yeux ! Ne demandez pas d’où vient qu’ils brillent autant : c’est au contact des textes qu’ils se sont ouverts ! Chateaubriand (bien sûr), Ronsard, Toulet, Aragon et des centaines d’autres dont « Jean d’O » récite les vers par cour, ponctuant chaque soupir d’un regard d’enfant. Assurément, il est un grand journaliste. Saveur du temps, qui fait suite à son admirable Odeur du temps, est à l’ouvre de ce grand érudit hédoniste ce que le Bloc-notes de Mauriac est à la cathédrale du grand écrivain catholique. Il était temps de confesser la « nouvelle idole des jeunes ».

Le Vif/L’Express : Vous publiez un nouveau recueil d’articles. Quelle est l’unité de ces « chroniques du temps qui passe » ?

Jean d’Ormesson : C’est ma fille Héloïse qui a choisi ces chroniques. La plus ancienne n’est pas fameuse : elle date de 1948, c’est une lettre ouverte intitulée « Qu’est-ce qu’un bourgeois ? » que j’avais envoyée au Monde et où je disais des choses que tout le monde savait déjà. A titre documentaire, cela peut peut-être être intéressant. La plus récente de ces chroniques date de 2009 et porte sur l’anniversaire des premiers pas de l’homme sur la Lune. D’une chronique à l’autre, il y a certaines répétitions, bien sûrà Mais, après tout, on a le choix entre se répéter et se contredire. Et vous m’accorderez qu’il n’y a pas tant de contradictions. L’unité, c’est l’admiration. Un exercice d’admiration des écrivains morts, des écrivains contemporains, des grandes £uvres, du monde. C’est ce qui fait l’originalité de ce livre : nous vivons une époque vouée à la dérision et à l’ironie ; moi, même si je sais aussi jouer ce jeu, je me reconnais davantage dans un personnage qui ressemblerait au Candide de Voltaire : il s’émerveille de tout.

Dans ce livre, vous, que l’on a connu si bienveillant à l’égard de beaucoup d’écrivains, êtes très sévère avec la littérature française contemporaine : est-elle en crise ? Est-elle nulle ?

Oh, nulle, non ! Mais en crise. La seconde moitié du xxe siècle, à laquelle j’appartiens, m’apparaît en effet moins brillante que cet entre-deux-guerres si stupéfiant. Cela dit, je trouve que la situation est meilleure aujourd’hui. Je pense à Claude Lanzmann, dont Le Lièvre de Patagonie est un livre formidable. Je pense aussi à Jean Rolin, que je considère comme un grand écrivain, ou à Pierre Michon ou Marie NDiaye.

Vous retrouvez votre habituelle bienveillance. Mais revenons à vous. Votre premier texte date de 1948. A quel âge avez-vous su que vous seriez écrivain ?

Très tard. J’avais 29 ans.

29 ans, vous trouvez que c’est tard !

La plupart de mes amis ont écrit à 15 ou 16 ans. Et Françoise Sagan a publié Bonjour tristesse à 19 ans ! Moi, à 19 ans, j’envoyais un mauvais article au Monde. J’étais passionné par la littérature, attiré par le journalisme, mais je n’aurais jamais osé écrire. Mon premier livre date de mes 29 ans. Je l’ai écrit sous les ricanements de mes camarades d’école. C’est que j’étais normalien et on ne rigole pas, à Normale sup : il faut de l’érudition ; écrire un roman, c’est ridicule. Mes premiers romans n’ont pas connu un succès formidable, avouons-le.

Pour quelles raisons, selon vous ?

C’est très simple : ils n’étaient pas assez bons.

Encore votre fausse modestie légendaire !

Mais non, je vous assure ! Je dois beaucoup, pourtant, à René Julliard qui m’a toujours soutenu en me prédisant un destin à la Sagan, publiant mes romans avec abnégation et essuyant, avec moi, demi-échec après demi-échec. Peut-être que l’une des raisons de ces échecs est le fait que personne ne parlait de mes livres au Figaro où j’étais interdit de recension depuis que j’avais massacré dans la presse un roman – très mauvais – du directeur, Pierre Brisson, qui était un grand journaliste, mais un piètre romancier. Et puis, il y a eu La Gloire de l’Empire, en 1971, et là, tout s’est emballé. Le succès est arrivé. Enfin ! Pourtant, en l’écrivant, je trouvais ce livre un peu ennuyeux. Il m’arrivait de m’endormir dessus. Mais je me disais : « Il faut aller jusqu’au bout. » J’intégrais alors quelques petites plaisanteries, comme, par exemple, des notes de bas de page renvoyant à elles-mêmes.

Puis vous êtes devenu directeur du Figaro et vous avez cessé d’écrire des romans.

Je n’ai pas suivi ce conseil que donnait Paul Morand : « Pas de pornographie. Et pas de journalisme… » Le Figaro m’a pris six années de ma vie. Passionnantes, mais qui m’ont totalement éloigné de la littérature. A mon arrivée au Figaro, j’avais fini un livre qui était une chronique familiale, Au plaisir de Dieu, et qui fut un grand succès. C’est à partir de là que ça a vraiment marché.

En soixante ans de vie littéraire, avez-vous connu des moments de découragement ?

La littérature, c’est comme le mariage : les quarante premières années sont difficiles, mais après, ça va tout seul. Non, je n’ai jamais eu de grandes difficultés à écrire. On m’a beaucoup reproché d’avoir souvent écrit mon dernier livre. Il est vrai qu’il y a eu un adieu à la littérature (Au revoir et merci). Et, lorsque j’approchais les 70 ans, alors que ma santé était peut-être un peu moins bonne qu’aujourd’hui et que j’avais, aussi, traversé quelques chagrins, j’ai écrit C’était bien. Je pensais, très honnêtement, que ce serait mon dernier livre. Ce ne fut pas le cas. En fin de compte, j’aurai partagé ma vie entre littérature et journalisme. Je pense véritablement que l’opposition entre journalisme et littérature est très forte. Naturellement, il y a eu quelques écrivains qui furent de grands journalistes et inversement : Hérodote, Xénophon, Victor Hugo (celui de Choses vues), Mauriac, Kesselà Mais l’opposition entre journalisme et littérature est réelle. Le journalisme, c’est une équipe. La preuve ? Quand Mauriac a quitté Le Figaro, on a dit : « Le Figaro va s’écrouler », et il ne s’est pas écroulé. Quand Raymond Aron a quitté Le Figaro, je me suis dit la même choseà Et Le Figaro est encore là ! Le journaliste, c’est une équipe ; l’écrivain est toujours seul. Mais la différence principale est ailleurs : l’écrivain pense à la mort.

Et pas le journaliste ?

Pas du tout ! Le journaliste pense à la vie. Spinoza disait que philosopher, ce n’est pas réfléchir à la mort mais réfléchir à la vie. Eh bien, le journaliste est spinoziste, pas l’écrivain.

Derrière l’image joyeuse que vous avez pris soin de fabriquer de vous-même, notamment à travers les médias, se dissimule donc une réflexion sur la mort ?

A un point énorme ! Je suis très gai et extraordinairement mélancolique. Oui, je pense à la mort sans cesse. D’abord parce que mon âge est quand même avancé. Il faut bien le dire : je suis vieux. J’ai commencé à comprendre que j’étais vieux à partir du moment où les gens m’ont dit : « Comme vous êtes jeune ! Vous avez bonne mine ! » Evidemment, car on s’attend à ce que j’ai mauvaise mine, à mon âge. Donc la mort est là. Oui, elle est là. Mais elle est là, présente dans mes pensées et dans mes livres parce que j’ai énormément aimé la vie.

Vous vous êtes vous-même surnommé l' »écrivain du bonheur ». Or vos romans, ces quatre ou cinq dernières années, semblent démentir ce surnom.

Oui, je suis un peu revenu de ça. J’ai été un écrivain du bonheur. Parce que j’ai beaucoup parlé de l’amour de la vie. La vie et moi, on s’est très bien entendus. Elle m’a beaucoup donné et j’ai essayé de lui rendre un peu de son indulgence. Bernard Frank, que j’aimais beaucoup et qui ne m’a jamais ménagé, comme vous savez, me disait : « Tu ne seras jamais un bon écrivain car tu n’as jamais souffert. » Faut-il vraiment souffrir pour être un grand écrivain ? me demandais-je. J’ai longtemps répondu non à cette question. Aujourd’hui, je n’en suis plus sûr. Je pense, en disant cela, à François Nourissier, qui est un grand écrivain – Le Bar de l’Escadrille ou A défaut de génie sont des chefs-d’oeuvre – et dont la vie et le destin furent marqués par le malheur. Sa vie est comme ses livres : malheureuse. A tout prendre, peut-être que, oui, je préfère le bonheur au malheur.

Reprendriez-vous à votre compte cette formule de Roger Nimier : « Ne rien prendre au sérieux, tout prendre au tragique » ?

J’ai pris trop de choses au sérieux, comme tout le monde. Si je faisais une tache sur mon costume ou une rayure à ma voiture décapotable, cela m’ennuyait. Mais ce n’est rien. Ecrire un livre réussi, vous savez ce que c’est ? C’est écrire un livre qui change un peu celui qui le lit et celui qui l’a écrit.

Combien de vos livres vous ont changé ?

La Gloire de l’Empire m’a fait monter d’un degré – un de ces degrés que l’on atteint en se disant : « Maintenant, il ne faut pas descendre en dessous de ce niveau-là. » C’était bien m’a changé. Ainsi que Qu’ai-je donc fait. C’est tout.

En quoi ces livres vous ont-ils changé ?

Ils m’ont éloigné de l’écrivain du bonheur que j’étais. Je suis actuellement en train de travailler sur un nouveau livre. Je vais aller encore plus loin dans ce sensà Je ne prétends pas avoir écrit de grands livres mais ceux que j’ai écrits ne m’ont pas laissé indemne. L’idée que les Mémoires d’outre-tombe n’ont pas changé Chateaubriand, que Les Châtiments n’ont pas changé Hugo, que les Essais n’ont pas changé Montaigne ne tient pas debout. Un livre qui ne change pas son auteur n’est pas un grand livre. Ni même un bon livre.

Dans Saveur du temps, vous posez la question de savoir si l’écrivain doit ou non se mêler au tourbillon du monde. Vous êtes admiratif devant Pierre Louÿs, Cioran, Gracq ou Modiano qui ont tous choisi de ne pas se mêler au tourbillon du monde alors que vous, à l’inverse, avez choisi de vous y confronter. Quelle doit être l’attitude de l’écrivain ?

Je suis un peu schizophrène. J’aimerais être comme eux. Je suis comme moi.

« Je me suis souvent trompé », écrivez-vous dans Saveur du temps. Sur quoi ?

J’ai salué la grandeur de Mao à sa mort, par exemple. Quand Khomeiny est mort, j’ai écrit que le régime des mollahs ne lui survivrait pas.

Vous avez beaucoup aimé les feux du pouvoir.

Le pouvoirà Je m’en suis toujours méfié. J’ai été invité à l’Elysée par Giscard d’Estaing. Une seule fois. Il est vrai que j’avais fait sa campagne. Mitterrand, sur qui j’avais tiré à boulets rouges, m’a invité vingt-six fois !

Quels sont vos défauts ?

Je suis Gémeaux, cyclothymique et un peu schizophrène.

Paranoïaque ?

Ah non, pas du tout ! Le paranoïaque, c’était Raymond Aron. J’admirais Aron, plus que tout, mais il était totalement paranoïaque. Un jour, je l’ai écrit dans un de mes livres. Il m’a répondu, en grommelant : « Paranoïaque, paranoïaque. Est-ce ma faute, à moi, si j’ai toujours raison ? » Ce qui est la définition même du paranoïaque !

Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain ?

Surtout pas de journalisme ! Il vaut mieux être banquier ou chauffeur de taxi pour être écrivain. Vous savez très bien qu’être journaliste et écrivain, ce sont deux métiers hystériques et qui se tuent l’un l’autre.

Il y a un leitmotiv dans ce livre, mais aussi dans toute votre oeuvre, qui est : « Nous avons perdu notre gaieté. » Comment la retrouver ?

Comment voulez-vous qu’on ne l’ait pas perdue ? Vous voyez bien ce qu’a été ce xxe siècle : épouvantable. J’ai fait le calcul : si vous additionnez Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, le colonialisme, vous obtenez cent millions de morts violentes en cent ans, c’est-à-dire un million de morts par an ! Et ce début de xxie siècle : la crise, la fin de la religionà Oui, les gens ont perdu leur insouciance. Le grand problème, c’est de rendre l’espérance aux gens. Qu’est-ce qui donnait de l’espérance, autrefois ? L’Eglise catholique et le parti communiste. Or le parti communiste a disparu et l’Eglise catholique est un peu souffrante. Aujourd’hui, ce qui donne de l’espérance, c’est peut-être la littérature. On pourrait peut-être dire que la littérature naît du malheur et qu’elle donne du bonheur. Elle rend une espèce d’espérance aux gens. C’est sans doute pour cela que le livre ne se porte pas si mal en France. Il y a une formule de Michel-Ange que j’aime tellement : « Dieu a donné une soeur au souvenir et il l’a appelée espérance. »

Et vous, quel est votre truc pour rester gai et résister à la médiocrité ambiante ?

Les amis, comme disait Borges. Je n’écris ni pour moi-même, ni pour la masse mais pour un petit nombre d’amis.

Croyez-vous toujours en Dieu ?

J’ai écrit beaucoup de livres là-dessus et j’en écrirai encore un, et il m’est très difficile de répondre par oui ou par non. Mais, si vous voulez que je vous réponde par oui ou par non, alors la réponse est : oui.

Entretien : François Busnel

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