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Irlande : le Tigre au régime sec

Hier championne de la croissance et des revenus, la petite île a basculé du miracle économique dans la crise. Pour avoir voulu renflouer son système bancaire, elle étouffe sous les déficits. L’heure est à l’austérité, mais la population l’accepte. Les investisseurs, eux, s’inquiètent.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Celui-ci avait des bleus à l’âme. Tout croulait alentour : plus de travail, une montagne de dettes, un couple brisé. Pour cet architecte dublinois, la vie facile d’antan n’était qu’un souvenir ; incapable de payer son loyer, il devait être mis à la rue le lendemain et parlait de suicide à Celui-là, par honte, avait tout caché à sa femme : il prétendait travailler dans la construction à Dubai. Et puis, un jour, sans préavis, son domicile familial a été saisi ; privé d’emploi depuis belle lurette, le mari était criblé de dettesà Coordinatrice au Mabs, un bureau d’aide sociale en faveur des victimes du surendettement, Lorraine Waters évoque avec des mots pudiques ces destins ordinaires de la classe moyenne supérieure fracassés par la crise financière qui s’est abattue sur l’Irlande à l’automne 2008. « Ce n’est pas le genre de profil que l’on voyait défiler chez nous, avant », glisse-t-elle.

Avant, c’était l’époque où les Irlandais croyaient avoir trouvé l’élixir de prospérité. Championne de la croissance occidentale, l’île verte était alors – avec le Luxembourg – le pays de l’Union européenne à la richesse par habitant la plus élevée. Le chômage et la pauvreté étaient résiduels. De la Baltique à l’Amérique centrale, le modèle du « Tigre celtique » était envié et copié.

Un jeu spéculatif effréné et généralisé Entre 1995 et 2000, le pays double ses exportations. Sur cette terre traditionnelle d’émigration, la population désormais s’accroît : c’est un retournement historique. Mais cette richesse nouvelle fait perdre toute mesure. L’argent neuf se déverse sur l’immobilier dans un jeu spéculatif effréné et quasi généralisé. En 2008, la crise du crédit arrête brutalement la machine. Surendettés, les ménages et l’Etat souffrent de la remontée des taux. Le déficit explose.

Depuis, l’heure est au serrage de vis. Dans le régime de rigueur imposé aux services publics par le gouvernement irlandais, le Mabs fait figure d’exception. C’est un des rares organismes à avoir vu ses crédits augmenter. Car, pour le reste, de budget rectificatif en budget rectificatif, la République d’Irlande ne cesse de tailler dans ses dépenses publiques. Au sein de l’Union européenne, frappée de plein fouet par le ralentissement de la croissance mondiale, l’île a été la première à s’imposer, voilà dix-huit mois, une cure d’austérité incomparable par son ampleur.

A la demande du gouvernement, l’économiste Colm McCarthy rend à l’été 2009 un rapport préconisant des coupes dans tous les ministères. Des aides aux milieux culturels au programme de soutien à l’élevage des équidés, des économies sont suggérées dans tous les secteurs. Afin de réduire la bureaucratie, des fusions de départements sont envisagées. La décentralisation, qui a abouti à des doublons administratifs, est contestée. Les programmes sociaux sont réduits. Jusqu’alors gratuite pour les ménages, l’eau va devenir payante. Les fonctionnaires voient leurs traitements diminués (- 14 % en moyenne, – 20 % pour les plus hauts, parmi lesquels celui du Taoiseach, le chef de gouvernement). L’âge de la retraite sera porté de 65 à 66 ans sur quatre ans. Au même moment, les embauches et les promotions salariales sont soumises à un gel strict. L’Etat, du coup, commence à rétrécir : l’année 2010 devrait voir le nombre de fonctionnaires baisser de 3 %. Et le ministre des Finances, Brian Lenihan (Fianna Fail, centre droit), a déjà annoncé que d’autres économies figureraient, en décembre, dans le prochain budget. Aux prises avec un cancer du pancréas survenu en même temps que la crise, ce quinquagénaire respecté pour son énergie jure qu’il fera tout pour revenir au niveau de 3 % de déficit en 2014, comme il s’y est engagé à Bruxelles.

Pour beaucoup d’Irlandais, l’AIB est devenue un symbole honni Ce n’est pas gagné. Le déficit irlandais est aujourd’hui le plus élevé au sein des pays de l’Union européenne : en 2009, il a atteint 14 % du PIB après les perfusions massives de cash pour renflouer les banques ; il pourrait représenter cette année 17 %, ou même 25 % du PIB, selon les estimations ! Car un cercle vicieux s’est enclenché. L’éclatement de la bulle immobilière, l’effondrement des ressources fiscales – 35 % en moins par rapport à 2007 – le sauvetage des grandes banques qu’il a fallu nationaliser, certaines partiellement, et qui sont en cours de recapitalisation à coups d’injections d’argent public, tout cela coûte cher. Très cher. Il faut donc emprunter sur les marchés financiers, qui se montrent de plus en plus nerveux. Et donc gourmands. Le spread – l’écart du coût d’accès au crédit entre Etats au sein de la zone euro – est au plus haut pour l’Irlande.

« C’est l’enfer ! » s’exclame Alan Dukes avec une jovialité surprenante. Ministre des Finances dans les années 1980, il a été tiré de sa retraite et nommé à la tête de l’Anglo Irish Bank (AIB) par le gouvernement après la nationalisation en catastrophe, fin 2008, de l’établissement, infesté de prêts immobiliers hasardeux. Un sauvetage contesté, mais qu’il défend. « Si l’Etat avait laissé tomber l’AIB, les conséquences pour les autres banques auraient été dramatiques. Aujourd’hui, ma mission est de tirer l’établissement de ce mauvais pas au moindre coût pour le contribuable. » Sauf que personne ne connaît le montant de l’addition finale, passée par paliers de 4 àà 25 milliards d’euros ! Tant que les prix de l’immobilier ne se stabilisent pas, comment savoir ? Pour beaucoup d’Irlandais, l’AIB est devenue un symbole honni. La banque, où d’arrogants promoteurs immobiliers avaient caisse ouverte jusqu’en 2007, est devenue un trou noir pour lequel il faut, désormais, couper dans le montant des bourses allouées aux étudiants. Pas facile à justifier. D’autant que des prêts consentis pour un total de 120 millions d’euros par la banque à son PDG de l’époque, rendus invisibles dans les comptes par une prestidigitation comptable, restent inexpliqués. Et que les enquêtes en cours afin de déterminer s’il faut engager des poursuites traînent en longueur.

Malgré le parfum de scandale, le public encaisse avec stoïcisme. La dernière grande manifestation remonte à février 2009. La seule grève générale des fonctionnaires a duré une journée, en novembre de la même année. Elle fut sans suite. On est loin des violences de la rue grecque. « La crise a été brutale, comme une spirale sans fin, explique Macdara Doyle, porte-parole du Irish Congress of Trade Unions, la fédération syndicale. Les salariés sont en colère mais ils ont aussi peur. Même la survie des syndicats était en question. C’est une chose que de réclamer la fin du capitalisme, c’en est une autre que de la voir arriver… » Sous le poids du consensus des économistes et des médias, l’opinion accepte la purge. D’autant que l’opposition recourrait à la même rigueur. Comme sur un terrain de rugby, les Irlandais, du coup, resserrent le pack.

« Nous avons été trop orgueilleux, trop riches, trop cupides » Tous n’ont pas été frappés de manière égale, pourtant. Les emplois liés au bâtiment et à la finance ont été décimés. Mais dans le secteur privé, au total, on estime que seulement 1 entreprise sur 5 a réduit les salaires. Les consommateurs ont restreint leurs achats et leurs sorties au pub : les ventes de bière Guinness ont reculé de 10 %. L’Irlande a passé dix-huit mois dans la déflation. Certains en ont profité : les locataires ont ainsi vu leur loyer baisser tandis que le pouvoir d’achat des consommateurs était moins rogné que ce qu’ils redoutaient. Les magasins ont ajusté leurs prix en conséquence. Dîner dans un restaurant de Dublin était plus coûteux qu’à Paris ; les prix des menus sont redevenus raisonnables. Les artisans, aussi, ont revu leurs tarifs. Les dentistes de même : leurs soins sont mal couverts par l’assurance-maladie.

Le choc a été atténué par le retour chez eux d’immigrés d’Europe de l’Est, attirés par la croissance des années passées. Ils ont été remplacés par de jeunes Irlandais tout juste débarqués sur le marché du travail. Le gouvernement a aussi mis en place des programmes de formation supplémentaires afin de retarder l’arrivée de cette nouvelle vague. Pour les autres, les plus qualifiés, il y a l’émigration. Un scénario de l’Institut de recherche économique et sociale, à Dublin, estime que, entre 2009 et 2013, 40 000 Irlandais pourraient s’expatrier chaque année. « Ce n’est pas un drame, c’est juste un réflexe : on va chercher activement le travail où il y en a », minimise Mike, de retour de la Côte d’Azur, où il a écumé les jobs d’été.

« Nous avons été trop orgueilleux, trop riches, trop cupides, regrette Brendan Halligan, président de l’Institut des affaires internationales et européennes. La crise nous fait redécouvrir la modestie et la solidarité. » Peut-être. Au-delà, le pays sera-t-il vraiment métamorphosé au sortir de la crise ? C’est loin d’être certain. Certes, les contrôles de réglementation devraient être renforcés à l’avenir. Dans les banques, bien sûr. Notamment sur le crédit à la consommation, extravagant dans la dernière décennie, et qui a conduit à l’emballement. Sur le fond, cependant, seules des voix isolées remettent en question le cocktail libéral qui a permis la prospérité des deux dernières décennies : faible fiscalité, encouragement aux investissements étrangers, accent sur les exportations. Les opinions discordantes, elles, rencontrent peu d’écho. « Le public n’en est pas encore conscient, mais le Tigre celtique est allé dans le mur parce qu’il était privé de valeurs telles que la lutte contre les inégalités qui auraient empêché les excès », critique Mary Murphy, une sociologue qui, avec d’autres intellectuels de gauche, milite pour « refonder la République ».

Le vrai problème irlandais – ces relations incestueuses que nouent, dans ce petit pays de 4,4 millions d’habitants, sur les terrains de golf et dans les clubs, hommes politiques, banquiers, magnats – reste, lui, tabou. Du coup, aussi brutale et coûteuse qu’elle soit, la crise de la dette est perçue par une large majorité de la population comme un mauvais moment à passer. Un de plus dans l’histoire d’un pays qui tire sa fierté de s’être bâti sur des sacrifices.

J.-M. D.

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