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« Il est pratique d’invoquer les traditions pour cacher la misogynie »

Le Vif

« Il est clair que Dieu n’est pas féministe », note Sue Lloyd-Roberts dans l’introduction de son livre « The War on Women ». Le pire endroit du monde pour les filles ? C’est l’Inde.

Pour son livre « The War on Women », Sue Lloyd-Roberts a rencontré des femmes du monde entier : elle s’est rendue en Gambie où les jeunes filles sont excisées, dans la plus grande prison de femmes en Arabie saoudite, en Europe de l’Est où la traite des femmes est couramment pratiquée, etc.

Dans le passage susmentionné publié par nos confrères de Knack, Lloyd-Roberts se trouve en Inde, « l’endroit le pire pour les filles ». Elle y est témoin des conséquences catastrophiques des mariages d’enfants.

Âgée de onze ans, Manemma est assise par terre entourée des membres de la famille. Elle raconte son mariage il y a cinq ans. « Quand je me suis mariée, je n’avais aucune idée de ce qui se passait », poursuit-elle. « J’étais jeune et j’étais contente de mettre des beaux vêtements, mais quand ils m’ont dit que j’allais quitter la maison, j’ai versé un torrent de larmes. Je ne voulais pas laisser mes parents et mes frères et soeurs, mais on m’a obligée. Et dès que je suis arrivée chez mon mari, ma belle-mère m’a mise au travail. »

Le mariage de Manemma s’est terminé en catastrophe. Après deux ans, son époux, qui avait vingt ans, voulait une femme sexuellement plus mûre et l’a renvoyée chez elle. « Comment ton mari te traitait-il ? » Je ne veux pas lui demander directement s’il essayait de coucher avec elle. À présent, Manemma a onze ans, mais elle paraît beaucoup plus jeune, et horriblement gênée, elle dit : « Je ne veux pas parler de mon mari. » Les médecins signalent que les filles prépubères dans sa situation sont régulièrement violées. Manemma est sûre d’une chose : elle dit qu’elle ne veut plus jamais se marier.

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Je me tourne vers son père et lui demande comment il a pu laisser faire ça à sa fille. Sans honte, il me regarde aussi sévèrement que moi. Il hausse les épaules et dit d’un ton neutre : « C’est comme ça ici. J’ai cinq filles et je ne peux pas me permettre de toutes les nourrir, et on attend des filles qu’elles se résignent. C’est la tradition. » Il jette un regard accusateur sur sa fille, et je me demande combien de temps elle pourra encore s’opposer à un nouveau mariage.

J’ai envie de hurler quand je l’entends invoquer le mot « tradition ». Combien de crimes sont commis dans le monde contre les femmes au nom de la tradition ? On penserait que l’humanité est de mieux en mieux informée, globalisée et instruite, mais pourquoi certains continuent-ils à se référer à des traditions dépassées et inexplicables qui se moquent du bon sens et même de la loi ? Il est terriblement pratique de cacher la misogynie et même de légitimer un comportement criminel.

Les mariages d’enfants sont pourtant interdits en Inde. La loi sur les mariages d’enfant, adoptée en 1929 sous le régime colonial britannique, stipulait qu’une fille devait avoir quinze ans et un garçon dix-huit pour se marier. Après l’indépendance, la loi a été adaptée en 1978 et les âges relevés à respectivement dix-huit et vingt-et-un ans. Depuis 2006, la loi sur l’interdiction du mariage comprend une peine de prison de deux ans pour les hommes de plus de dix-huit ans qui épousent une mineure ou qui jouent un rôle officiel dans un mariage impliquant une fille de moins de dix-huit ans. Les parents d’une mariée mineure risquent également une sanction et la nouvelle loi crée la possibilité pour les enfants mariés d’annuler leur mariage dès qu’ils atteignent l’âge adulte.

Malgré toutes ces réformes légales, la loi de ce pays de 1,2 milliard d’habitants est transgressée en permanence. Les derniers chiffres de l’Institut indien de statistique révèlent qu’en 2014 il y a eu seulement 280 affaires saisies relatives à un mariage d’enfant. Et pourtant les chiffres d’Unicef indiquent que 18% des filles en Inde sont données en mariage avant quinze ans, et 30% avant leur dix-huit ans.

Une charge insupportable

Dès leur naissance, les filles en Inde sont considérées comme superflues, comme une bouche supplémentaire à nourrir, quelqu’un qui ne peut contribuer aux revenus d’une famille. Et comme la tradition indienne veut que l’on offre une dot considérable, économiquement, elle peut constituer une charge insoutenable. Si la mariée est suffisamment jeune, la famille du marié demandera moins d’argent. Du coup, plus vite ses parents s’en débarrassent, mieux ça vaut pour eux. Dans les communautés rurales en Inde, c’est une tradition largement acceptée. Et même si elle est illégale, personne n’appellera la police.

Les conséquences dramatiques sont visibles dans les hôpitaux locaux. On amène une jeune fille de quinze ans aux urgences de l’hôpital Mahatma Gandhi à Hydrabad. Elle a des contractions et se tord de douleur. Fatigué, le gynécologue de service me raconte qu’elle est « un exemple classique de ce qui peut mal tourner quand on a un enfant trop jeune. Elle a une tension élevée, et comme son corps n’est pas adulte, son bassin est trop petit pour faire passer un enfant. Nous allons devoir effectuer une césarienne. »

D’après un référencement effectué récemment par l’état indien, 300 000 filles en Inde ont un enfant avant leur quinzième anniversaire, et certaines même deux. Une gynécologue m’emmène en Néonatologie et me montre les enfants sous-alimentés et sous-développés. « Regardez ce qui se passe avec ces enfants mariées. » Elle demande à la fille de tirer la langue. « Regardez, elle est anémique. La plupart d’entre elles en souffrent. Et regardez ce bébé, il ne pèse pas quatre livres. On pourra s’estimer heureux s’il survit. Les bébés d’enfants mariées ont 50% de risques de plus de mourir que les enfants de mère plus âgées. » Heureusement, la jeune mère fixe le médecin anglophone sans la comprendre.

L’hôpital est un reflet du paradoxe qui existe aujourd’hui en Inde, c’est-à-dire le moderne et le moyenâgeux qui se côtoient. La docteure Shailaja est issue d’une famille de classe moyenne de personnes hautement qualifiées de Bangalore. Elle semble sûre d’elle, compétente, et impatiente en voyant les files de femmes en détresse. Elle dispose de tous les instruments de la médecine moderne, mais elle est entravée par les gens qui s’accrochent obstinément à une tradition barbare. Elle est compatissante aussi et les larmes lui viennent aux yeux quand on traverse le département de Gynécologie.

Ici, des femmes qui ont parfois à peine 23 ans subissent une hystérectomie. Leur corps est souvent ruiné par plusieurs grossesses. « Quand elles rentrent chez elle », explique Shailaja, « elles ne peuvent plus avoir d’enfant elles sont trop faibles pour travailler la terre. Elles courent le risque d’être abandonnées par leur mari. » La réalité misérable en Inde, c’est qu’une fille peut être mariée à six ans, devenir mère à douze et avoir son corps détruit à vingt. Et tout ça a évidemment des conséquences sur sa formation.

Extrait du livre The War on Women de Sue Lloyd-Roberts

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