"Avec Nuit debout, on construit un rapport de force qui n'est plus fictif." © CHRISTIAN HARTMANN/REUTERS

François Ruffin, nuire debout

Le Vif

Son documentaire Merci Patron ! montre le journaliste agitateur picard contraindre Bernard Arnault, géant du capitalisme français, à régler les dettes des Klur, couple d’ouvriers mis sur la paille par une délocalisation. Mais la lutte de François Ruffin et de son journal, Fakir, continue : une projection de Merci Patron ! a donné naissance au mouvement Nuit debout, qui veut changer le monde…

Du haut de votre déjà longue carrière de journaliste de combat, comment expliquez-vous le succès fulgurant de Nuit debout ? Vous avez déjà organisé un bon million de happenings protestataires, non ? Est-ce la société ou votre stratégie qui a changé ?

Ce qui a changé, c’est que j’ai fait un film. J’ai toujours pensé que le média populaire, aujourd’hui, c’était l’image. J’ai participé à une émission de radio qui était extrêmement populaire (NDLR : Là-bas si j’y suis, sur France Inter), 700 000 auditeurs tous les jours. Et même si Merci Patron ! marche très bien, il ne fera pas 700 000 entrées. On est à la moitié, là… Le seul truc nouveau, ce qui rend le message plus fort, c’est l’image. Et puis, dans le film, j’ai fait des choix esthétiques qui le rendent accessible à tout le monde, à l’intello comme au populo. Je n’ai pas choisi d’être pédagogue, j’ai choisi de raconter une histoire, j’ai choisi de m’appuyer sur des symboles ancrés dans la culture populaire : La petite maison dans la prairie, Les Charlots, Robin des Bois, le maroilles, qui permettent une appropriation. Et j’ai choisi le rire. Ma colère, j’en fais du rire. C’est très rassembleur cet îlot de joie dans un océan de morosité, à gauche en particulier. Le thème n’est pas joyeux, mais le traitement l’est, et c’est ce qui fait que le film est regardable.

François Ruffin, nuire debout
© STÉPHANE BURLOT/HANSLUCAS.COM

Donc ce qui change c’est qu’ici il s’agit d’un film, et plus d’articles ou de reportages radio ? Il y a une aspiration sociale à l’égalité qui semble croissante…

Possible, mais le thème des délocalisations, les gens en ont soupé depuis vingt ans. Ils ne veulent plus en entendre parler ! Il y a un film sorti sur la fermeture de Peugeot, il ne marche pas du tout. Ça ne veut pas dire qu’il n’est pas bon. Mais il faut un langage pour que cette aspiration à l’égalité, qui demeure dans la société, trouve une autre traduction que le vote pour incarner ces valeurs d’égalité. Là on en propose l’expression. Et ça marche, parce qu’il n’y a rien d’autre. Rien d’autre ! La gauche est dans un tel état…

Le journalisme, c’est le meilleur moyen de changer le monde ?

Ce n’est pas si simple que ça pour un petit canard comme Fakir, qui fait maintenant entre 15 000 et 20 000 ventes, mais normalement on est vachement en dessous de ça. Tu ne peux pas te dire que parce que la nouvelle est publiée dans le journal, il y a des gens qui, ensuite, vont transformer le monde… Donc je suis dans un truc que j’appelle « le service après information ». Je construis moi-même l’action qui va avec l’information. Et donc, derrière, je dois trouver les forces sociales qui, soit sur un cas particulier comme celui des Klur dans le film, soit sur une idée comme le protectionnisme, sont prêtes à m’accompagner. Je monte des actions, des débats, je rassemble les intellectuels, je suscite des dossiers dans des revues, etc. Si je publie un papier dans Fakir et puis que je laisse tomber, ça ne change rien du tout. Quand je vais voir les Klur, je ne décide pas de filmer la misère du monde et puis de passer à un autre truc. Non, on s’accroche et on essaie de changer ça.

S’engager, se déguiser, bluffer, ce n’est pas le journalisme qu’enseignent les déontologues…

Moins le journalisme est régulé, mieux il se porte. Les régulations devraient seulement limiter la propriété des moyens de production de l’information. Ce qui m’énerve, c’est que dès qu’on établit une déontologie, c’est celui qui s’éloigne du formatage qui est condamné. Les sujets d’une minute quinze qui retranscrivent la parole des patrons, sur le ton à jet continu des citoyens pris en otages par les grévistes, jamais ça ne se fait sanctionner. En revanche, le gars qui fait un pas de côté pour essayer de faire un sujet original… C’est comme pour les caissières. Foncièrement, elles aiment bien leur boulot, dire bonjour aux gens, les aider, etc. Mais leurs conditions, où elles n’ont pas le droit de se parler d’une caisse à l’autre, le chronométrage des clients, etc., rendent leur travail désagréable, et elles ne le supportent plus. Je me demande s’il n’y a pas quelque chose de la même nature avec le journalisme. Le journaliste aime bien son travail, et il n’a pas forcément mauvais goût. Ce ne sont pas des mauvais bougres ! Mais les conditions dans lesquelles on les fait produire sont détestables. Ce que j’aimerais, c’est qu’ils les dénoncent un peu plus souvent. OK, vous êtes obligés de faire votre billet monté d’une minute quinze, parce que vous devez gagner votre vie, comme une caissière qui ne devrait pas passer plus d’une minute quinze avec chaque client, mais à côté de ça : dénoncez ! Même les caissières le font un peu plus…

Dans ce film, la réaction de Bernard Arnault est hystérique et de son entourage, qui cèdent tout de suite à vos revendications par crainte d’une mauvais publicité. Les grands de ce monde, souvent dépeints comme des héros, sont-ils en fait des pleutres ?

C’est une des leçons : nous sommes parfois plus forts qu’on ne le pense, et ils sont souvent plus fragiles qu’on ne le croit. On disait de l’Union soviétique qu’elle était un colosse aux pieds d’argile. Je pense qu’en voyant le film, c’est ce que les gens se disent de Bernard Arnault. Intellectuellement, idéologiquement, humainement, Bernard Arnault n’est pas un colosse, ni un grand homme. Et je dis Bernard Arnault, je pourrais mettre cent noms à la place, les noms de tous ces gens qui tiennent le système. Ils sont très peu habitués à la contestation directe. Individuellement, quand tu vois Bernard Arnault en assemblée générale, il a zéro charisme. C’est toute une construction sociale qui permet de le faire passer pour un grand homme. Et ces gens-là craignent le débat. Idéologiquement, ils sont très fragiles. Leur légitimité aussi. Leur seule méthode, c’est de fuir, et de rester habillés par tout ce décorum social. Si on enlève ce décorum social, le roi est nu. En face à face, s’ils acceptaient un débat de deux heures, leur nullité et leur vacuité apparaitraient, comme un château de cartes qui s’effondre.

La réaction de Bernard Arnault vous a fait reconsidérer votre vision du monde, alors ?

Je sais depuis toujours qu’ils fuient la contestation. Mais pas seulement ces grands capitalistes. Prenez Pujadas ! Ayons seulement un débat avec Pujadas sur le journalisme, la manière dont il le pratique dans son journal télévisé, et de la même manière apparaîtra sa vacuité ! Ils ne vont que dans les lieux où ils ont la certitude de ne pas être perturbés.

Nuit debout s’inscrit dans une démarche si collective qu’elle en est presque même anonyme. Or ItaliqueMerci Patron !/Italique, c’est une histoire de talent individuel, de roublardise. Ce n’est pas un peu contradictoire ?

La toile de fond du film, c’est la construction d’un rapport de force. C’est du un contre un, mais on fait croire qu’on est plus d’un. On bluffe. On fait comme si on avait avec nous les Goodyear, les ECCE, les élus locaux, comme si on avait Mélenchon. On construit un collectif fictif qui est le cadre de ce rapport de force. Sans ce rapport de force-là, on n’a rien. On ne peut pas reconstruire un collectif alors qu’il n’y en a plus, donc on fait avec ce qu’il y a. Et ce qu’il reste, parfois, c’est la roublardise. Maintenant, la suite, avec la construction de Nuit debout, ce n’est pas de rester sur ce raisonnement moléculaire. Avec Nuit debout, on construit un rapport de force qui n’est plus fictif. L’idéal, c’est qu’on n’ait pas à le « fictionner », c’est que les organisations syndicales soient fortes et que le syndicaliste n’ait qu’un coup de fil à donner à la direction de LVMH qui, connaissant la puissance de la Fédération textile de la CGT, résoudra le problème des Klur sans qu’on ait besoin de faire du cinéma autour…

Le but de Nuit debout, c’est donc d’éviter que vous ayez encore à faire des films…

Ou alors d’en faire des immensément meilleurs. A la place d’un film intimiste tourné dans la salle à manger des Klur, ça deviendra peut-être un péplum de lutte entre un mouvement social monstrueux et les oligarques aux pieds d’argile. Ce film-là aura quand même de la gueule aussi, non ? ˜

PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS DE DECKER

PHOTO: STÉPHANE BURLOT/HANSLUCAS.COM

1975 Naissance le 18 octobre à Calais

1999 Fondation du trimestriel Fakir à Amiens

2007 L’usine ECCE, sous-traitant de LVMH, à Poix-du-Nord, ferme. Serge et Jocelyne Klur perdent leur travail

2016 A une rencontre à Paris autour de Merci Patron!, François Ruffin propose d’occuper la place de la République au soir du 31 mars. Le mouvement Nuit debout est né.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire