"L'IA fait partie d'un outillage, mais n'est pas la solution automatique. Il faut toujours une intention, une émotion humaine." © Tommaso Bonaventura

François Pachet : « La musique personnalisée est un grand fantasme »

Directeur du Creator Technology Research Lab de Spotify, François Pachet, diplômé du prestigieux Berklee College of Music de Boston et de l’Ecole des ponts Paris Tech, est le pionnier de l’introduction de l’intelligence artificielle dans la composition musicale. Il vient de publier Histoire d’une oreille, dans lequel il interroge les émotions suscitées par la musique, à l’ère des playlists infinies et à l’aune du débarquement de l’IA dans les studios d’enregistrement.

Dans votre Histoire d’une oreille (1), vous évoquez le rapport sensible, tactile même, qui nous unit à la musique – un vinyle qui saute, une chanson partagée dans l’autoradio familial, un disque rapporté de la médiathèque… Les playlists infinies, dématérialisées, comme celles sur Spotify, iTunes ou Deezer, ne signent-elles pas l’arrêt de mort de cette relation charnelle ?

Moi-même, je suis très désemparé par ce qui se passe. Se retrouver enfermé seul à la Fnac et pouvoir voler deux cents disques, on en a toujours rêvé. Mais ce serait impossible de tout écouter en une seule nuit ! Alors imaginez lorsqu’on a trente millions de titres disponibles en continu sur son ordinateur ou son smartphone… Cela va au-delà de toutes les espérances. On est poussé à écouter plus vite, parfois à sauter les intros de certains morceaux. Nous sommes dans une société d’abondance, avec l’impression d’un besoin qui n’est jamais assouvi. Pourtant, il n’y a toujours pas de réponse simple à la question  » pourquoi aime-t-on une musique plutôt qu’une autre ?  » Il faut avoir conscience du relativisme du goût. Ces choses résonnent avec l’enfance. D’ailleurs, les émotions provoquées par la musique sont si peu étudiées dans la littérature musicale que j’ai dû inventer des mots pour les évoquer dans mon livre.

L’IA fait partie d’un outillage, mais n’est pas une solution automatique. Il faut toujours une intention, une émotion humaine

Comment entretenir ou retrouver ce goût pour la découverte ? Comment ne pas rester un consommateur de musique passif face à un flux continu ?

Donner du sens, c’est mettre des liens. Les gens ont besoin d’entrer dans les morceaux. Je crois au fait de donner envie. Les podcasts sont une bonne solution. On peut citer par exemple Switched on Pop, réalisé par deux jeunes Américains ( NDLR :le musicologue Nate Sloan et le compositeur Charlie Harding), qui découpent même un tube comme Despacito (NDLR : qu’on doit au Portoricain Luis Fonsi, en duo avec Daddy Yankee, et dont le clip est le premier de l’histoire à avoir dépassé les cinq milliards de vues, le 4 avril dernier). La simple recommandation par l’IA, l’intelligence artificielle, j’ai déjà cessé de m’y intéresser : cela revient aujourd’hui à exploiter des patterns recensés dans les communautés existantes. Une sorte d’adaptation de la théorie du  » désir mimétique  » du philosophe René Girard, mais qui permet d’arriver directement au résultat. Il s’agit d’un mode de reconnaissance très puissant, mais limité par son côté  » boîte noire « . On parle de  » similarité  » mais il s’agit d’effet statistique. Il manque aujourd’hui une anthropologie de la recommandation.

Stromae a collaboré à Hello World, album composé par plusieurs artistes avec l'aide de technologies d'intelligence artificielle.
Stromae a collaboré à Hello World, album composé par plusieurs artistes avec l’aide de technologies d’intelligence artificielle.© Sol Neelman/belgaimage

Au-delà de ces suggestions, c’est bien la création musicale qui vous passionne. Sur l’album Hello World, des artistes comme Stromae, The Pirouettes ou Michael Lovett ont fait équipe avec votre IA le temps d’un disque. Que retenez-vous de cette expérience ?

Les artistes qui ont travaillé sur ce projet ne sont pas juste des manipulateurs : ils sont tous obsédés par la création de nouvelles choses. C’était un pari gonflé, difficile, et Hello World a fait plus de quatre millions de streams (NDLR : d’écoutes en ligne)… Mais attention, cela ne veut rien dire. Il ne faut pas confondre la popularité et la  » significance « , c’est-à-dire l’importance, l’aspect significatif. C’est comme ces musiciens de blues extraordinaires, très reconnus, très influents, mais qui ne sont pas beaucoup écoutés en ligne. Pour Hello World, le résultat est intéressant, d’autant qu’avec mon complice Benoît Carré nous avons mis en avant Skygge, un artiste qui n’existait pas. De même, notre titre Daddy’s Car, inspiré des Beatles, a été une bonne expérience. Mais cette chanson n’a pas été écoutée pour elle-même. La performance technique biaisait les choses : les auditeurs écoutaient une chanson composée avec une IA dans le style des Beatles, et non la chanson pour ce qu’elle est. D’ailleurs, dans le style des pastiches des Beatles réussis, il faut citer le Michèle de Gérard Lenorman, qui était une vraie réussite. En réalité, je crois que le succès dépend de dynamiques sociales. Ce qu’il faudrait, pour l’IA, c’est un album, même court, qui aurait la reconnaissance de grands artistes comme Quincy Jones. Il faut viser le succès d’estime.

La musique personnalisée est un grand fantasme

L’IA devra-t-elle être créditée parmi les musiciens et compositeurs dans les livrets des disques ?

L’IA est un outil, donc on ne la crédite pas. C’est une forme de collaboration. D’ailleurs, les artistes ne veulent pas juste une bonne chanson ; ils cherchent à créer une très très bonne chanson. Alors ils doivent faire des choix, cruciaux, entre différentes variations. L’IA fait partie d’un outillage, mais n’est pas une solution automatique. Il faut toujours une intention, une émotion humaine. Même si, à l’aveugle, il est de plus en plus difficile de faire la différence entre un morceau composé avec et sans IA.

L’objectif ultime, c’est quoi ? La production de morceaux ultra personnalisés, créés sur mesure pour chaque auditeur ?

La musique personnalisée est un grand fantasme. On imagine des morceaux qui, comme une drogue, nous accrocheraient sans que jamais l’effet ne retombe… Mais on en est loin car qui sait vraiment ce que l’on aime ou pas ? Surtout, il faut distinguer les différents types de musiques : l’oeuvre d’art et la musique fonctionnelle, celle qui accompagne un footing ou permet de danser dans une fête. Le problème, c’est qu’on parle de musique au sens large, quand il n’y a pas de rapport entre une symphonie de Beethoven de trente minutes et un morceau des Beatles dépassant rarement deux minutes trente. La musique n’est pas un état stable.

L’IA peut-elle bouleverser l’écriture musicale, au même titre que le passage à l’amplification électrique ou l’apparition des boîtes à rythmes par le passé ?

Il est évident que l’IA va se démocratiser. Les interfaces des logiciels – aujourd’hui très austères – vont s’améliorer, et elles finiront sûrement par être gratuites. Mais le plus intéressant, c’est précisément la composition des chansons : on est désormais sorti du format des trois minutes, dicté par les contraintes des 45-tours. L’IA est utile pour la création de nouvelles structures, tant sur la forme que sur la durée. Elle permet d’aller chercher des idées, des patterns, pour fabriquer de la nouveauté et de la suggestion. L’IA, en plus d’être infatigable, fait sortir l’artiste de ses habitudes. On dit bien que  » Every Lennon needs a McCartney « …

Histoire d'une oreille, par François Pachet, éd. Buchet/Chastel, 336 p.
Histoire d’une oreille, par François Pachet, éd. Buchet/Chastel, 336 p.

Le public est-il prêt à adopter ces formats atypiques ?

Vous connaissez le morceau Rapper’s Delight ? (François Pachet passe sur son smartphone ce rap scandé sur un motif disco, de The Sugarhill Gang). C’est une structure non conventionnelle, un single de quinze minutes permettant de faire chanter tous les membres du groupe à tour de rôle. Le premier succès rap de l’histoire – dix millions de ventes – sorti en 1979. C’est une preuve évidente qu’il y a de la place pour la nouveauté. Même les concerts changent : il y a aujourd’hui des shows égrenant les hits d’une playlist. Sans compter les nouvelles pratiques liées au crowdsourcing pour organiser des événements dans des lieux originaux, ou bien au plus près des auditeurs de tel ou tel groupe.

Les Beatles ont vendu un milliard de disques dans toute leur carrière, quand Ed Sheeran a dépassé les 3 milliards de streams en deux ans…

Et ces fameux hits planétaires, seront-ils bientôt 100 % artificiels ?

Le streaming a amplifié la magnitude des tubes, c’est un fait. Au total, les Beatles ont vendu un milliard de disques dans toute leur carrière, quand Ed Sheeran a dépassé les trois milliards de streams en deux ans… Quant à l’IA, on n’en est qu’au début. La musique au kilomètre, fonctionnelle, nous y sommes, c’est déjà là. La musique d’ascenseur, celle des publicités, des boutiques, l’IA sait très bien la faire… Elle produit de la texture mais pas encore des morceaux qui peuvent changer la vie des gens. Et je ne suis pas sûr que dans le futur une IA complètement autonome en soit capable. Il n’existe pas de formule magique pour les chansons à succès. Et il y aura toujours du songwriting avec une guitare et un harmonica.

Bio express

1964 : Naissance, le10 janvier, à Paris.

1987 : Diplômé de l’Ecole des ponts Paris Tech (génie civil, informatique, mathématiques appliquées).

1993 : Maître de conférences à l’université Pierre et Marie Curie, à Paris.

1997 : Entre à Sony-CSL, à Paris, comme chercheur sur la musique et l’intelligence artificielle.

2014 : Directeur de Sony Computer Science Laboratories.

2018 :Histoire d’une oreille, chez Buchet/Chastel.

Propos recueillis par Thomas Saintourens (USBEK & RICA)

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