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Entre mythes et légendes, l’histoire de Venise la menteuse

Le Vif

Quand est née Venise ? Quand a-t-elle entamé sa montée en puissance ? Pour répondre à ces questions toutes simples, l’historien doit emprunter un dédale de mythes et de légendes. Car la cité s’est forgé un passé à la mesure de son exceptionnalité. La véritable histoire de Venise est ailleurs.

Chateaubriand est à Venise. Et Chateaubriand est déçu. Au cours de ses visites – nous sommes en 1828 -, il n’a pas trouvé d’antiquités romaines. Il fait part de sa déception à une historienne originaire de la cité, Giustina Renier Michiel, qui le rabroue : « À Venise, tout est vénitien ».

Venise l’orgueilleuse… Mais aussi Venise la menteuse : très tôt les historiens et les chroniqueurs se sont employés à embellir l’histoire de la cité-État. Au point même de la réinventer complètement. La ville se forgea ainsi un corpus de légendes et de mythes à la hauteur de son exceptionnalité. Certains de ces mythes perdurèrent jusqu’au début du xxe siècle. « Les historiens de Venise, tout autant que les architectes, ont posé leurs fondations sur des sables mouvants », résume joliment John Julius Norwich, historien britannique.

C’est sur l’origine de Venise que ce maquis de mythes et de légendes se révèle le plus dense, le plus foisonnant. Comment est née la ville ? Quel est le lien entre Venise et l’ancienne province de Vénétie et d’Istrie, neuvième des onze régions d’Italie établies par Auguste ? Qui étaient les premiers Vénitiens ? Quand la ville a-t-elle commencé son irrésistible ascension ? À quel moment le Rialto est-il devenu le coeur de la cité ? Les réponses avancées par la tradition exigent de l’historien un véritable effort de décryptage et le recours aux découvertes récentes de l’archéologie.

Quand est née Venise ? De nombreuses sources (par exemple, la Chronique d’Altino) avancent avec une précision un peu inattendue la date du vendredi 25 mars 421 (à midi !) comme date fondatrice de Venise, grâce à l’initiative de trois consuls venus de Padoue. Comme le souligne Jean-Claude Hocquet, historien français, la date choisie est éminemment symbolique : le jour de l’annonciation à Marie et de l’incarnation du Christ, « au milieu d’eaux qui lui font comme un baptistère ». Cette date doit être mise en relation avec les grandes invasions barbares qui, dès l’aube du ve siècle, déferlent sur l’Italie : premiers d’une longue et terrible série, les Goths d’Alaric dévastent en 402 les riches provinces d’Istrie et de Vénétie. En 410, Rome elle-même est mise à sac. Ce n’est qu’un début. D’autres envahisseurs, encore plus terribles, plus redoutés, viendront bientôt planter leurs griffes et leurs crocs dans ces mêmes régions de l’Italie : ce sont les Huns, conduits par Attila, qui apparaissent dès 452.

Un ensemble non négligeable de traditions et de récits fait d’Attila l’élément déclencheur de la naissance de Venise. Pour échapper à ses déprédations, les habitants de terre ferme se seraient installés sur la lagune. Venise serait par conséquent née « quand opérait le plus barbare de tous les barbares. On ne peut mieux dramatiser la marche des réfugiés vers les lagunes, mieux suggérer le caractère miraculeux de la création vénitienne », souligne Elisabeth Crouzet-Pavan, dans son très beau livre La Mort Lente de Torcello. Histoire d’une cité disparue, Fayard.

Un faux départ

Attila à l’origine de Venise ? Les historiens actuels rejettent unanimement cette trop séduisante hypothèse. L’historien Donald M. Nicol ironise même sur cette origine précoce : « Ils anticipèrent la vérité de 400 ans ». L’installation au Rialto eut en fait lieu au début du ixe siècle. Pour autant, l’idée d’un lien entre les grandes invasions et la formation de Venise ne saurait être mise en doute : « Quels êtres sains d’esprit (…) quitteraient les fertiles plaines de Lombardie pour édifier une colonie – mieux, une cité – dans ces solitudes marécageuses infectées par le paludisme, sur de petits îlots de sable et de chiendent, jouets des courants et des marées ? Il n’y a qu’une réponse à cette question (…) la peur. Les fondateurs de Venise étaient aux abois. » (John Julius Norwich).

La peur, donc. Mais de qui ? Et à quelle époque ? Il fallut du temps pour se résoudre à quitter les riches contrées de terre ferme pour mener une existence plus aléatoire et plus incertaine. Au ve siècle, on n’en est pas encore là. Après chaque vague barbare, les réfugiés retrouvent leurs foyers et leurs habitudes. Mais à la fin du vie siècle, une nouvelle vague d’envahisseurs va transformer le refuge provisoire en établissement définitif. Ces envahisseurs, ce ne sont pas les Huns mais les Lombards : en 568, menés par leur chef Alboïn, ils envahissent la région de Vicence, Vérone, Trévise, Padoue. L’invasion lombarde porta à son comble l’accablement et le découragement des populations : « Ce n’étaient plus simplement des individus effrayés décidés à supporter leur exil volontaire jusqu’au retour des jours meilleurs… car ils ne croyaient plus en ces jours meilleurs » (John Julius Norwich). Preuve du caractère définitif de cet exode, les habitants emportent ce qu’ils ont de plus précieux : les reliques des saints.

Une chronique raconte l’exil des habitants d’Altino. Guidé par une mystérieuse voix, l’évêque de la ville grimpe au sommet d’une tour voisine et observe les étoiles. Celles-ci lui indiquent l’île où il doit conduire ses ouailles. Les réfugiés s’y installent, et nomment l’endroit « Torcello » en souvenir de celle où le saint homme était monté. De la même façon, les réfugiés d’Aquilée s’installent à Grado, ceux de Concordia à Caorle, ceux de Padoue à Malamocco.

Mais que trouvent les habitants de Concordia, Padoue, Altino en arrivant dans la lagune ? S’agit-il d’un endroit désert, inhabité, ou bien porte-t-il déjà les prémices du développement ultérieur ? Élisabeth Crouzet-Pavan, historienne médiéviste à la Sorbonne, a brillamment analysé les constructions mythiques par lesquelles l’histoire officielle vénitienne répond à cette question. Elle a montré comment cette problématique des débuts de Venise a donné lieu au mythe de la « duplicatio ». Cette représentation pose qu’il y a eu deux Venise. La première était continentale, autour de la cité d’Aquilée, la seconde celle que nous connaissons, une série d’îlots au milieu de l’Adriatique. Ce mythe de la duplicatio permet à Venise de se doter des racines profondes, et d’une noble ancienneté : « La cité neuve […] passe par-dessus ses origines récentes pour se pourvoir d’un passé conforme à la puissance qu’elle est devenue et pour rivaliser sans difficultés avec les autres pouvoirs du temps ».

Mais dans cette représentation, le milieu de la lagune est totalement occulté. Il ne fait que servir de décor à une translation. Il n’est pas envisagé pour lui-même. Ce qui nous conduit à nous poser la question que la théorie de la duplicatio ignore délibérément : à quoi ressemblait la lagune du vie siècle, avant que ne débarquent les réfugiés de terre ferme traumatisés par les invasions barbares ? Les historiens disposent de fort peu de documents pour répondre à cette question. En fait, ils n’en ont qu’un : une courte lettre datée de 537-538. Son auteur, Cassiodore, était un haut fonctionnaire romain qui avait su gagner la confiance du roi ostrogoth Alaric. Dans un langage ampoulé, il évoque le milieu de la lagune et ses habitants. Il décrit une vie chiche et étriquée. Les ressources sont peu variées : pêche et marais salants. Les habitations sont précaires : « elles ressemblent, nous dit-il, aux nids des oiseaux aquatiques… »

Une certaine cohésion est la contrepartie de cette existence un peu rude. Les différences y sont aplanies : « La pauvreté y vit sur un pied d’égalité avec les riches ». Telle est donc la population primitive de la lagune, dans sa fragilité et son dénuement…

L’afflux de population de terre ferme va modifier radicalement la population de la lagune. Mais encore au viie siècle, « la future république n’était au mieux, qu’une association peu structurée de communautés insulaires, éparpillées sur un grand territoire, sans réelle unité […] Son nom latin lui-même, utilisé par l’ensemble de la population, était un pluriel – Venetiae – et la ville n’avait toujours pas de véritable centre » (John Julius Norwich).

Comment passe-t-on de cet ensemble d’îlots disparates à une cité autonome et structurée ? Autour de quels sites se cristallise l’émergence de la cité ? Là encore, l’histoire officielle avance une réponse péremptoire : le Rialto. Dès l’origine, cet îlot au centre de la lagune aurait été prédestiné à devenir le coeur de la cité. « Venise commence quand Rialto commence » : tel est le mythe que l’historiographie vénitienne s’emploie à attester. La légende de saint Marc abonde puissamment en ce sens. Au cours de sa venue à Aquilée, le saint serait passé à proximité de la lagune et du Rialto. Un ange (parlant latin…) lui serait alors apparu : « Pax tibi, Marce. Hic requiescet corpus tuum ! » (« C’est ici que ton corps reposera ! ») Selon l’histoire officielle, le Rialto serait donc à la fois l’origine et l’aboutissement de Venise.

Cittanova, Malamocco…

Or, les choses ne sont pas si simples. L’hégémonie du Rialto mit plusieurs siècles à s’affirmer. Bien plus : d’autres centres ont joué un rôle primordial qui fut ensuite occulté. C’est le cas de Cittanova et de Malamocco, où résida le pouvoir politique avant le Rialto. C’est le cas également de Torcello.

Comme le souligne Élisabeth Crouzet-Pavan, Torcello n’est plus aujourd’hui « qu’un îlot quasi déserté au nord de la lagune de Venise, une cathédrale, un baptistère, une église et un décor de mosaïques célèbres ». Quelques touristes s’y égarent, pour se recueillir avec mélancolie sur les ruines d’une cité disparue ou bien pour imaginer l’enfance de Venise : ce paysage où la nature reprend ses droits évoque en effet à merveille ce que pouvait être la vie dans la lagune dans les premiers siècles de son histoire.

Désertée aujourd’hui, Torcello fut autrefois populeuse et active. Jusqu’au xe siècle, elle fut le centre du commerce vénitien, un grand emporium d’où partait, vers le monde carolingien, sel et poisson, et où arrivaient des pays slaves bois et esclaves, de Constantinople soies et épices. À partir du début des années 1960, des fouilles ont permis de souligner son rôle actif dans les échanges : on y a retrouvé par exemple un denier de Charlemagne en provenance d’un atelier de Milan (frappé vers 790-800) et un dirham arabe (frappé entre les viiie et ixe siècles). Le prestige et l’importance de ses établissements religieux, comme par exemple la communauté de femmes de San Giovanni Evangelista (dont, rappelle Élisabeth Crouzet, la fille du doge Pietro Orseolo II devient l’abbesse) illustrent également l’importance de Torcello, et plus généralement du nord de la lagune dans ces premiers siècles de l’histoire de Venise. La basilique de Torcello, construite au début du viie siècle (dédicace de 639), est une autre manifestation de cette vitalité. Jusqu’au xe siècle, Torcello est active et dynamique. Ensuite, « passé les xie-xiie siècles, la force centripète de Rialto en vint à triompher de ce premier modèle d’organisation de l’espace : le Rialto devint Venise » (Elisabeth Crouzet-Pavan).

Reste maintenant à se poser une dernière question, de nature plus politique : comment Venise s’est-elle structurée politiquement ? Comment a-t-elle développé et affirmé sa puissance à une époque d’une grande complexité (grandes invasions, déclin progressif de l’Empire romain d’Orient, basé à Constantinople, affirmation de l’Empire franc) ?

Là encore, l’histoire officielle de Venise entoure les débuts de la cité d’un épais nuage de fumée. Avec beaucoup de ténacité et de persévérance, elle forge le mythe d’une cité ontologiquement indépendante : « Cette peinture d’hommes libres fuyant la sujétion pour maintenir et préserver sa liberté s’est révélée sans nul doute déterminante pour la genèse de l’idéologie vénitienne ». (Élisabeth Crouzet-Pavan).

Les doges

En témoigne cette mention d’un traité avec l’empereur d’Orient en 568 : en échange de sa loyauté, Venise bénéficiait d’une protection sur ses bateaux… jusqu’à Antioche. Venise traitant d’égal à égal avec l’empereur d’Orient dès 568 : il s’agit bien là, comme le souligne l’historien Donald M. Nicol, d’une « fiction patriotique ». Mais il y a mieux. L’histoire officielle de Venise raconte comment la ville, de son propre chef, décida d’être gouvernée par des doges au viie siècle : « Tous les Vénitiens, avec le patriarche et les évêques dans un conseil commun, décidèrent que dorénavant, il serait plus digne de vivre sous des « ducs » que sous des tribuns ; et après beaucoup de délibérations, ils nommèrent l’illustre Paulicius et l’établirent comme doge à Héraclée », écrit Giacomo Diacono, chroniqueur du xie siècle.

Or, cet « illustre » Paulicius reste bien mystérieux. Qui était-il réellement ? Donald M. Nicol souligne dans son ouvrage Byzantium and Venice que nous savons aujourd’hui que Paulicius n’était pas vénitien mais byzantin : un très haut fonctionnaire, dont le titre (exarque de Ravenne) lui donnait la haute main sur Venise… Bien loin d’une indépendance originelle, Venise fut depuis l’origine partie intégrante de l’Empire byzantin : « Dépendance politique et administrative, bien sûr, mais économique aussi d’autant que l’exploitation des salines était soumise à l’époque impériale à un régime de monopole ».

Cette tutelle byzantine a duré longtemps. Nous le savons notamment grâce à une intéressante inscription de l’église Santa Maria Assunta de Torcello. Cette dédicace de 639 porte le nom d’un magister militum qui aida à construire l’église et y fut enterré. Ce magister militum est l’officier byzantin qui commande les Vénitiens. « Cela dément l’idée que Venise avait réalisé son autonomie politique au viie siècle. Le lien avec Byzance était encore très fort. » (Donald M. Nicol)

Ce lien va se distendre très progressivement, à la faveur de la division religieuse (la crise iconoclaste du milieu du viiie siècle déchire la chrétienté) et de la division politique. Avec Charlemagne, couronné empereur en 800, un nouvel empire est né.

Venise va profiter de sa situation entre l’Empire d’Orient et l’Empire d’Occident. En 810, la ville résiste aux Francs, avant d’être l’objet d’une négociation capitale : Charlemagne promet de renoncer à sa prétention à dominer la province byzantine de Vénétie et de rendre les provinces d’Istrie, de Livourne, et les villes de la côte dalmate occupées par les Francs. En échange, les Byzantins doivent reconnaître son titre d’empereur. Un traité est signé. Venise reste sous juridiction byzantine mais paie tribut au roi franc. En fait, Venise n’est la propriété d’aucun des deux… D’ailleurs la soumission théorique à Byzance garantissait les Vénitiens contre toute violence en Italie, grâce au traité signé entre Charlemagne et l’empereur d’Orient Nicéphore.

C’est seulement lors des années cruciales du début du ixe siècle que Venise commence à se forger les moyens d’une politique et d’une puissance autonomes. Loin d’une indépendance originelle « de droit divin », il s’agit d’une autonomie construite avec patience et ténacité, acquise tardivement à la faveur d’événements internationaux : et tant pis pour les reconstructions patriotiques des historiens vénitiens…

Par Jean-François Mondot

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