La foule se recueille sur les Ramblas. © J. LAGO

Entre Barcelone et Madrid, une fracture de plus en plus profonde

Le Vif

Malgré leur unité dans le deuil, au lendemain des attentats, un abîme d’incompréhension sépare Madrid et Barcelone, où le gouvernement régional prépare un référendum sur l’indépendance.

Les habitants de Barcelone sont de retour, à l’ombre des platanes, au coeur de la vieille ville, le long de cette avenue mythique, les Ramblas, qu’ils arpentaient naguère avec délices, mais qu’ils fuyaient, ces dernières années, tant elle était envahie par les touristes. Par milliers, ils viennent rendre hommage aux victimes des attentats du 17 août, qui ont fait au moins 15 morts et des dizaines de blessés. Les débats sont animés devant les sanctuaires de fleurs, de bougies et de peluches installés sur le parcours de la fourgonnette du tueur.  » Pourquoi ont-ils fait cela ? « , interroge un jeune aux cheveux longs. Réduit, comme tous les autres, à tenter d’expliquer l’inexplicable.

Le traumatisme du 17 août peut-il apaiser la controverse qui agitait jusqu’alors la Catalogne, ce sujet qui anime les débats télévisés, les réseaux sociaux, enflamme les discussions familiales ? Le choc né des attentats de Barcelone et de Cambrils, revendiqués par le groupe Etat islamique, a semblé unir la nation espagnole autour de son roi, Felipe VI, le 20 août, le temps d’une messe dominicale à la basilique de la Sagrada Familia. Une fois l’émotion retombée, pourtant, la question de l’indépendance de la Catalogne ne manquera pas de resurgir. Déjà, le conseiller (ministre) de l’Intérieur catalan, Joaquim Forn, a été vivement critiqué pour avoir fait la distinction entre les victimes catalanes et celles de  » nationalité espagnole « . Déjà, à Madrid, un quotidien monarchiste, La Razon, accuse la police catalane, les Mossos d’Esquadra, de mauvaise coordination avec la Guardia civil, la police nationale.

Des Basques portent le drapeau catalan, à Bilbao, le 18 août.
Des Basques portent le drapeau catalan, à Bilbao, le 18 août.© J. ZORRILLA/EPA/MAXPPP

Les tensions entre le gouvernement autonome – désireux d’organiser un référendum d’indépendance, le 1er octobre prochain – et la capitale espagnole, fermement résolue à l’empêcher, demeurent intactes. A Madrid, certains reprochent aux autorités catalanes d’avoir remplacé il y a peu deux responsables des Mossos en désaccord avec le projet séparatiste. A Barcelone, les membres de la Généralité, l’administration régionale, retournent l’accusation :  » C’est le gouvernement espagnol qui freine la coordination, accuse Toni Comin, ministre catalan de la Santé. Madrid a accepté, en juin dernier, que la police autonome basque soit intégrée aux bases de données d’Europol, mais ce n’est pas le cas des Mossos.  » Est-ce parce que le gouvernement basque apporte son soutien au Parti populaire (PP), au pouvoir à Madrid, alors que les partis de gouvernement en Catalogne sont dans l’opposition ?  » La coordination est plus aisée entre les responsables techniques qu’entre les élus « , nuance Gemma Ubasart, politologue.

Mariano Rajoy lors d'une réunion de crise au siège du gouvernement catalan.
Mariano Rajoy lors d’une réunion de crise au siège du gouvernement catalan.© EFE/ABC/ANDIA

Le sentiment national est ancien en Catalogne. Il s’appuie sur une longue coexistence de plusieurs royaumes dans la péninsule Ibérique, que les Bourbons, qui ont régné en Espagne au xviiie siècle, ont essayé en vain de remplacer par une centralisation à la française. La région jouit aujourd’hui d’un niveau d’autonomie élevé, retrouvé après la chute du franquisme, notamment en matière d’éducation, de droit civil, de santé ou d’environnement. Pourquoi alors tant de tensions ?

La crise actuelle, très politique, remonte à 2010, quand le nouveau statut d’autonomie, adopté avec le soutien tant du Parlement catalan que du Congrès et du Sénat espagnols, est soudain contesté par le Tribunal constitutionnel, saisi par les conservateurs du PP, alors dans l’opposition à Madrid. Les principes de  » nation catalane « , de justice et de fiscalité autonomes sont remis en question.  » Pourtant, ce texte ne prévoyait rien d’extraordinaire, affirme Gracia Dorel, historienne, auteure d’un Atlas historique de la Catalogne. Le statut de la communauté valencienne commence par les mêmes termes, « nation historique », et le Pays basque bénéficie, lui, d’une autonomie fiscale.  »

Les principes de « nation catalane » et de justice autonome sont remis en cause

La polémique réveille le sentiment catalaniste : 1,2 million de personnes manifestent à Barcelone, en juillet 2010, et proclament :  » Nous sommes une nation !  » Tous les partis sont dans la rue, à l’exception du PP. Deux ans plus tard, alors que la droite, de retour au palais de la Moncloa, à Madrid, reste déterminée à empêcher la rétrocession de nouveaux pouvoirs à la province, près de 2 millions de personnes défilent à l’occasion de la Diada, la fête nationale catalane.  » Pendant longtemps, rappelle Gracia Dorel, les partisans de l’indépendance étaient minoritaires : les enquêtes d’opinion leur attribuaient moins de 15 % des suffrages. L’intolérance de la droite espagnole a fait grossir leurs rangs.  »

Le Premier ministre, Mariano Rajoy, et le roi Felipe sur la place de Catalogne, à Barcelone, le même jour.
Le Premier ministre, Mariano Rajoy, et le roi Felipe sur la place de Catalogne, à Barcelone, le même jour.© S. PEREZ/REUTERS

Aux tensions politiques s’ajoutent les difficultés économiques : à partir de 2009, une crise financière et immobilière frappe l’Espagne, Catalogne comprise. Elle appauvrit des milliers de familles et provoque une vague d’expulsions, tandis qu’une série de scandales de corruption éclaboussent une large partie de la classe politique.

En Catalogne, le parti de centre droit alors au pouvoir, Convergence et Union, dirigé par Artur Mas, paie sa politique d’austérité. Dans l’espoir d’enrayer sa chute dans les sondages, le gouvernement régional approuve l’organisation d’une consultation sur l’indépendance, s’attirant les foudres de Madrid. Le scrutin, en novembre 2014, apparaît plus symbolique que représentatif : seuls les convaincus font le déplacement. Mais le résultat surprend : 83 % des électeurs approuvent le divorce d’avec l’Espagne.

Un an plus tard, la formation d’Artur Mas s’associe à la Gauche républicaine catalane (ERC, centre gauche, indépendantiste) et remporte les élections régionales après une campagne axée sur la question de l’indépendance. Depuis, les positions se radicalisent, à Madrid comme à Barcelone.

Entre Barcelone et Madrid, une fracture de plus en plus profonde
© J. LAGO/AFP

Le paisible quartier de Gracia, ancien village qui domine la vieille ville de Barcelone, en cours de gentrification, est le coeur vibrant des défenseurs de la culture catalane. Des drapeaux catalans et des  » Si !  » (à l’indépendance) ornent les balcons en fer forgé.  » Je ne comprends pas pourquoi, à Madrid, on refuse d’admettre que notre identité, notre langue, est une richesse pour le pays. Si l’on veut que je me sente espagnole, ma culture doit être protégée par l’Etat espagnol, s’enflamme Anna Manso, auteure de livres pour enfants. Pourquoi devrais-je renoncer à m’exprimer dans ma langue, celle de mes parents, de mes grands-parents ? Quand Juan Carlos a abdiqué, en juin 2014, j’imaginais que les Espagnols réclameraient une nouvelle Constitution. Mais non. Réformer l’Espagne, c’est impossible. Alors, claquons la porte. Après tout, les Catalans sont plus nombreux que les Danois !  »

Le référendum d’indépendance aura-t-il lieu, le 1er octobre ? Madrid y est farouchement hostile. Et son organisation se révèle hasardeuse. La loi électorale permettant sa mise en place n’a pas encore été votée.  » Elle ne correspond pas aux standards démocratiques requis, observe Ferran Pedret, député du Parti socialiste catalan (PSC), opposé à l’indépendance. Cela équivaudrait à participer à des élections organisées par le PP, dont les scrutateurs PP seraient appelés à valider un décompte réalisé par le PP.  »

Pour remédier à ce procès en illégitimité, les partisans du référendum espèrent un taux de participation plus élevé qu’en 2014.  » Ils s’appuient sur l’intérêt suscité par ce débat ces dernières années, explique Cyril Trépier, géographe spécialiste de la Catalogne à l’université Paris VIII. La population a compris que c’est un enjeu citoyen.  »

Alors que le gouvernement autonome veut organiser un référendum sur l'indépendance, le 1er octobre, les Catalans sont très partagés. Des militants pour, le 21 juin.
Alors que le gouvernement autonome veut organiser un référendum sur l’indépendance, le 1er octobre, les Catalans sont très partagés. Des militants pour, le 21 juin.© A. GEA/REUTERS

Le roi Felipe VI respecté

Dans le nord de Barcelone, le quartier de Sant Andreu abrite nombre d’Espagnols venus d’autres horizons, attirés par la promesse d’un emploi dans une usine ou encouragés à s’installer sur place, dans les années 1950, sous Franco, afin de remplacer les républicains qui avaient fui vers la France. Sur la rambla de Fabra i Puig, le dimanche matin, l’indépendance n’enthousiasme guère.  » Mais les Catalans ont le droit d’être consultés, affirme une coquette vieille dame, native de Murcie, arrivée ici à l’âge de 2 mois. Moi, par exemple, je préfère rester au sein de l’Espagne. Mais pourquoi refuser aux gens d’ici le droit de choisir leur avenir ?  » Un Argentin trentenaire – les Latino-Américains sont nombreux dans ce quartier – est du même avis :  » Nous sommes en démocratie. Il faut les laisser s’exprimer !  »

L’intolérance de la droite espagnole a fait grossir les rangs des indépendantistes

En Catalogne, tout le monde rêve d’un modèle fédéral à la canadienne.  » Là- bas, souligne le député PSC Ferran Pedret, le plurinationalisme est considéré comme un fait acquis. En Espagne, c’est regardé comme un problème.  » Il s’oppose pourtant au référendum :  » Imposer de nouvelles institutions alors que la société est si divisée risque d’être dangereux « , redoute-t-il. Les sondages prévoient un soutien à l’indépendance en baisse, à un peu moins de 50 %, et reflètent une société partagée.

Entre l’Espagne et la Catalogne, la région la plus riche du pays, un abîme d’incompréhension se creuse, au point que Madrid laisse planer la menace de suspendre les compétences de l’autonomie catalane.  » Mais, pour aller au clash, Mariano Rajoy, le chef du gouvernement et leader du PP, aurait besoin de l’appui du Parti socialiste espagnol, souligne la politologue Gemma Ubasart. Or, celui-ci est opposé à la ligne dure.  »

 » L’union nous renforce. La division nous corrompt et nous détruit « , a prêché l’archevêque de Barcelone, dimanche 20 août, lors de la messe d’hommage aux victimes des attentats, en présence des principaux responsables politiques catalans, de Mariano Rajoy et du roi. Sera-t-il entendu ?  » Une chose est sûre, souligne Gracia Dorel, Felipe VI est plus respecté en Catalogne que Rajoy. Il a rendu hommage aux victimes en catalan et, lorsqu’il a succédé à son père, en 2014, il a proposé un règlement harmonieux de la question catalane… Se faisant sèchement rabrouer, à l’époque, par Rajoy.  » Il en faudra bien plus que les avertissements de l’archevêque pour apaiser les esprits.

De notre envoyée spéciale, Catherine Gouëset.

Le facteur marocain

Sur les 13 djihadistes de la cellule responsable de l’attaque, revendiquée par le groupe Etat islamique, 11 étaient marocains. Ce n’est pas une coïncidence : la majorité des 2 millions de musulmans que compte l’Espagne sont originaires du Maroc. Beaucoup sont arrivés avec le boom économique de la seconde moitié des années 1990, quand l’Espagne a fait appel à eux en raison des relations historiques fortes entre les deux pays – de 1912 à 1956, la partie nord du royaume alaouite a été un protectorat espagnol. L’arrivée plutôt récente de ces travailleurs immigrés, vingt à trente ans plus tard que dans le reste de l’Europe, expliquerait en partie pourquoi l’Espagne a été épargnée, dans un premier temps, par la vague terroriste déclenchée en Europe depuis 2014, selon Ignacio Cembrero, journaliste spécialisé et auteur de La España de Ala(« L’Espagne d’Allah »). Car la plupart des attaques perpétrées ailleurs en Europe l’ont été par des immigrés de deuxième et troisième générations. Pour autant, selon le groupe de réflexion Real Instituto Elcano, « la région métropolitaine de Barcelone est le principal foyer du terrorisme djihadiste en Espagne »

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