Carte blanche

Du bon usage des faits en régime de  » post-vérité « 

Si toute vérité n’est pas bonne à dire, toute vérité n’est pas non plus nécessairement bonne à recevoir. Dans l’ère de Donald Trump, on prend désormais ses rêves pour des réalités en les appelant des  » faits alternatifs « .

Ainsi, il y aurait eu plus de monde lors de la cérémonie d’investiture du nouveau Président que pour tout autre Président dans l’histoire des USA. « Period  » : point à la ligne. Ce serait là un fait indiscutable, qui contredit pourtant ce qu’affirment tous les journalistes et qu’attestent tous les documents d’archives.

Les expressions utilisées pour décrire ce que serait un régime politique sous Trump se multiplient : « post-vérité », « post-démocratie », etc. Et les commentateurs de s’inquiéter, à bon droit, des dérives fascistes d’un tel rapport à la vérité. La perversion de la Cité, pour Platon, ne commence-t-elle pas avec la fraude des mots ? Alors pourquoi ne pas nourrir les mêmes inquiétudes, a fortiori, si on en vient à frauder les « faits » ? Platon ciblait les rhéteurs de l’agora, les sophistes. Trump et sa clique ciblent, pour leur part, tous ceux dont l’objet social et la vocation consistent à parler « en vérité » ; les scientifiques et les journalistes.

Cela soulève un problème épineux. Comment tenir à la vérité, aujourd’hui, sans se lancer dans une grande entreprise nostalgique, sans rêver un âge d’or de la vérité où personne ne contestait les faits scientifiques et médiatiques ? Comment éviter, pire encore, de vouloir restaurer « l’autorité » indiscutable dont auraient joui naguère ces institutions ?

Dans le domaine scientifique, il se trouve que cette question a donné lieu, dans les années ’90, à un épisode mémorable connu sous le nom de « guerre des sciences ». Des sociologues et philosophes ont rendu problématique l’autorité de la chose prouvée en décrivant les procédures de fabrication des faits scientifiques qui permettent de tenir un discours de vérité. Ils s’attirèrent les foudres de contempteurs de la « vraie science », qui leur reprochèrent leur « relativisme » et leur inconséquence politique ; où va-t-on si on ne croit plus en « la vérité » ? Ceux-là pourraient s’écrier, à la lumière de la situation étatsunienne, qu’ils l’avaient bien dit et que nous étions pourtant prévenus.

Pourtant, ce relativisme n’a rien à voir avec les délires fictionnels de Donald Trump et consorts qui prétendent au statut « fait alternatif ». Cette prétention exorbitante à une forme de vérité témoigne d’une dévastation de nos intelligences collectives à l’égard de ce qui fait un fait. Il ne s’agit pas là d’une rupture mais bien plutôt d’une continuité avec ce que nos sociétés occidentales considèrent comme vrai. Trump hérite d’une situation où nous nous sommes collectivement habitués à accepter sans broncher ce qui était énoncé « en fait ».

Pour nous, l’alternative est intenable entre, d’un côté, « toute la vérité » et, d’autre part, « aucune vérité » ; ce sont des postures de fait-néant, qui font littéralement le vide autour d’elles. Le bon scientifique et le bon journaliste, eux, savent très bien ce qu’il en coûte d’établir un « fait ». Cela demande un travail patient, minutieux, une attention de tous les instants à ce qui permettra de convertir des éléments d’informations en un fait. Soit dit en passant, ce type d’attention est devenu une denrée rare dans une institution scientifique ravagée par le productivisme et un journalisme dont les conditions d’exercice sont encore plus précaires. Le fait, donc, met en lumière une portion restreinte du monde, relative aux conditions très particulières dans lesquelles il a été produit. Pour cette raison, il faut se garder des généralisations hâtives et imprudentes.

Les faits peuvent bien sûr contribuer à dire la vérité d’une situation, mais à la condition de respecter un ensemble de précautions d’usage. Ils demandent à être articulés à un contexte singulier. Tenir à la vérité, c’est précisément se donner le moyen d’accompagner les faits, depuis leurs conditions de production, jusqu’aux mondes qui les supportent et qu’ils participent à reconduire et/ou à altérer.

Les faits sont des outils redoutablement puissants, et « la vérité », unique, indivisible, incontestable, une notion terriblement équivoque. Les faits comme les vérités auxquelles ils s’articulent nous mettent en mouvement, nous émeuvent, nous scandalisent, nous confortent. L’enjeu actuel ne consiste pas tant à renoncer aux faits qu’à manifester à leur endroit la plus grande prudence. Seulement voilà, témoigner un tel respect pour les « faits » suppose d’admettre leur rareté, une attention soutenue aux conditions de leur fabrication et aux contextes dans lesquels ils trouvent à s’insérer. C’est parce qu’ils sont rares que les faits sont précieux, et c’est parce qu’ils sont redoutablement efficaces qu’il faut prendre soin des vérités auxquelles ils donnent le jour.

François Thoreau, Chercheur ULg

Alexis Zimmer, Chercheur Paris 7 / ULB

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