Nicolas De Decker

Donald Trump, une certaine idée du journalisme

Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Parce que nous, les Européens bien polis, n’allons rien remettre en question, en fait. Nous, les journalistes gentils, n’allons pas faire notre examen de conscience. Vous allez voir. Parce que sinon, on devrait faire des choses dont personne n’a envie.

Alors, nous, les journalistes propres sur nous, on peut toujours dire que c’est une défaite pour l’Amérique qu’on aime, celle des Prix Nobel et des Pulitzer, des fondateurs de la démocratie et du capitalisme à la coule, de la fraternité multiculturelle et de l’ouverture de tous les possibles. On peut dire aussi d’ailleurs et c’est à peu près la même chose, que c’est la victoire de l’Amérique qu’on méprise, celle des ploucs et du KKK, du botox et de la fraude fiscale, du cholestérol et du racrapotage identitaire. Ca soulagera notre bonne conscience d’Européens polis, à qui il était si confortable, finalement, ce candidat de pacotille descendu de sa tour en faux marbre plaquée de faux or, avec ses faux cheveux, sa fausse épouse, ses fausses émissions, ses fausses faillites, ses faux succès, ses fausses informations, sa fausse campagne, ses fausses promesses.

Il est si laid et si grossier, Donald Trump, qu’il était l’épouvantail de notre bonne conscience d’Européens polis. Un type gonflé de vieille paille jaune qui fait peur aux petits oiseaux mais qui n’est pas dangereux.

Et puis il a gagné, l’empaillé, le laid et le menteur.

Alors du très haut de notre bonne conscience d’Européens polis, on a critiqué les experts qui n’avaient pas vu venir que l’empaillé allait gagner et qui nous avaient mal informés, et on a critiqué les petits électeurs qui ne sont que de grands crétins.

Et puis on a dit que c’était pas possible, que c’était inimaginable et honteux, que les populistes ne pouvaient pas gagner. On a dit aussi qu’il fallait qu’on se regarde dans un miroir et qu’on devait, nous les journalistes, nous les Européens polis, nous les grands médias, faire notre examen de conscience, parce que nous étions déconnectés de la réalité du citoyen ordinaire et du peuple qui souffre.

Parce que les exclus, dit-on de tous les côtés, ont gagné.

Et parce qu’on ne les avait pas écoutés, nous les Européens polis et nous les gentils journalistes.

Le problème, c’est que ce ne sont pas les exclus qui ont gagné.

Le problème, le vrai, c’est que les exclus ont été trompés. Et que nous, Européens bien polis, et nous les journalistes bien jolis, on contribue à tromper tout le monde en disant que les exclus ont gagné, et qu’on le trompe doublement en faisant croire qu’on va écouter le peuple qui souffre.

Parce que Donald Trump n’est pas un exclu, tout d’abord, et qu’il faut le redire, bien sûr.

Mais surtout parce que nous les écoutons déjà très fort, en fait, les exclus et les ploucs, la plèbe des réseaux sociaux, les trolls de bureaux de vote et tout ce peuple qui souffre. Ils nous obsèdent bien plus qu’on ne le dit, et orientent nos choix bien plus qu’on ne le pense.

Et donc parce que nous, les Européens bien polis, n’allons rien remettre en question, en fait. Nous, les journalistes gentils, n’allons pas faire notre examen de conscience.

Vous allez voir.

Parce que sinon, on devrait faire des choses dont personne n’a envie. En tout cas pas nous.

Par exemple :

1. Arrêter de traiter les questions migratoires comme une question morale, comme s’il suffisait de dire aux gens qu’ils étaient méchants pour qu’ils cessent de l’être.

2. Cesser de traiter les questions migratoires comme une question culturelle, comme s’il suffisait de dire aux gens qu’ils devaient s’ouvrir à l’autre pour qu’ils en finissent avec l’intolérance, ou que l’autre devait devenir comme eux pour être toléré.

Parce que s’en priver nous empêcherait d’intéresser les cultivés en cassant du plouc et d’intéresser le plouc qui se sent cassé.

3. Ne plus faire semblant de poser les questions que personne n’ose poser alors que tous les médias les posent, et que se les poser, c’est en fait déjà y répondre.

4. Ne plus faire semblant de privilégier le fond sur la forme et de refuser la tyrannie du buzz et de la petite phrase tout en tirant des pages et des pages sur les meilleures petites phrases et le meilleur du buzz et le pire des réseaux sociaux.

Parce que ne plus le faire nous obligerait à ne plus publier que des enquêtes intelligentes plutôt que de vendre et d’offrir de l’espace aux vedettes de la publicité commerciale, politique et culturelle.

5. En finir avec le traitement des questions politiques comme une question morale, comme s’il suffisait d’élire quelqu’un de bien pour en finir avec le mal, comme si les casseroles, les vilénies et les parjures personnels pouvaient vraiment changer l’ordre du monde.

6. En finir avec le traitement des questions politiques comme une question esthétique, comme s’il suffisait d’élire quelqu’un de beau pour en finir avec le laid, comme si les coiffures loufoques, les tenues extravagantes et les régimes minceur pouvaient vraiment changer l’ordre du monde.

Parce qu’on se dit que pour un Trump on a un Obama, et qu’au fond tout ça ne nous embête pas.

Alors, nous, les Européens polis, on va continuer à contribuer à tromper les ploucs exclus aussi bien que les malins inclus. On va continuer à tout comprendre de travers en prétendant avoir tout compris.

Parce que nous, les journalistes proprets, on préfère aimer un président noir qui a la classe ou détester un chef d’Etat orange qu’il ne l’a pas, plutôt que de s’emmerder à penser à celle qui compte vraiment, de classe. C’est la classe sociale, et ça n’intéresse personne. Ni le peuple qui souffre ni les élites qui le snobent.

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