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Disparition de Tom Clancy, l’inventeur du techno-thriller

Le Vif

Il a créé le célèbre personnage de Jack Ryan et a inventé à lui seul un genre. Tom Clancy vient de s’éteindre à l’âge de 66 ans. Nos confrères de l’Express avait eu la chance de le rencontrer en 2004. Interview.

[Archive] Il aimait les soldats, les flics, les agents secrets, les pompiers, ceux qui vont au feu avec courage et détermination. Il n’aimait pas trop les politiciens, les producteurs de Hollywood, les démocrates, ceux qui tergiversent au lieu de retrousser leurs manches. Depuis Octobre rouge, publié en 1984, Tom Clancy, auteur de best-sellers planétaires, a emmené ses millions de lecteurs dans le monde obscur des espions et des baroudeurs, avant de s’éteindre à l’âge de 66 ans.

L’Express a rencontré au dernier étage d’un palace new-yorkais le maître du techno-thriller, chaleureux et hospitalier, doté du même franc-parler déconcertant que ses personnages.

L’Express: Il y a vingt ans, lorsque vous publiez A la poursuite d’Octobre rouge, le monde était divisé en deux par la guerre froide. Aujourd’hui, c’est le terrorisme global que vous racontez dans Les Dents du Tigre. Si vos livres sont le reflet de l’état du monde, il y a de quoi s’inquiéter.

Tom Clancy: Mais non! Le monde va bien mieux aujourd’hui! Il y a vingt ans, 10 000 têtes nucléaires étaient pointées sur l’Amérique. Elles n’y sont plus. C’est un immense progrès. L’Union soviétique était une sorte de chauve-souris vampire. Les terroristes, eux, ne sont que des moustiques. Qu’ont-ils vraiment réussi à faire? A compliquer la vie des voyageurs, rien de plus! Dans les aéroports, on vous fouille, on radiographie vos bagages… Ils tuent des innocents, c’est vrai, mais il y a des criminels qui font ça tous les jours. Peut-on vraiment mettre en péril la sécurité nationale des Etats-Unis d’Amérique? Non, pas de manière significative. Il faudrait des ressources que les terroristes n’ont pas.

La prolifération nucléaire, les armes biologiques, chimiques…

On ne peut pas dissimuler un réacteur nucléaire, les satellites le repéreraient immédiatement. Souvenez-vous: lorsque les Français ont vendu un réacteur à l’Irak, les Israéliens l’ont éliminé. Quant aux armes biologiques et chimiques, elles sont là pour flanquer la trouille, rien de plus! Leur effet est avant tout psychologique. Je l’ai écrit dès 1996. Bien sûr, il pourrait y avoir des victimes. Mais la contre-attaque est facile. Imaginez tout ce que les Etats-Unis peuvent faire: dans des silos, au Dakota du Sud, nous avons des armes capables de faire disparaître un pays entier. Si quelqu’un utilise des ADM [armes de destruction massive] contre les Etats-Unis d’Amérique, nous riposterons avec nos ADM.

En somme, vous estimez que l’on gonfle la menace terroriste.Les officiers de renseignement sont payés pour ça. Leur boulot, c’est de crier « Oh! mon Dieu! Telle chose peut arriver! ». Mais l’histoire de l’Amérique n’est pas celle de gens qui passent leur temps à crier « Oh! mon Dieu! ». D’ailleurs, personne n’avait vu arriver le 11 septembre.

Si, vous! On sait que dans votre best-seller Sur ordre, publié en 1996, vous racontiez l’attaque du Capitole par un Boeing 747 détourné par des kamikazes.

Les tours du World Trade Center n’étaient pas tombées que je recevais déjà des appels de CNN. Si j’étais capable de dire l’avenir, je travaillerais à Wall Street, et je serais encore plus riche! L’idée de l’avion kamikaze, je l’ai eue à l’université. J’étais président du club d’échecs, et j’avais la réputation de pouvoir résoudre des problèmes abstraits. Un type m’a soumis celui-ci: « Serait-il possible d’abattre d’un seul coup le système politique américain tout entier, sans recourir aux armes nucléaires, ce qui serait trop simple? » Je me suis demandé à quel moment tous les représentants de l’Etat étaient rassemblés. Réponse: après une élection présidentielle, lors de l’inauguration de la nouvelle administration. Un avion kamikaze lancé sur le Capitole à ce moment-là éliminerait toute la chaîne de commandement des Etats-Unis. Il suffisait de raisonner! Je n’ai inspiré le 11 septembre à personne. Ce qui est possible finit toujours par arriver, voilà tout! Oussama ben Laden a mis sur pied un très bon groupe d’opération. Un jour, on le retrouvera, et on lui fera sauter la cervelle.

Les services secrets américains ont-ils tiré les leçons du 11 septembre?En créant un poste de directeur national du renseignement [proposition de la commission sur le 11 septembre acceptée par George W. Bush]? Pourquoi pas un directeur des croisières sur le Titanic! On n’améliore pas une bureaucratie avec plus de bureaucratie. Depuis deux mille ans, les bureaucrates font le même boulot: ils empêchent tout changement! L’Amérique doit renforcer sa capacité de renseignement, cela fait bien quinze ans que je l’écris. Dans les années 1970, un abruti de l’administration Carter a brisé les services et viré les espions. Nous n’avons jamais reconstruit notre potentiel de renseignement. Porter Goss, le nouveau patron de la CIA, a déclaré qu’il nous faudra au moins cinq ans pour le faire. Un crétin du Congrès a rétorqué: « Et si nous n’avons pas cinq ans devant nous? » Quand Napoléon avait demandé que l’on plante des peupliers le long des routes pour que l’armée ne marche pas en plein soleil, un abruti de l’époque lui avait répliqué de la même manière: « Mais il faut vingt ans pour que les arbres soient assez grands… » Napoléon avait répondu: « Alors, commencez tout de suite, imbécile! » Napoléon n’était pas seulement un bon soldat, c’était aussi un visionnaire. Ma femme vient d’avoir un bébé, une petite bestiole sacrément jolie. Elle l’a fait en neuf mois. Pas en trois! Pour reconstruire notre renseignement, il faut faire l’investissement nécessaire. Cela prendra le temps qu’il faudra.

Que faut-il faire alors pour lutter contre le terrorisme islamiste?

Celui qui a un bon job, une jolie maison et deux semaines de vacances n’a guère envie d’aller jeter des pierres ou des bombes. Ce n’est pas bon pour la porcelaine! A terme, la réponse au terrorisme, c’est la prospérité: une vie décente, ce qui implique une économie capitaliste encadrée par des règles solides. Les Israéliens n’ont pas compris que la meilleure manière de résoudre le problème palestinien est de mettre ces gens-là sur la voie de la prospérité. En Amérique, nous pensons que les hommes sont les mêmes partout. Chacun, où qu’il soit, veut une gentille femme, une maison agréable, un bon job, et l’espoir que ses enfants auront un avenir encore meilleur. A terme, c’est la seule solution stratégique. Le terrorisme est avant tout un acte politique, il cherche à provoquer un effet politique. Si, à cause de lui, nous changeons notre société, il est gagnant. Nous vaincrons les terroristes en vivant comme nous le voulons, et non comme ils le veulent, eux.

Je m’attendais à vous entendre évoquer une solution militaire contre le terrorisme…

Mais nous ne sommes pas en quête de guerres! Il faut se battre uniquement quand cela est nécessaire. George Bush est un type bien. Mais il a fait une erreur avec l’Irak. Cette guerre n’était pas nécessaire, car nous n’avions pas de casus belli. Le président n’a pas le droit d’envoyer les troupes au combat s’il ne peut pas expliquer clairement à Mrs Jones [Mme Tout-le-Monde] pourquoi son fils devait mourir. Or nous n’avons jamais eu de bonnes raisons pour déclencher cette guerre. Saddam Hussein méritait d’être envoyé en enfer, mais il n’est pas le seul, et nous n’avons ni le temps ni le nombre de soldats nécessaire pour éliminer tous les dictateurs. Un proverbe texan dit ceci: « Il y a plus d’hommes à tuer que de chevaux à voler. » Nous ne devrions pas agir en gendarme du monde. Maintenant, si nous pouvions transformer l’Irak en un pays démocratique, en plein milieu du monde arabe, alors ce serait une réussite considérable, mais est-ce possible?

Les Etats-Unis ne devraient donc pas, selon vous, intervenir ailleurs?

L’Amérique n’a jamais eu d’empire, elle n’en veut pas. Nous souhaitons apporter la liberté, cela fait partie de notre morale, mais pas par des guerres d’agression, qui ne sont rien d’autre que des attaques à main armée à grande échelle. La Corée du Nord? Elle n’est, elle aussi, qu’un moustique; il est gros, d’accord. Si Kim Jong-il attaque la Corée du Sud, comme ce fut le cas en 1950, ses soldats se feront égorger comme des moutons. A notre connaissance, ils n’ont pas testé leur arme nucléaire. Et si jamais ils l’utilisaient, nous pourrions transformer la Corée du Nord en parking. Kim Jong-il le sait. Dans son boulot de dictateur, il n’y a pas de plan de retraite. Il est fou, mais pas suicidaire. Il veut rester le roi de la Corée. Et en vie. Autrefois, il n’avait qu’un souhait: devenir producteur de cinéma, le Spielberg coréen. A chacun ses rêves…

George W. Bush est un type bien, dites-vous. On imagine que vous allez voter pour lui.

Je ne parle jamais de ça! Mais je ne vais pas voter pour John Kerry, he is an idiot! Oui, Bush est un type vraiment bien, je ne comprends pas pourquoi les médias le haïssent. C’est le genre de gars que vous aimeriez avoir comme voisin, pour partager une bière, regarder un match de base-ball, discuter comme nous le faisons tous. Dans son équipe, je n’apprécie guère Donald Rumsfeld [le secrétaire à la Défense] ni John Ashcroft [le ministre de la Justice], qui est aussi chaleureux qu’un croque-mort de province… De toute façon, la politique est une sale affaire, partout dans le monde. C’est un spectacle pour les méchants! Quand j’étais lycéen, je pensais que John F. Kennedy était un héros, et puis on a appris qu’il se droguait et qu’il avait un problème majeur de braguette… J’ai discuté une fois avec Bill Clinton: il a énormément de charme, une force qui vous enveloppe tout entier comme une vague dans l’océan. Mais en dessous, rien!

Vous n’aimez pas beaucoup les hommes politiques…

Les hommes politiques prennent des poses comme des femmes nues, mais ils ne font rien de concret. Excepté Abraham Lincoln, combien de présidents ont pesé autant dans l’histoire des Etats-Unis qu’un Thomas Edison? Aucun! Edison a inventé l’ampoule électrique et repoussé les frontières, l’Amérique a prospéré parce que nous avons facilité la vie de gens comme lui. Les politiciens, eux, l’ont plutôt tirée en arrière. J’aimais bien Reagan. Un vrai gentleman! Et Nancy… Quand elle le regardait, c’était comme si elle voyait le soleil se lever. Reagan était un type authentique. On l’a dit stupide. C’est faux. Il était sourd comme un pot, ce qui lui donnait un air un peu perdu. Mais il avait les yeux d’un renard, brillants d’intelligence. Il a détruit l’Union soviétique, ce que personne ne croyait possible, même pas les espions. Il a fait ce qu’il pouvait faire de mieux. C’est lui qui m’a rendu riche: en 1984, quelqu’un lui a offert pour Noël mon livre A la poursuite d’Octobre rouge. Il l’a lu, en a parlé, un journaliste de Time a écrit un article à ce sujet, et hop! c’était parti pour le best-seller.

Vos livres sont parfois plus vrais que les analyses stratégiques, au point que vous êtes considéré comme l’un des meilleurs experts des technologies militaires.

C’est juste du travail. Un travail de chien! Je fais de mon mieux. L’information est là, disponible. Je n’ai vu qu’une seule fois un classeur « Secret défense », sur le bureau d’un officier supérieur au Pentagone. Je lui ai demandé de le regarder, pour pouvoir décrire le format, les codes sur la couverture. Mais je ne l’ai pas ouvert, cela aurait constitué un délit fédéral. Je n’ai pas accès à des informations secrètes. Je raisonne, tout simplement. Chaque matin, je bois mon café, je lis le journal et je me mets au boulot: j’écris pendant quatre ou cinq heures. Et puis je m’écroule. C’est épuisant d’écrire. Dans mon esprit, je fais tout ce que font mes personnages. Pour me détendre, je vais sur mon champ de tir (un de mes amis du FBI m’a appris à viser correctement), c’est plus facile que le golf, un truc qui a été inventé par des gens qui croient que les cornemuses font de la musique. C’est comme ça que je gagne ma vie. Et j’ai de la chance. En achetant mes livres, les gens me rendent riche. Un vieux proverbe américain dit: « Il ne faut jamais préférer le talent à la chance. » La chance vous emmène plus loin que le travail bien fait.

Jack Ryan, le héros de vos livres, existe-t-il?

C’est moi! J’écris les aventures de ce personnage depuis plus de vingt ans, il finit par me ressembler, c’est inévitable.

Maintenant, il a un fils…

Moi aussi! Le petit Jack ira aussi loin qu’il peut aller. Son père ignore encore qu’il a tué quelqu’un à Rome, et il ne sera pas content quand il l’apprendra… Mais je ne vous en dirai pas plus. Je ne planifie pas mes livres à ce point.

A combien estimez-vous votre fortune?

Je suis romancier, pas comptable! J’ai énormément d’argent, mais je ne m’intéresse pas au marketing, pour autant que mon éditeur me paie. Je vis bien: une grande maison à Chesapeake Bay, avec une belle vue et 300 hectares de terre, un appartement à Baltimore (pratique quand je vais voir les matchs de base-ball), une autre maison que je fais construire dans le Massachusetts, une équipe de base-ball (elle ne va pas fort) …

Vous êtes en somme l’incarnation du rêve américain.

Mon père était facteur, employé au courrier à l’hôpital Johns-Hopkins. Moi, je suis pourri d’argent. Mais je reste un enfant de la classe ouvrière. Petit, je voulais devenir soldat, mais l’armée n’a pas voulu de moi, à cause de ma mauvaise vue: depuis le cours préparatoire, je portais des lunettes si épaisses qu’elles pouvaient servir de pare-balles! J’aurais voulu être tankiste, j’adore les tanks. Depuis que je suis romancier, j’ai pu jouer avec des vrais.

Il y a peu de temps, vous en aviez d’ailleurs un dans votre jardin.

Je ne l’ai plus. Mon ex-femme a eu le droit de le prendre, c’est insensé! Les militaires, tout comme les policiers et les pompiers, sont les gens les plus respectables que je connaisse. Eux, ils tiennent leurs promesses. Ils font le sale boulot pour nous. Je leur confierais la vie de mes enfants. Pouvoir faire confiance à quelqu’un, c’est essentiel, non?

Si on vous taxe de nationaliste…L’Amérique est supposée être née de la première rébellion nationaliste! Si on perd, on utilise le terme « rébellion »; si on gagne, c’est une « révolution ». L’Amérique n’est pas un bout de terre qui va de l’Atlantique au Pacifique. L’Amérique est un idéal, exprimé dans notre Constitution, un ensemble de règles établies il y a plus de deux cents ans par des gens très brillants. Nous sommes un pays d’optimistes. « Tout est possible! », voilà ce que nous croyons ici. C’est ce qui nous différencie de vous, les Européens: nous, nous guettons les occasions, pas les dangers! L’optimisme est une force en soi. C’est aussi pour cela que nous attirons les immigrants. Ici, c’est la statue de la Liberté qui les accueille. Ils viennent parce que notre système politique fonctionne, parce qu’il leur permet de s’élever. Mon plus beau souvenir, c’était en 1989, lorsque j’ai fait un discours pour l’anniversaire de la bataille de Baltimore devant 175 nouveaux citoyens américains qui venaient de prononcer leur serment. J’ai déclaré: « Bravo, vous êtes venus au bon endroit! Entrez! Ici, vous pourrez réaliser vos rêves, tous vos rêves! Welcome to America!  » Nous devons continuer à poursuivre les buts qui nous ont amenés sur ce continent, à cultiver nos idéaux. C’est ainsi que l’Amérique a prospéré: en ouvrant ses frontières, en invitant les gens à la rejoindre, en intégrant de nouveaux citoyens. En restant l’Amérique!

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