La sollicitude actuelle des gouvernements européens envers le secteur de la santé tranche avec les mesures d'économie qui lui ont été imposées ces dernières années, notamment en France. © HANSLUCASCOLLECTION

Crise du coronavirus: vers un retour en grâce du bien commun ?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour le sociologue français Patrick Pharo, un regain durable du souci de l’intérêt général, qui prévaut dans la crise du coronavirus, dépend de la restauration de l’Etat social et de la responsabilité des entreprises.

Le coup de gueule d’un médecin urgentiste : « je ne supporte pas les gens qui applaudissent les soignants« 

Patrick Pharo énonce une remarque préalable :  » On est tellement habitués à voir des films de science-fiction et des images qui nous paraissent irréelles parce que lointaines qu’on a du mal à réaliser que nous avons plongé dans un film de science-fiction dont on ignore encore la fin… « . Auteur de Eloge des communs (1), le chercheur en sociologie morale analyse l’impact du bouleversement de notre mode de vie sur la perception future de la notion de bien commun.

Patrick Pharo.
Patrick Pharo.© DR

En prenant des décisions importantes pour lutter contre l’épidémie de coronavirus, les gouvernements français et belge remplissent-ils les missions d’un Etat du bien commun ?

La santé est clairement un bien commun et, face à une crise sanitaire majeure, aucun Etat ne peut se dérober à ses obligations de bien commun. Toutefois, les stratégies actuelles résultent du mixage d’une parole politique largement désorientée et d’une parole scientifique qui comporte encore beaucoup d’incertitudes. On ne saura donc qu’après-coup ce qu’il en a été du bien commun dans les politiques suivies. En France et en Belgique, par exemple, la stratégie n’est plus d’empêcher la propagation du virus qui, aux dires d’un ministre français, devrait toucher à terme la moitié de la population, mais de la ralentir pour ne pas engorger les hôpitaux. On est proche ici de la stratégie d’  » immunité collective  » qui semble à l’oeuvre en Allemagne ou au Royaume-Uni : au-delà d’un certain seuil d’infection de la population, la contagion devrait se tarir si le virus ne peut pas se transmettre à des personnes déjà touchées. Cette stratégie est différente de celle de la Chine, confinement drastique et brutal des zones touchées, ou de la Corée du Sud, ciblage très précis et intrusif des foyers d’infection pour empêcher la propagation – avec néanmoins des risques de rebond lorsque le virus réapparaît dans des zones non touchées. En dehors même du repoussoir que constituent les méthodes de la dictature chinoise, les différentes stratégies sont toutes, à des degrés divers, liberticides. Elles se justifient néanmoins par la nécessité communément admise de surmonter la pandémie, mais aussi d’assurer la continuité de la vie économique. Or, c’est justement sur le plan économique que resurgiront inévitablement les questions et controverses au sujet du bien commun, lorsque les frustrations et les souffrances endurées pendant la crise s’ajouteront au fond de rancoeur et de méfiance qui s’est si souvent exprimé ces dernières années face à la spéculation financière, aux politiques d’austérité, au détricotage de l’Etat social ou à la catastrophe écologique en cours. Le bilan final de l’épidémie sera sans doute difficile à tirer. Mais son traitement contribuera d’autant mieux au bien commun qu’il aura été l’occasion d’un examen de conscience et d’une remise en question des politiques néoconservatrices qui ont si longtemps désarmé les institutions publiques.

Ce sont plutôt les gouvernants qui se sont éloignés du bien commun.

Vous écrivez que, de manière générale, « la sollicitude publique est particulièrement présente dans le domaine de la santé », notamment en matière de prévention. Ce constat facilite-t-il le respect de décisions très directives ?

En affichant son souci de la santé publique et de la prévention du malheur, n’importe quel gouvernement joue, si l’on peut dire,  » sur du velours « , puisque ce sont là des préoccupations cruciales pour n’importe qui. On peut donc supposer qu’au moins dans un premier temps, les injonctions de plus en plus directives des autorités seront acceptées, sinon réellement suivies. Le vent de panique entretenu par les annonces officielles sur la dangerosité de l’épidémie peut aussi contribuer à cette acceptation. Et on peut encore ajouter la solidarité avec le personnel soignant qui souhaite désespérément un étalement de l’épidémie pour ne pas être débordé par un afflux brutal de malades. Toutefois, pour que la confiance soit durable, il faudrait qu’il n’y ait pas trop d’écart entre la sollicitude affichée et la réalité de l’effort consenti pendant, mais aussi avant et après la période de crise. Le fait est, par exemple, que les hôpitaux publics français sont aujourd’hui d’autant plus engorgés qu’on leur a appliqué depuis des années des mesures sévères d’économie et de réorganisation qui ont mis à rude épreuve le personnel soignant. De même, les pharmacies sont en rupture de stock de matériel de prévention parce que les délocalisations industrielles ont anéanti certaines capacités productives locales… L’effort des habitants pour faire face au confinement est soutenu aujourd’hui par la promesse officielle de relancer l’économie  » quel qu’en soit le coût « . Mais cette promesse rompt avec des années d’affirmation, le coeur sur la main, qu’il est économiquement impossible d’augmenter les financements publics, de satisfaire les revendications des salariés ou de maintenir en l’état les systèmes de retraite ou d’aide sociale. Comme l’ont noté beaucoup d’observateurs, ce retour de l’Etat régulateur et garant du bien commun impliquerait une profonde conversion du regard des dirigeants économiques, qui risque de faire défaut au moment de la sortie de crise, à moins qu’elle soit soutenue et imposée par une expression démocratique forte.

Les stratégies face au coronavirus conjuguent une
Les stratégies face au coronavirus conjuguent une  » parole politique désorientée  » (ici, Emmanuel Macron) et  » une parole scientifique avec beaucoup d’incertitudes « .© BELGAimage

Faut-il craindre ou se réjouir du renforcement d’un  » maternalisme politique  » qui gouvernerait les conduites ?

Contrairement au paternalisme, qui est un autoritarisme fort recommandant le bien tel qu’il est vu par la partie forte sous peine de coercition, le maternalisme est un autoritarisme doux qui prétend exprimer si bien l’intérêt de la partie faible qu’il n’a pas besoin de recourir à la coercition. En temps normal, le maternalisme peut sembler préférable au paternalisme car il a au moins le mérite d’attirer l’attention sur les besoins et les sentiments de la partie faible. Cela étant, la crise épidémique est une occasion de découvrir des effets pervers du maternalisme lorsque, par exemple, les plus de 70 ans peuvent avoir le sentiment d’être traités comme de nouveaux intouchables du fait de leur vulnérabilité, ou que des plus jeunes intériorisent une peur panique de devenir le vecteur de la maladie d’autrui. On peut aussi constater que la coercition, fût-ce pour la bonne cause, reste toujours un horizon possible de la gestion officielle des conduites, puisque dans un nombre croissant de pays, la police et l’armée sont appelées à imposer un confinement transgressé par l’insouciance publique, sévèrement jugée.

L’épreuve que vivent les sociétés démocratiques européennes dans ce combat contre l’épidémie peut-elle redonner le sens du bien commun, négligé depuis plusieurs années, aux citoyens ?

Je ne pense pas que le sens du bien commun ait été perdu par les citoyens qui, sans même parler des dons, activités caritatives ou associatives, n’ont jamais cessé d’honorer fidèlement leurs fonctions sociales dans tous les secteurs économiques, et en particulier la santé et l’éducation publique, si mal traitées par certains Etats européens. Ce sont plutôt les gouvernants qui, pour des raisons philosophiques et politiques que j’analyse dans le livre, se sont éloignés du bien commun en rompant avec la vision de l’Etat social qui avait inspiré la résistance au nazisme et fondé les plans de reconstruction d’après-guerre. La réaction idéologique à la propagation des idées socialistes et aux mouvements de contestation des années 1960 a eu en effet des conséquences calamiteuses en posant la suprématie de l’investissement créateur d’emploi et de croissance sur toute autre considération sociale ou écologique. Pour renouer avec les obligations du commun, il faudrait donc d’abord renouer avec la vision d’une économie sociale et décente. Cela passe, à mon avis, par un retour de l’Etat social pour réguler et orienter l’économie, ce qui n’implique pas forcément un ultradirigisme. Les recherches contemporaines sur les communs montrent en effet que les ressources communes ne sont jamais mieux gérées que par ceux, propriétaires ou non, qui les utilisent.

En affichant son souci de la santé publique, n’importe quel gouvernement joue « sur du velours ».

Selon vous, les libertés individuelles appartiennent au bien commun. N’y a-t-il pas une contradiction à les réduire au nom de la recherche de ce même bien commun ? Y a-t-il une hiérarchie entre ses composantes ?

Bien sûr, c’est une contradiction manifeste ! On est un peu abasourdi aujourd’hui par la facilité avec laquelle un Etat libéral et démocratique peut imposer des restrictions inouïes de mouvement et de contact aux populations. On découvre aussi, dans le cas de la Corée du Sud, avec quelle facilité les données personnelles collectées par les plateformes informatiques, et qui sont censées être protégées, peuvent être utilisées par les pouvoirs publics au nom de la préservation de la santé publique. L’ordre des composantes du bien commun dépend bien sûr de la situation, et clairement aujourd’hui, c’est la crise sanitaire qui prend le pas sur tout le reste, ce qui, encore une fois, semble justifier l’obéissance. Mais les libertés individuelles, qui ne sont pas toutes aussi bonnes les unes que les autres, sont des communs qu’il faut absolument préserver. Comment les habitants vont-ils, dans l’après-crise, réagir à ces atteintes à leurs libertés ? C’est la principale question de l’histoire à venir.

Le bien commun, vu d’Italie

 » Pourquoi l’Europe ne s’est-elle pas chargée de mettre en place un plan de production commun des équipements élémentaires, tels que les masques et les gants […] ?  »

Gianluca Di Feo, rédacteur en chef de La Repubblica, dans Le Figaro.

 » Nous autres, Italiens, avons un sens du civisme peu prononcé. Nous préférons que les choses nous soient imposées, car, ainsi, nous avons tendance à mieux les comprendre.  »

L’écrivain Roberto Ferrucci dans Le Monde.

 » Que se serait-il passé si le fléau avait éclaté en Calabre ? […] Dans ce cas, le nord se serait barricadé contre le sud, sans changer de mode de vie. Et la réponse de Rome aurait été moins audacieuse. Et sans doute pas nationale.  »

Valérie Segond, journaliste correspondante en Italie, dans Le Figaro.

(1) Eloge des communs, par Patrick Pharo, PUF, 278 p.
(1) Eloge des communs, par Patrick Pharo, PUF, 278 p.

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