Lors de son discours télévisé, le 3 octobre, Felipe VI, très ferme, accuse les séparatistes de menacer la stabilité de la Catalogne et de toute l'Espagne. © Belgaimage

Crise catalane: le pari du Roi Felipe d’Espagne

Le Vif

En décidant de se montrer intransigeant à l’égard des indépendantistes catalans, le roi a engagé la monarchie dans un bras de fer.

ll est loin, le temps où Felipe VI, tout jeune roi, débarquait en Catalogne au volant d’une Seat Ibiza avec le chef du gouvernement autonome de l’époque, Artur Mas, comme copilote, à l’occasion des 30 ans du modèle fétiche de la marque. Mas a cédé la place à Carles Puigdemont, un référendum illégal pour l’indépendance de la province a eu lieu, et le discret souverain d’Espagne a décidé de prononcer un discours d’une exceptionnelle fermeté à la télévision, le 3 octobre, accusant ces séparatistes  » hors la loi  » de briser en deux la société catalane. Après trois ans de règne, voilà le sobre Felipe soumis à l’épreuve du feu : le fils de Juan Carlos saura-t-il incarner l’unité du royaume – fonction essentielle de la monarchie espagnole – dans une péninsule mosaïque de 17 régions, aussi disparates économiquement que culturellement ?

Le 19 juin 2014, jour de son couronnement, Felipe VI salue la foule, du haut de son mètre nonante-sept, dans une Rolls-Royce Phantom IV remontant la Gran Via de Madrid. L’héritier du trône à la raie sur le côté toujours impeccable s’est préparé depuis l’enfance : master en relations internationales à Washington, études de droit et formation militaire en Espagne… Les frasques à la Harry d’Angleterre ? Pas son genre. Lorsque ce  » voileux  » aguerri s’est enamouré d’un mannequin norvégien, il a su renvoyer la belle à ses tenues olé olé à la demande de la famille royale. Il est vrai que Juan Carlos faisait déjà le show de son côté. Depuis des années, les revues à potins rapportaient les incartades du vieux monarque. Jusqu’à ce printemps 2012, où Sa Majesté se fractura la hanche alors qu’il chassait l’éléphant au Botswana en galante compagnie. Les Espagnols auraient préféré qu’il chassât les licenciements. Pour couronner le tout, un an plus tard, la princesse Cristina était mise en examen au côté de son mari dans une sale affaire de détournement de fonds publics…

Devant pareil désastre, Felipe VI lança son opération  » mains propres « . Il demanda un audit extérieur des comptes du palais de la Zarzuela, instaura un code de conduite pour les membres de la famille, baissa son salaire de 20 %… Plus symbolique encore, il obligea sa soeur Cristina à abandonner son titre de duchesse de Palma, avant de couper les ponts avec elle. Felipe VI inaugurait sa  » monarchie rénovée, en accord avec les temps nouveaux « .  » Maintenant, lorsque les voitures officielles sortent de la Zarzuela, elles s’arrêtent au feu rouge. Avant, elles passaient « , raconte l’un de ses conseillers (1). Victimes du terrorisme, femmes battues ou homosexuels et  » trans  » furent reçus au palais. Lors de la grave crise politique de 2015, alors que les partis ne parvenaient pas à s’entendre pour la présidence du gouvernement, il se garda de proposer lui-même une personnalité afin de renvoyer chacun à ses responsabilités. Prudent, bosseur, à l’écoute : la formule fit des miracles, si l’on en juge par le niveau de popularité de la monarchie, revenu à celui des années 1990 avec une note de 6,4 sur 10, le souverain de 49 ans obtenant lui-même un 7,3 (2). Score plus qu’honorable dans un pays où un tiers des habitants se disent  » républicains « .

Ces dernières années, Felipe n’a eu de cesse d’agir en coulisse pour apaiser les tensions

Certains gestes ont néanmoins surpris. Pourquoi Juan Carlos n’a-t-il pas été convié le 28 juin dernier à la célébration des 40 ans des premières élections démocratiques après la dictature franquiste, alors que lui-même en fut l’un des acteurs majeurs ?  » Le protocole « , a rétorqué la Zarzuela. Hors cercles officiels, on évoque plutôt les mauvaises relations entre le père et le fils. Certains reprochent aussi à Felipe le côté soporifique de ses interventions et son manque d’empathie, accentué par la froideur de son épouse, Letizia.  » Lors de son discours de Noël 2015, il s’était installé dans la salle du trône, symbole de la grandeur de la monarchie, alors que les Espagnols étaient au fond du trou avec la crise !  » s’étonne une journaliste, spécialiste des familles royales. La chroniqueuse se souvient d’un déplacement de Juan Carlos et de Sofia au sud de Madrid.  » Ils s’étaient assis dans la cabane d’un patriarche gitan. Je ne suis pas sûre que Felipe, tout préparé qu’il est, soit capable d’en faire autant.  »

Le soir du 3 octobre, Felipe, d’un ton à peine plus vif qu’à l’ordinaire, a surpris les Espagnols par son rappel à la loi. Mais pas un mot pour le sentiment populaire séparatiste ni sur les violences policières durant le référendum. Il ne s’est adressé qu’aux Catalans fidèles à l’Espagne. Ses adversaires y ont vu la preuve qu’il roulait pour le gouvernement droitier de Madrid, contrairement au rôle d' » arbitre  » que lui confère la Constitution. La réalité est plus complexe. Dès l’instant où les institutions ne fonctionnent plus normalement, le souverain n’a d’autre choix que de défendre cette même Constitution. Felipe VI est, en outre, le premier roi constitutionnel de la péninsule, son père ayant été porté sur le trône par Franco et ses prédécesseurs par la loi de succession.  » Il sait que la monarchie espagnole n’a de justification que si elle permet le bon fonctionnement de la Constitution « , souligne l’historien Benoît Pellistrandi (auteur d’Histoire de l’Espagne, Perrin). Sa défense du cadre démocratique s’inscrit dans la lignée du discours de Juan Carlos, le 24 février 1981, condamnant à la télévision la tentative de putsch militaire.  » Felipe n’a choisi aucun camp, sinon celui de la loi, qui est aussi celui de plus des trois quarts des députés du Parlement espagnol, renchérit Javier Ayuso, directeur adjoint du quotidien El País. Il a eu raison d’opter pour la fermeté, car le moment le commandait.  »

Ces dernières années, Felipe n’a eu de cesse d’agir en coulisse pour apaiser les tensions. Une fois par mois, il se rendait en Catalogne, rencontrant discrètement des représentants de la société catalane en marge d’actes officiels. Par son discours, le souverain, qui fut – ironie de l’histoire – le porte-drapeau de l’Espagne aux JO de 1992, à Barcelone, a réveillé le camp des antiséparatistes catalans, descendus massivement dans la rue le 8 octobre. Sans doute l’espérait-il au même titre qu’un rééquilibrage des forces dans l’espace public et médiatique de la région, jusque-là dominé par les militants indépendantistes.  » Le problème est que Felipe n’a pas une classe politique à la hauteur, analyse Benoît Pellistrandi. Juan Carlos, lui, a eu cette chance.  »

(1) El País semanal, 28 juin 2015.

(2) Sondage El Español-SocioMétrica, janvier 2017.

Par Claire Chartier.

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