Dans le souk Wakif de Doha, les yeux sont déjà rivés vers la Coupe du monde de 2022. © Matthew Ashton/Getty Images

Comment le Qatar compte rebondir un an après le blocus

Un an après le début du blocus imposé par ses voisins, l’émirat veut montrer au monde qu’il a les ressources pour rebondir. Même si le conflit est loin d’être apaisé.

Des milliers de vaches attendent leur tour dans des étables rafraîchies grâce à des brumisateurs, avant de s’introduire dans un carrousel qui permet de traire cent bêtes à la fois. Bienvenue à l’entreprise privée Baladna ( » Notre pays « ), au nord de Doha, la capitale du très ambitieux Qatar. Elle est devenue l’image emblématique de la réaction de l’émirat au blocus décrété, le 5 juin 2017, par l’Arabie saoudite, Bahrein, les Emirats arabes unis, l’Egypte et le Yémen. Ceux-ci accusent Doha de  » financer le terrorisme  » et de soutenir la confrérie des Frères musulmans, en qui ils voient une menace pour leurs propres pouvoirs.

Jusqu’alors, plus des trois quarts des produits laitiers étaient importés, notamment d’Arabie saoudite, avec qui le Qatar partage sa seule frontière terrestre. Pris à la gorge, les Qatariens ont rapidement trouvé la parade.  » Une semaine après, les premières vaches débarquaient d’avions venus des Etats-Unis, dont les énormes élevages ont permis de répondre rapidement à la demande, raconte le directeur néerlandais, Peter Weltevreden. Cela a duré jusqu’en octobre 2017. Entre-temps, nous avons construit des bâtiments en plein désert et importé d’Irlande ce carrousel de traite. D’ici à un an, notre surface aura plus que triplé. Elle accueillera 20 000 vaches et six carrousels.  »

Résultat : l’émirat est aujourd’hui autosuffisant en lait frais, et bientôt en fromages et autres produits dérivés, tous vendus dans les grands magasins locaux, comme Carrefour et Monoprix. L’entreprise, qui a investi 700 millions de dollars, prend tellement d’essor qu’elle s’apprête à produire elle-même ses bouteilles en plastique ainsi que des jus de fruits, à partir de concentrés venus d’Europe. 800 employés de toutes nationalités – les Qatariens sont ultraminoritaires dans leur propre pays – sont à la manoeuvre.  » Je n’avais jamais vu un tel projet se réaliser aussi rapidement « , confesse le Néerlandais.

 » Le blocus a suscité un énorme choc, mais les conséquences sont restées limitées car nos chaînes de logistique sont très flexibles, assure Aziz Ahmad Aluthman, secrétaire d’Etat adjoint au ministère des Finances, dans son bureau au sommet d’une des extravagantes tours au centre de Doha. Il nous a donc fallu à peine deux mois pour lancer l’opération Skybridge et tout réorganiser, non seulement pour les produits laitiers mais aussi pour les volailles et les produits médicaux. Pour le ciment et l’asphalte, nous avons puisé dans notre réserve stratégique constituée depuis 2006.  » Ce parfait francophone souligne que le secteur bancaire qatarien reste le plus développé de la région :  » Les voisins ont retiré 20 milliards de dollars d’actifs, mais nous avons pu rapatrier 40 milliards pour rassurer le système bancaire. Et tout cela, en une semaine.  »

Comment le Qatar compte rebondir un an après le blocus

La puissance du gaz

L’autre raison de la résistance du Qatar tient à la structure de son économie :  » Nous exportons deux produits, le gaz, dont nous sommes le premier producteur au monde, et le pétrole. Nous avons honoré tous nos contrats, y compris auprès des Emirats arabes unis qui nous créent des ennuis, et dont 40 % de la production électrique dépend du gaz qatarien.  » S’il l’avait voulu, le Qatar aurait pu fermer les robinets et priver le voisin de climatisation alors que les températures s’emballaient…  » Nous ne voulons pas agir comme la Russie qui coupe parfois les vannes quand elle se fâche.  » A cet égard, il précise que le pays sous blocus a bénéficié au même moment de la volonté européenne de moins dépendre des importations de gaz russe.

L’Etat sous la férule de la dynastie al- Thani a tout de même dû mettre la main au portefeuille :  » Skybridge nous a coûté 250 millions de dollars « , affirme l’homme politique. Sans compter les coûts indirects :  » On avait budgété 11 milliards de dollars en taxes, et on n’en a récolté que sept, notamment à cause du manque à gagner dans la perception de droits de douane et de la gratuité des visas « , depuis lors en vigueur pour ouvrir le pays et desserrer l’étreinte. Les temps sont surtout difficiles pour Qatar Airways qui ne peut plus desservir 18 destinations régionales et se voit forcée à de longs détours à cause des interdictions de survol. Elle va toutefois renforcer sa flotte de nouveaux avions-cargos afin de renforcer l’approvisionnement par la voie des airs.

Autre cible du blocus, la chaîne Al Jazeera ( » l’île « ), dont les pays voisins exigent toujours la fermeture pure et simple. Fondée en 1996, elle est devenue la première chaîne indépendante dans le monde arabe (bien qu’appartenant, elle aussi, à la famille régnante), créant ainsi une brèche dans le monopole américain de l’information en continu. Depuis le 5 juin 2017, son signal est bloqué et son site Web inaccessible à Riyad comme à Dubaï. Elle a même reçu des menaces de bombardement… Un journaliste de la chaîne, Mahmoud Hussein, est détenu depuis plus de 500 jours sans jugement en Egypte, un pays de la coalition anti-Qatar.

Au siège d'Al Jazeera, la chaîne internationale dont des pays voisins exigent la fermeture.
Au siège d’Al Jazeera, la chaîne internationale dont des pays voisins exigent la fermeture.© fjdo

Familles séparées

Le volet humain de la crise est sans doute le plus pénible à supporter. Les Qatariens sont désormais limités dans leurs déplacements. Les pèlerins ne peuvent plus se rendre à La Mecque. Les étudiants dans les universités saoudiennes doivent interrompre leurs études. Les couples binationaux sont soumis à de déchirants dilemmes.  » Le dommage au tissu social est bien plus grand que le dommage économique, souligne Ahmed Hasnah, président de l’université Hamad bin Khalifa de Doha, chapeautée comme les autres par la Qatar Foundation. Nous avions des étudiants saoudiens, bahreinis, égyptiens, et la plupart ont préféré partir.  »

Ceux qui sont restés sont pris dans une nasse : s’ils retournent chez eux, ils ne pourront pas revenir ensuite au Qatar pour poursuivre leurs études. Et s’ils décident de ne pas obéir aux injonctions, parfois couplées à des pressions sur leur famille, ils prennent le risque de voir leur passeport expirer sans pouvoir le renouveler, ce qui les bloquerait au Qatar.  » Comment terminer mes études tout en gardant un passeport valide ? Je suis pris au piège, alors que je n’ai rien à voir avec cela. Ma seule arme, c’est de parler aux journalistes « , témoigne l’étudiant en aéronautique Rashed Al Jalahma, 23 ans, de nationalité bahreini.

Son discours s’intègre dans le message que les autorités de Doha veulent faire passer : le Qatar est la victime d’un odieux complot visant à le mettre sous tutelle, mais sa force est dans sa résilience. Le Government communication office est à la manoeuvre pour faire percuter ce message auprès des journalistes, hommes politiques, chercheurs, tous invités à découvrir l’émirat qui, jusqu’alors, faisait montre de peu d’ouverture médiatique, laissant se développer une image peu flatteuse d’un Etat qui achète en Occident tout ce qui brille et, surtout, qui protégerait des réseaux terroristes.

Le portrait stylisé de l'émir Tamim ben Hamad al-Thani est omniprésent. Ici, à l'aéroport.
Le portrait stylisé de l’émir Tamim ben Hamad al-Thani est omniprésent. Ici, à l’aéroport.© fjdo

« Nous ne sommes pas des terroristes »

Même si Daech s’avère bien plus proche du wahhabisme saoudien que de l’idéologie des Frères musulmans, l’émirat n’a jamais coupé avec le conservatisme religieux. Mais de là à l’accuser de terrorisme ?  » Seuls cinq Qatariens se sont retrouvés sur une liste noire des Nations unies, alors qu’on y trouve plusieurs centaines de Saoudiens et d’Emiratis. Et ces cinq-là ont vu leurs avoirs gelés et leurs déplacements contrôlés « , confie un haut responsable de la sécurité du Qatar, qui a requis l’anonymat. Quant au financement par Doha d’organisations terroristes,  » c’est de la vaste blague « , poursuit-il.  » Quand la guerre en Syrie a commencé, beaucoup de concitoyens ont voulu aider les réfugiés par des donations. C’est ainsi que de l’argent a pu se retrouver en de mauvaises mains comme Jabhat al-Nosra (NDLR : filiale d’al-Qaeda). Au début du conflit, beaucoup de pays occidentaux ont également aidé al-Nosra avec de l’argent et des armes, avant de faire marche arrière.  »

Alors, d’où viennent ces accusations ?  » Elles sont fabriquées de toutes pièces pour discréditer notre pays et confisquer ses ressources « , explique-t-il, subodorant un complot qui trouve sa source à Washington et dans les Emirats arabes unis. Explication : l’émir du Qatar aurait refusé d’investir dans une opération immobilière menée par le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, son conseiller pour le Moyen-Orient… Les Etats-Unis maintiennent pourtant de bonnes relations avec le Qatar, où ils disposent d’une base militaire. Le rapprochement économique entre le Qatar et l’Iran chiite, bête noire des Saoudiens, n’a fait que renforcer l’ostracisme.  » Cette crise ne profite à personne et affaiblit le Conseil de coopération du Golfe (NDLR : qui regroupe Arabie saoudite, Bahrein, Emirats arabes unis, Koweit, Oman et Qatar), poursuit l’officiel. Il suffirait d’un appel téléphonique du président Trump pour tout régler, mais il ne veut pas.  »

En avril dernier, le site saoudien Sabq faisait état d’un projet pharaonique visant à creuser un bras de mer sur la frontière côté saoudien et à transformer en île le trop remuant Qatar.  » Cela n’a rien de sérieux « , balaie un officiel qatarien. Il n’empêche que les menaces ne cessent pas, et la récente volonté de Doha de s’équiper de missiles russes pourrait être considérée comme un nouveau casus belli. Dans l’intervalle, le mouton noir du Golfe préfère mettre l’accent sur les grands projets d’infrastructure comme le nouveau port d’Hamad, les futures lignes de métro, et les stades (certains démontables) qui accueilleront en 2022 la première Coupe du monde de football dans un pays arabe et, avec elle, plus d’un million de visiteurs en un mois. Histoire de démontrer que le pays n’est pas coupé du monde.

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