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Cocaïne: enquête au coeur de la Mafia

Pas de crise de la poudre blanche en Europe, deuxième marché mondial. La Camorra y domine la vente au détail. A Naples justement, LeVif.be a recueilli les confidences des « travailleurs » de la coke. Du dealer au capo familial, ils racontent les arcanes – et l’enfer – d’un trafic hors de contrôle.

Les Hells Angels ont enfourché leurs Harley et pris la route des Balkans: du jour au lendemain, 200 bikers, danois et allemands, sont partis s’installer en Albanie et en Serbie, mais aussi en Bulgarie. Et ce n’est pas pour faire du tourisme, commente Jean-Dominique Nollet, chef de l’unité analyse et connaissance à Europol, l’Office européen de police criminelle: « S’ils sont partis là-bas, c’est qu’il y a du business à faire dans la coke. Pour nous, c’est un bon indicateur. Cela confirme que ces pays sont en train de devenir les nouvelles portes d’entrée de la drogue en Europe. »
Comme s’il n’y en avait pas assez… Par l’Espagne et par les Pays-Bas, notamment, la cocaïne arrive déjà de tous les côtés, et de toutes les façons: à l’intérieur d’un conteneur, au fond d’un hors-bord ou dans un camion, planquée dans des melons ou dans des airbags… Deuxième zone de consommation mondiale après l’Amérique du Nord, l’Europe est accro à la poudre blanche.
Entre 1999 et 2009, la consommation annuelle y a doublé, atteignant 123 tonnes, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. Soit un business de 26 milliards d’euros (33 milliards de dollars) – presque autant que le marché américain, qui est saturé, tandis que le Vieux Continent offre encore de belles perspectives. Et il reste à conquérir l’Asie, qui n’en est qu’à ses prémices! Bienvenue chez Cocaine Inc., l’entreprise qui ne connaît pas la crise. Quelle autre marchandise, achetée 1000 euros le kilo au fournisseur, se revend 70 fois son prix, une fois qu’elle a traversé l’Atlantique? Et quel produit dispose d’une clientèle aussi « captive »?

Marché ouvert et concurrentiel, diraient les économistes, le trafic de coke reste, dans les faits, très concentré. En Europe, la pieuvre calabraise, la ‘Ndrangheta, détiendrait à elle seule, selon les estimations, 80 % du gâteau. Une véritable industrie. Il suffit de survoler Gioia Tauro, le plus grand port de conteneurs de la Méditerranée, lové dans la plaine du Tauro, à la pointe de la Botte, pour s’en rendre compte. « La Mafia tient le port et a financé sa construction, dixit une source policière. Qui sait combien de tonnes de coke y transitent chaque mois? » Personne, justement. Pas plus que l’on ne connaît ses clients. Tout juste peut-on dire qu’elle a su se rendre incontournable, en tissant des liens étroits avec les fournisseurs colombiens. Même les « cousins » de la Camorra, autres rois de l' »or blanc », se fournissent chez eux! Chacun sa spécialité. La ‘Ndrangheta veille sur le commerce de gros; la Camorra, sur la vente au détail. Où elle tient, elle aussi, le haut du pavé.

Une organisation militaire, des codes stricts

A Naples, son fief historique, elle règne sur des quartiers entiers, où ces mafieux, organisés en clans, ont bâti de véritables empires. Venus de Milan ou de Palerme, dealers et junkies s’y fournissent, jour et nuit. Car, dans ce supermarché à ciel ouvert, on a su appliquer des méthodes dignes de la grande distribution. L’organisation est militaire, les codes sont stricts, et les recettes, juteuses: la vente de drogue rapporterait 1 million d’euros par jour au plus gros clan. Et les chefs mafieux ont su se faire accepter par la population, dont ils sont issus eux-mêmes. La Camorra n’est-elle pas le plus grand employeur local?

A Scampia, quartier du nord de Naples, d’immenses HLM, appelés vele, barrent l’horizon des 40 000 habitants qui y survivent, pour la plupart, avec des salaires de misère. Sur un mur, un tag: « Si vous croyez en Scampia, vous y trouverez un océan d’amour. » Mais l’eau s’est retirée depuis longtemps, laissant derrière elle des ruines grisâtres. Pas de cinéma et pas de restaurant, le long des rues tristes, mais des terrains vagues et des murs de béton ridés comme des visages sans avenir. Au fil des ans, la Camorra s’est enracinée dans cette cité-mouroir, où les gamins ne jouent pas et les rares passants ne relèvent pas la tête. Car c’est là, dans les étages, que les dealers cachent leurs stocks de drogue. Dans des appartements ou dans des escaliers délabrés, derrière des compteurs électriques et des portes fracassées. Parfois, une Mobylette apparaît. Des ombres se profilent, nerveuses et inquiétantes. Passe ton chemin, étranger, tu n’es pas le bienvenu. Et tu risques gros. Car c’est la guerre, ici. Les clans se déchirent. Et l’omerta règne. Seuls se livrent les repentis. Ceux qui ont échappé à l’enfer. Certains membres « actifs », pourtant, ont accepté de se confier. Ils évoquent, de l’intérieur, « leur » mafia. Ces témoignages, sous le couvert de l’anonymat, parlent du quotidien, de l’organisation, des hommes et des femmes qui servent la « cause ». Jour après jour, jusqu’à ce qu’ils tombent sous les balles. Ou qu’ils meurent d’une overdose. Ils sont dealers, grossistes, chefs de place. Ils n’ont pas d’avenir, et rêvent d’échapper à cet enfer. Mais combien y parviendront ? Confidences.

« Goûte, c’est du Scorpion… »

A Naples, les dealers appellent ça le lavaggio. Le lavage. Dans une cuillère à soupe, mélanger 1 gramme de cocaïne et autant de bicarbonate de soude, ajouter un peu d’eau et chauffer pendant quelques minutes. Quand le liquide s’est évaporé, peser la préparation restante. Si le résidu a perdu de son poids, c’est que la poudre a été coupée avec un autre produit. A l’inverse, s’il en reste beaucoup, c’est qu’elle est pure. Le must, c’est la « 9 ». Puis il y a la « 8 » – et ainsi de suite.

Le procédé est artisanal, mais il est fiable. Toute la cocaïne qui circule à Naples, l’un des plus grands supermarchés de la drogue en Europe, subit cette épreuve : pas question d’acheter un paquet de coke sans le passer au lavaggio. Dans chaque famille « camorriste », un chimiste, souvent un oncle ou un cousin, se charge des tests. Les fournisseurs de Colombie, du Pérou ou de Bolivie sont réputés sérieux, mais une entourloupe est toujours possible…

C’est par mer que la cocaïne arrive en Europe. Une part importante de la production colombienne se retrouve en Calabre, fief de la mafia ‘Ndrangheta. Ici, on ne compte pas en kilos, mais en tonnes.
Si les gangs de Naples se fournissent auprès de leurs « cousins » du Sud, ils ont aussi leurs propres filières sud-américaines. « Les négociations ont lieu aux Pays-Bas, révèle un grossiste. Nous payons la marchandise en avance et si, par malheur, elle est arraisonnée par les flics, les Colombiens nous rendent la moitié de l’argent. »

Avant d’atteindre les côtes italiennes, la plupart des conteneurs transitent par les ports espagnols de Malaga et de Barcelone, où ils sont réceptionnés par des Napolitains installés sur place, qui réexpédient ensuite la drogue, toujours par bateau. Le port de Salerne, situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de Naples, serait très prisé. Acheté 1 000 euros dans les allées de Medellin (Colombie), le kilo de cocaïne vaut 25 fois plus lorsqu’il arrive à quai. La poudre blanche est ensuite transportée à Naples par la route – dans des camions de fruits, par exemple. Et c’est au nord de la ville, dans le quartier populaire de Scampia, qu’elle est entreposée, conditionnée, puis revendue en gros et en détail. Non sans avoir, une nouvelle fois, pris de la valeur. Car il faut payer l’acheminement et, surtout, les intermédiaires – soit 10 000 euros supplémentaires.

Pour finir, la fameuse « 9 », celle que l’on appelle aussi le « Scorpion », est vendue aux grossistes 35 000 euros le kilo. Mais les consommateurs la paieront 50 000. Marge confortable…
Pourquoi ce nom de Scorpion? Il faudrait le demander aux producteurs colombiens. Ce sont eux qui dessinent des silhouettes d’animaux sur les briques de poudre afin d’indiquer la qualité. Un cran sous le Scorpion, il y a le Puma. « Ça reste de la bonne came, explique un revendeur. Quand j’en achète 1 kilo, je le coupe avec 100 grammes de caféine: 5000 euros de gagnés! Souvent, aussi, j’ajoute de la lidocaïne, un anesthésiant utilisé par les dentistes, qui provoque une sensation d’engourdissement. Les clients adorent. Quand j’oublie, certains se plaignent que je leur vends de la camelote! »

A dix minutes en voiture du musée de Capodimonte, où les touristes admirent des toiles de Goya et du Caravage, deux types de marchands se partagent Scampia – les grossistes et les détaillants. Les premiers alimentent les marchés des grandes villes: « Les dealers de Palerme ou de Florence, par exemple, je leur paie un bon hôtel et un bon repas, puis je les livre dans leur chambre. En général, ils me prennent 3 à 4 kilos de marchandise, confie l’un d’eux. Dans d’autres villes, comme Milan, c’est moi qui me déplace. Là-bas, il y a tellement de fric que la coke part à 70 000 euros le kilo ! Pour ne pas avoir d’embrouilles avec la police, je demande à des amis mécanos de démonter les airbags de ma voiture. Ça me coûte 3000 euros, mais il n’y a pas meilleure planque pour la came. »

Les détaillants, quant à eux, arpentent tous les soirs les rues de Naples afin d’écouler quelques grammes de poudre. Beaucoup tournent près du stade de foot. « Pour un gamin de 16 ou 17 ans, c’est souvent le seul moyen de gagner de l’argent, affirme un membre de clan. Moi, je connais quelques jeunes très travailleurs. Le vendredi soir, je leur file 50 grammes et je leur dis qu’ils pourront me rembourser plus tard, quand ils auront tout vendu. En général, quelques heures suffisent: ils empochent 1000 euros de bénef, ça leur permet de faire la bringue le week-end. Et la semaine d’après, ils reviennent me voir. »

« Carmella! » crient les guetteurs

Scampia, en fin d’après-midi. En haut du Lotto G, une tour blanche de dix étages, des silhouettes s’agitent sur les balcons. Soudain, un panier accroché au bout d’une corde glisse dans le vide, le long de la façade. Un homme l’attrape avant qu’il ne touche le sol, y place quelques billets et donne un coup bref. Le panier remonte, avant de redescendre, plus lentement cette fois. A l’intérieur, quelques barrettes de haschich. Déjà, derrière lui, d’autres clients se pressent. Eux aussi veulent leur panier garni… La noria dure jusqu’à l’heure de fermeture, soit 21 heures.

Sommaire, le système de paniers n’en est pas moins redoutable. Réfugiés au dernier étage de la tour, les dealers ont, depuis longtemps, neutralisé les ascenseurs. Au grand dam des habitants, qui doivent emprunter les escaliers pour remonter leurs courses, mais aussi des policiers, qui doivent grimper une centaine de marches quatre à quatre afin de prendre les trafiquants en flagrant délit… Espoir souvent déçu, car il faut d’abord parvenir au pied des HLM sans se faire remarquer. Une gageure. Partout, les guetteurs, appelés vedetta, quadrillent le terrain. Et il est difficile de les prendre en défaut.

En général, ce sont de jeunes garçons que les chefs de place, les rois des cités, paient quelques centaines d’euros. Des semaines durant, ils mémorisent des plaques d’immatriculation de « visiteurs ». Celles des policiers, en particulier, qui circulent à bord de voitures banalisées. Lorsqu’ils font irruption dans le quartier, les gamins mettent leurs mains en porte-voix et crient à tue-tête: « Maria! Maria! » ou encore « Carmella! » Aux flics, ils expliquent, la bouche en coeur, qu’ils appellent leur soeur, partie encore Dieu sait où…

A quelques centaines de mètres de là, des hommes se pressent dans les parkings des casa de Pufi (« les maisons de Schtroumpfs »), des petits immeubles bleus. Ici, on vend de l’héroïne et du korbet, un mélange « bas de gamme » de cocaïne et de déchets d’héroïne qui se fume dans des bouteilles en plastique. Tout autour, des junkies, accroupis contre des murs, cherchent fébrilement leurs veines pour s’injecter une dose d’héroïne. D’autres gisent dans les fossés, immobiles. Pour alimenter ce « marché », trois groupes de pushers (les dealers) se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une équipe d’une vingtaine d’entre eux prend la tranche matinale, de 7 à 15 heures, tandis qu’une deuxième couvre l’après-midi et la soirée. Enfin, une permanence de nuit est assurée à partir de 23 heures.
Et si les toxicos sont à court de matériel, qu’à cela ne tienne, tout est prévu. Au pied des vele – ces HLM construits dans les années 1970, et aujourd’hui délabrés -, des échoppes proposent le nécessaire: seringues, cuillères, garrots, bouteilles d’eau. Ces magasins clandestins sont tenus par des femmes, payées 150 euros par jour. Droguiste, un métier d’avenir…

La guerre des clans a repris de plus belle

Ils ont une vingtaine d’années et tuent leurs journées à lire le journal et à regarder les filles à la terrasse d’un café. Pour ça, ils sont payés 5 000 euros par mois. Mais si leur téléphone portable sonne, ils oublient jupes et farniente, et filent chercher leur gros calibre, souvent caché dans le coffre d’une voiture abandonnée. Ce sont les killers. Chaque chef de famille camorriste en emploie quatre ou cinq, parfois plus. Leur mission: liquider les ennemis du boss. Et, ces derniers mois, ils n’ont pas chômé. Car la guerre a repris de plus belle à Scampia. Décrite dans le livre de Roberto Saviano, Gomorra, la victoire en 2005 des clans Pagano et Amato – les « sécessionnistes » – sur la famille Di Laoro, avait pourtant débouché sur une paix des braves, au prix de 130 morts. Mais le répit a été de courte durée. L’arrestation, en 2009 et 2010, des deux boss sécessionnistes, Raffaele Amato et Cesare Pagano, a entraîné une redistribution des cartes. « Les fils et les neveux qui ont pris le pouvoir s’entendent mal, à tel point qu’il y a eu quelques morts dans l’entourage de la famille, raconte un camorriste. De nouvelles têtes ont émergé, aussi, qui contrôlent l’arrivée de la drogue en Espagne. Elles peuvent donc organiser elles-mêmes la distribution de la coke sur Naples, en court-circuitant le clan Amato. » Une vraie déclaration de guerre. A Lotto G, l’un des plus importants lieux de vente de cocaïne, un « boss » du clan Amato a été tué il y a peu. En représailles, un pusher du camp adverse a été liquidé. Oeil pour oeil. Ces derniers mois, les morts se compteraient par dizaines. « Avant que Paolo Di Laoro ne soit arrêté, en 2005, la Camorra était unie, se souvient un chef de place. Il servait d’arbitre lorsqu’il y avait un conflit. Il distribuait la drogue dans toutes les places, l’argent tournait, tout le monde était tranquille. Maintenant, c’est le chaos. Et personne ne sait quand ça s’arrêtera. »

« Mamma est en bas, qui fait de la coca »

Dix-sept heures, quartier de Scampia, dans une vele de la via Baku. Tablier noué autour des reins, une femme éloigne le bambino collé à ses jupes, puis déballe son matériel sur la table de la salle à manger: une balance, une spatule, un sac plastique contenant de la poudre blanche et une cinquantaine de petits cylindres munis de bouchons jaunes – des pedrine, doses individuelles de cocaïne. Dans chacune d’elles, la mamma va glisser 0,3 gramme de cocaïne, soit l’équivalent de deux snifs. Très prisées par les avocats napolitains, paraît-il, ces pedrine se vendent 13 euros l’unité. Avec 1 kilo de poudre, acheté 38 000 euros, on peut préparer 6000 doses, soit 78 000 euros de chiffre d’affaires et, donc 40 000 euros de bénéfice. Si la cocaïne est pure, il suffit de la couper une ou deux fois avant de la conditionner pour empocher la somme de 120 000 euros de marge… La drogue, à Scampia, c’est une affaire de famille: une quarantaine d’entre elles se partagent le commerce de la drogue. Chacune est rattachée à un clan (Amato, Pagano…) et dirigée par un chef de place, un capopiazza, qui achète la drogue à son propre clan. Ces « entreprises » familiales peuvent compter jusqu’à cent personnes. C’est le cas des quatre plus importantes, qui portent le nom du lotissement où elles « travaillent »: Casa de Puffi, Case Celesti, Lotto G et Case Baku.

Comme dans n’importe quelle PME, la répartition des tâches est précise et chacun connaît sa place. La mère prépare les dosettes. Le fils les vend dans les rues de Naples. Et la fille cache la drogue dans son appartement, où les réservoirs des WC se révèlent parfois utiles… Sans oublier les cousins et beaux-frères, qui trustent souvent les postes de direction.

Certaines familles emploient une cinquantaine de pushers, spécialisés par marchés. Les plus jeunes vendent du hasch, tandis que leurs aînés écoulent des produits plus « techniques », comme la cocaïne, le crack, le korbet ou l’héroïne. En revanche, les drogues synthétiques, telles que les méthamphétamines, sont absentes de Scampia.

Le soir venu – ou le matin, pour ceux qui travaillent de nuit -, les pushers restituent le produit de leur vente à la « tenancière ». C’est elle qui, sur un grand registre, note les entrées et les sorties de drogue, les recettes… Et qui, in fine, confie l’argent au bras droit du boss, l’homme de confiance, sur qui tout repose. « Il est totalement dévoué au patron et ne le quitte jamais d’une semelle », explique un dealer. Dans toutes les familles, il a le même profil: « Ancien taulard, il est vieux: plus de 40 ans! » Un âge canonique, dans la Camorra.

Six jours sur sept de labeur

Le chef de place a plongé sa main dans sa sacoche, il en a tiré trois billets qu’il a tendus au jeune dealer. Aujourd’hui, samedi, c’est jour de paie. En liquide, bien sûr. Et pas de jalousie, tout le monde sait ce que gagnent les autres. Les mieux payés vendent les drogues dures – héro, crack et coke. Chaque semaine, ils touchent 1500 euros. Une somme rondelette, mais le job est très exigeant: six jours sur sept de labeur, douze heures par jour, et le risque, permanent, de se faire coffrer.

Plus jeunes et souvent débutants, les vendeurs de cannabis touchent 500 euros hebdomadaires. S’ils font leurs preuves, ils grimperont dans la hiérarchie. Ensuite, il y a les postes plus spécifiques, comme les killers, ou le bras droit du patron, véritable cheville ouvrière, qui dirige les opérations. Un tel poste est rémunéré jusqu’à 5000 euros mensuels. La tenancière du registre, celle qui comptabilise les ventes et les recettes, est rétribuée 500 euros par semaine. Les « nourrices », enfin, prêtent leur appartement pour y cacher la drogue. Il en faut, selon un témoignage camorriste, une bonne quinzaine pour faire tourner le business. « Tous les jours, dit-il, on change de planque, ça permet de brouiller les pistes. Les flics ne savent jamais où est la came. » Cette sous-location se paie cher: 2000 euros mensuels. Soit, pour les quinze apparte-ments, 30 000 euros. Le prix de la sécurité.
Et le chef de place, celui qui dirige la famille, combien gagne-t-il? Difficile à dire. Depuis quelques années, il aurait perdu de son pouvoir: désormais, les recettes liées à la vente de drogue remontent directement, semble-t-il, jusqu’au chef de clan, à la tête de plusieurs familles. En échange, celui-ci lui verse un salaire fixe – environ 10 000 euros mensuels. Et tous les chefs de place seraient priés de se plier à cette règle. Il y a quelques mois, deux capopiazzia ont refusé d’obtempérer. On les a retrouvés dans le coffre d’une voiture. Lestés de quelques grammes de plomb.

Le héros des vele, le roi de Scampia

Il ne quitte jamais son flingue, roule dans des 4×4 de luxe et brasse jusqu’à 100 000 euros par jour. Le capopiazza, le chef de place, est le roi de Scampia.
On en compte une quarantaine. Chacun d’eux contrôle un territoire, souvent quelques vele. Il règne sur de véritables petites armées – et l’on n’embauche personne qui ne soit pas né dans le quartier. « Ici, les chômeurs sont si nombreux que le chef de place est souvent considéré comme un bienfaiteur, raconte un dealer de cocaïne. Parfois, des mères de famille leur présentent leur rejeton de 14 ans pour qu’il lui trouve du travail. Alors, le « capo » lui donne un job de guetteur ou lui confie la préparation des doses de coke. Pour les boss, l’intérêt est double. D’abord, ils soignent leur réputation auprès des habitants ; ensuite, ils disposent d’une main-d’oeuvre idéale. Même s’ils se font serrer par les flics, les gamins n’iront pas en taule. Ils sont trop jeunes. »

Certains chefs de place participent même à la vie de quartier et organisent des fêtes, en fin de mois, avec chansonniers et feu d’artifice. Pas étonnant que les gamins les considèrent comme des héros. « Les ados veulent devenir comme eux, ajoute le pusher. Ils les respectent bien plus que leurs profs à l’école. »
Dommage que ces jeunes ne connaissent pas le revers de la médaille. Car il est difficile d’échapper à l’enfer de Scampia : « Nous n’avons aucun avenir, confie ce chef de place, qui dirige une vingtaine de jeunes dealers à Scampia. Aucun d’entre nous ne sait s’il sera vivant demain. C’est pour ça que l’on flambe tout notre fric ! Ceux qui ne finissent pas en prison se font buter, surtout s’ils réussissent trop bien. Ça crée des jalousies. Dans ce boulot, vous tenez quatre ou cinq ans. Jamais plus. »

Par Charles Haquet, avec Bertrand Monnet (professeur à l’Edhec), L’Express

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