Chute du mur : pourquoi la fin de l’Histoire n’a pas eu lieu
L’effondrement du bloc communiste devait assurer le triomphe sans partage de la démocratie libérale à partir de l’Europe centrale. Trois décennies plus tard, c’est sur cette même terre que prospère son principal concurrent, les régimes illibéraux. Explications.
Le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique qui s’en suivait signaient l’échec du communisme institutionnel et consacraient le triomphe sans partage du libéralisme, économique et politique. Conseiller au sein de l’administration du président américain Ronald Reagan, le politologue Francis Fukuyama annonçait la » fin de l’Histoire « , soit l’adhésion inéluctable des Etats de la planète à la démocratie libérale, faute de concurrence.
Trente ans plus tard, » le compte des rêves entretenus sur l’extension mondiale de la démocratie n’y est pas. Bien au contraire, les démocraties sont en recul « , observent le journaliste Jean-François Bouthors et le philosophe français Jean-Luc Nancy dans Démocratie ! Hic et nunc (1). Paradoxe suprême, hors l’idéologie nihiliste islamiste, la principale contestation de cette promesse de progrès surgit de cette Europe centrale postcommuniste d’où elle devait en principe rayonner. En Hongrie, en Pologne, elle a pris la forme de la démocratie illibérale, une démocratie qui, hors sa façade électorale, est vidée progressivement de ses libertés, de ses contre-pouvoirs, de sa substance. En ex-Allemagne de l’Est, en Autriche, en Italie, c’est l’extrême droite qui y menace, par contagion des idées, l’Etat de droit.
Pourquoi cet espace centre-européen a-t-il été propice à l’éclosion de cet illibéralisme ? Celui-ci est-il le rejeton de décennies de communisme et d’une transition démocratique controversée ? » Nous affirmons que l’ascension politique du populisme ne peut pas s’expliquer sans tenir compte du ressentiment généralisé face à la manière dont un communisme soviétique (imposé) sans alternative a été remplacé, après 1989, par un libéralisme occidental (invité) sans alternative « , soutiennent le politologue bulgare Ivan Kratsev et le professeur de droit britannique Stephen Holmes dans Le Moment illibéral (2). Passer d’un diktat supranational à un autre n’est pas ce dont avait rêvé une partie des dirigeants et des citoyens d’Europe centrale, même s’ils aspiraient à rejoindre le plus rapidement possible le niveau de prospérité atteint par l’ouest européen.
Ancien journaliste spécialiste du monde communiste, l’eurodéputé français Bernard Guetta (lire page 67) insiste de surcroît sur les dégâts qu’a infligé à certaines catégories de la population de ces pays une thérapie de choc économique. Hausse des inégalités sociales, corruption endémique, redistribution moralement arbitraire des propriétés de l’ancien Etat communiste entre les mains de quelques privilégiés ont émaillé cette transition à marche forcée. Pour Ivan Krastev et Stephen Holmes, c’est en vérité l’absence de recours à cette mutation libérale qui explique le mieux l’état d’esprit antioccidental qui domine aujourd’hui les sociétés postcommunistes.
Le choc de la crise de 2008
Pis, la confiance dans l’Europe libérale aurait été définitivement sapée par la crise financiaro-économique de 2008. Que devenait dès lors la crédibilité de ces donneurs de leçons incapables de prévenir et de gérer une crise ayant germé dans le coeur nucléaire du néolibéralisme, les Etats-Unis ? » De profonds chocs économiques et techniques à l’échelle du monde et la propagation d’une panique de perte d’identité ont rattrapé une réelle possibilité de démocratisation, après qu’eut été sapée l’hétéronomie qui assurait la stabilité des régimes communistes « , résument et complètent Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy.
En effet, au-delà de la conjoncture économique naviguant entre dividendes de la croissance pour les uns et fragilisation sociale pour les autres, les questions identitaires justifient aussi que la démocratie illibérale ait trouvé en Europe centrale un terrain propice. » Des sociétés vieillissantes de petite taille mais ethniquement homogènes expliquent la soudaine radicalisation des sentiments nationalistes « , avancent les auteurs du Moment illibéral. Des dirigeants opportunistes, au premier rang desquels le premier ministre hongrois Viktor Orban et le mentor du gouvernement polonais Jaroslaw Kacsynski, n’ont eu aucune gêne à exploiter la crise des réfugiés en 2015 et l’évolution législative en matière de moeurs de pays de l’ouest de l’Europe pour attiser cette crainte existentielle. » Pour les partisans d’Orban, l’Europe occidentale est entrée en décadence en tournant le dos à sa foi chrétienne, en légalisant le mariage homosexuel et en ouvrant ses frontières à l’immigration occidentale « , résume Bernard Guetta dans son livre L’enquête hongroise (3).
Opportunisme politique
Economiques ou sociétales, les motivations avancées par Viktor Orban et Jaroslaw Kacsynski pour justifier leur défiance à l’encontre du libéralisme européen sont démontées par Ivan Krastev et Stephen Holmes. » Leur antilibéralisme est opportuniste au sens où il les aide à esquiver les accusations légitimes de corruption et d’abus de pouvoir portées par des hauts responsables de l’Union européenne et leurs opposants au plan intérieur. » Et leur exacerbation d’un péril musulman participe de » la substitution d’un danger illusoire (l’immigration) à un danger réel (la dépopulation et l’effondrement démographique) qui ne peut pas dire son nom « . Bref, en 1989, le nouvel ordre unipolaire dominé par l’Ouest semblait rendre le libéralisme inattaquable dans le champ des idéaux moraux. En 2019, le nouveau désordre multipolaire permis par Donald Trump menace le libéralisme politique, fragilisé y compris par ses anciens promoteurs.
(1) Démocratie ! Hic et nunc, par Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy, François Bourin, 216 p.
(2) Le Moment illibéral, par Ivan Krastev et Stephen Holmes, Fayard, 352 p.
(3) L’enquête hongroise (puis polonaise, italienne et autrichienne), par Bernard Guetta, Flammarion, 224 p.
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