Patrouille en hélicoptère au-dessus du Rio Grande, dans le sud-est du Texas. © J. MOORE/GETTY IMAGES/AFP

Ces Texans hostiles au mur de Trump

Le Vif

Le président Trump entend toujours bâtir un mur à la frontière mexicaine. Le long du Rio Grande, pourtant, les principaux intéressés n’en veulent pas.

Donald Trump et Fox News, la chaîne d’information préférée du président des Etats-Unis, jugent les villes frontalières du Mexique  » en crise sécuritaire « . Sur ce plan, soyons franc : McAllen (Texas) ne tient pas ses promesses. Cette localité de 160 000 habitants serait même un peu trop paisible. A la différence de Reynosa (Mexique), de l’autre côté du Rio Grande, sous la coupe des cartels de la drogue, rien, de ce côté-ci de la frontière, ne vient rompre le ronron : ni délinquants, ni dealers, ni règlements de comptes. Bref, aucune insécurité et pas de crise humanitaire, en dépit des nombreux migrants. Chaque jour et chaque nuit, ils franchissent le fleuve qui sépare les deux pays.

Les journalistes racontent que les migrants nous tuent, nous menacent. C’est faux.

Hormis l’ennui, c’est d’abord l’enfilade d’enseignes publicitaires géantes, le long d’avenues interminables et identiques, qui frappe le visiteur. Cette immense municipalité, plus étendue que Paris, est vouée corps et âme au commerce. Chaque fin de semaine, Texans de la classe moyenne et Mexicains aisés viennent faire ici leurs emplettes, dans des magasins discount qui proposent, à prix  » sortie d’usine « , les produits électroménagers fabriqués dans les maquiladoras, de l’autre côté de la frontière.

 » Nos compatriotes américains imaginent souvent McAllen en proie à la criminalité, regrette le chef de la police locale, Victor Rodriguez. C’est le contraire qui est vrai. La semaine dernière, j’ai annoncé la neuvième année de baisse consécutive pour les crimes et délits : ce sont nos meilleures statistiques depuis trente-cinq ans !  » se félicite l’officier supérieur à la carrure de videur de boîte de nuit. Comme tout le monde ici, il est parfaitement bilingue et ne voit guère l’intérêt d’ériger un mur entre le Mexique et les Etats-Unis.

Ce bilan sécuritaire encourageant n’a guère ému Donald Trump, lors de sa visite express à McAllen, le 10 janvier :  » La situation est pire que ce que j’imaginais « , a-t-il asséné. Le président n’a écouté aucun représentant local – ni le maire, ni le chef de la police, ni le shérif, ni l’incontournable soeur Norma Pimentel, directrice du refuge pour migrants, le Centre de répit humanitaire de l’évêché catholique.  » Seuls les membres de sa délégation, étrangers à McAllen, ont pu s’exprimer, raconte-t-elle. C’était un show. Le soir même, à la télévision, des journalistes ont continué à raconter que les migrants nous envahissent, nous tuent, nous menacent. C’est faux.  »

Donald Trump (à dr.) et des agents de la Border Patrol, à McAllen, le 10 janvier.
Donald Trump (à dr.) et des agents de la Border Patrol, à McAllen, le 10 janvier.© L. MILLIS/REUTERS

Pour le locataire de la Maison-Blanche, l’essentiel était bien sûr de donner du grain à moudre à ses partisans. En plein shutdown, il s’agissait de réitérer sa promesse de campagne : construire un mur le long de la frontière mexicaine. On le sait : le 22 décembre dernier, Donald Trump a bloqué le budget voté par le Congrès au motif que les démocrates, désormais majoritaires à la Chambre des représentants, refusent d’allouer l’enveloppe de 5,7 milliards de dollars qu’il réclame pour la construction d’un mur de 3 200 kilomètres, de l’océan Pacifique au golfe du Mexique. Depuis plus d’un mois, l’administration américaine est partiellement paralysée par le shutdown : quelque 800 000 fonctionnaires fédéraux sont au chômage technique. Ironie de l’histoire, les 23 000 agents affectés à la surveillance des frontières (Border Patrol), comme les autres, n’ont pas été payés depuis Noël. En engageant ce bras de fer avec l’opposition, le président espère démontrer au pays le laxisme des démocrates en matière de sécurité nationale. Un pari risqué à l’issue incertaine.

 » Une crise à la frontière ? Quelle crise ?  » interroge avec malice le maire de McAllen, Jim Darling, un ancien du Vietnam, sans affiliation partisane, qui reçoit dans son bureau en proposant des barres de chocolat Twix.  » La seule crise que je connaisse, c’est celle des politiques, à Washington, et l’incapacité de deux camps, celui de Trump et celui de la démocrate Nancy Pelosi, à s’entendre dans l’intérêt des Américains.  » La nouvelle speaker, ou présidente, de la Chambre des représentants depuis le 3 janvier est devenue, de facto, l’adversaire n° 1 du président. De fait, le shutdown de Trump est le plus long de l’histoire des Etats-Unis.

Pas une nuit sans que des
Pas une nuit sans que des  » coyotes  » (passeurs) ne fassent traverser le Rio Grande à des  » illégaux « . La plupart se laissent arrêter par les gardes-frontières, avant de demander l’asile politique.© L. ELLIOTT/REUTERS – A. LATIF/REUTERS

Soyons juste : il se passe bien quelque chose à McAllen et Donald Trump n’a pas choisi cet endroit par hasard. Ces dernières années, la ville texane est devenue le principal point d’entrée des immigrants clandestins. Désormais, c’est dans le sud-est du Texas, dans les savanes semi-tropicales bordant le sinueux Rio Grande, et non dans les déserts de Californie et d’Arizona, que passent la plupart des illégaux.  » Les temps ont changé « , souligne le journaliste Lorenzo Zazueta-Castro. Arrivé du Mexique illégalement à l’âge de 3 ans, avec sa mère, dans les années 1990, ce trentenaire passionné est devenu spécialiste des questions d’immigration au quotidien texan The Monitor.  » Autrefois majoritaires, les Mexicains ne représentent plus que 20 % des clandestins, explique-t-il. Depuis les années 2000, la grande majorité provient d’Amérique centrale. La plupart fuient la pauvreté et la violence des maras, ces bandes ultraviolentes présentes au Honduras, au Guatemala, au Salvador.  »

L’année 2014 a marqué un tournant. La criminalité a alors atteint un tel niveau que les ressortissants de ces petits pays ont commencé à affluer par vagues entières à McAllen. A la différence des clandestins d’autrefois, qui traversaient la frontière en solo et fuyaient la police, 75 % des migrants actuels voyagent en famille, souvent par groupes de deux (un adulte, un enfant) pour se jeter dans les bras de la Border Patrol et demander l’asile politique. Par définition, ils ne causent aucun trouble à l’ordre public.  » Donald Trump parle de crise exceptionnelle car 360 000 illégaux ont traversé la frontière mexicaine l’année dernière, poursuit le journaliste du Monitor. Mais les chiffres sont relatifs. En 2014, ils étaient 480 000. Et en 1998, carrément 1,5 million.  »

Pas une nuit sans que des
Pas une nuit sans que des  » coyotes  » (passeurs) ne fassent traverser le Rio Grande à des  » illégaux « . La plupart se laissent arrêter par les gardes-frontières, avant de demander l’asile politique.© L. ELLIOTT/REUTERS – A. LATIF/REUTERS

Pourquoi se précipitent-ils vers McAllen ? Parce que c’est le point géographique le plus proche de l’Amérique centrale. La ville-frontière constitue une porte d’entrée logique pour rallier la côte est des Etats-Unis ou la Floride, où nombre de migrants ont des attaches familiales. Mieux, dans cette région du Sud-Est texan, les illégaux débarquent en territoire ami. Dans ce coin du Texas, un Etat par ailleurs très républicain, beaucoup se disent  » démocrates-conservateurs « , c’est-à-dire imprégnés de christianisme. De fait, la région de McAllen baigne dans une culture tex-mex multiséculaire. Le Rio Grande, que les Mexicains appellent le Rio Bravo, y est vu comme un trait d’union plutôt que comme un mur de séparation liquide.

 » J’ai grandi dans un ranch près d’ici, confie le shérif du comté de Hidalgo (où se trouve McAllen), Eddie Guerra, Stetson blanc sur la tête et moustache de sergent Garcia, qui reçoit dans son bureau climatisé. Aussi loin que je me souvienne, j’ai vu des clandestins traverser les champs. On leur offrait à boire et à manger et ils reprenaient la route, se souvient-il. Aujourd’hui, certains ranchers, mais pas tous, perpétuent la tradition : ils entreposent des citernes d’eau quelque part sur leurs terres, à l’intention des étrangers de passage « , raconte cet officier élu au suffrage universel, sous l’étiquette démocrate.

Trump est un connard obsessionnel qui sait seulement répéter : « Le mur, le mur, le mur ! »

Chaque jour, entre 50 et 100 nouveaux migrants font étape au Centre de répit humanitaire de l’évêché catholique.  » Après leur interpellation et une garde à vue de deux ou trois jours, la Border Patrol les conduit chez nous, raconte la bienveillante soeur Norma. Nous leur offrons une brève pause, une douche, un repas. Nous les aidons à se coordonner avec leurs contacts aux Etats-Unis et à réserver, à leurs frais, les billets de bus ou d’avion qui les mèneront à leur destination finale : Houston, New York ou Tampa.  »

Avant ce dénouement heureux, l’odyssée depuis l’Amérique centrale est périlleuse. Et souvent traumatisante.  » Il m’a d’abord fallu emprunter 7 000 dollars afin de payer les « coyotes » (passeurs) « , raconte l’agriculteur guatémaltèque Antonio Tum Tum, rencontré au centre humanitaire catholique en compagnie de son fils Juan Apolinario, 11 ans.  » Puis le voyage a commencé. Cela restera un mauvais souvenir, dit-il. Pour commencer, les coyotes nous ont entassés, à 81 personnes, dans un camion plongé dans l’obscurité. Nous avons traversé le Mexique d’une traite, en cinquante-deux heures, debout, serrés comme des sardines, sans eau ni nourriture. Malgré la présence d’enfants en bas âge, le moindre bruit était interdit. Faire nos besoins était également impossible.  »

Entre 50 et 100 migrants sont chaque jour pris en charge, à l'issue de leur garde à vue, par le Centre de répit humanitaire de l'évêché catholique de McAllen, dirigé par soeur Norma.
Entre 50 et 100 migrants sont chaque jour pris en charge, à l’issue de leur garde à vue, par le Centre de répit humanitaire de l’évêché catholique de McAllen, dirigé par soeur Norma.© L. ELLIOTT/AFP

Ainsi brinquebalée, la cargaison de clandestins est arrivée à Reynosa, au Mexique, en face de McAllen.  » Là-bas, les passeurs nous ont parqués dans un hangar, poursuit Antonio Tum Tum, où d’autres mafieux sont venus nous kidnapper. Ils nous ont conduits dans les collines, à une heure de route, où ils ont cherché à nous rançonner, mais personne n’avait d’argent… Beaucoup d’entre nous pleuraient. Nous pensions que nous serions exécutés. Il faisait froid, la nuit, et nos ravisseurs étaient des brutes. Après deux jours d’angoisse, notre passeur est réapparu pour verser de l’argent, et nous avons été délivrés.  » La peur au ventre, Antonio, son fils et vingt autres personnes ont traversé le Rio Grande en pleine nuit, entassés sur un bateau pneumatique…

Avec son noeud papillon, Steve Ahlenius, président de la chambre de commerce, semble appartenir à un autre monde. Pourtant, cet homme élégant qui se définit comme conservateur s’identifie sans mal aux clandestins. Lui aussi est un descendant d’immigrants : à la fin du xixe siècle, son ancêtre a quitté sa Suède natale, alors l’un des pays les plus pauvres d’Europe, pour rejoindre l’Amérique.  » Je crois à la liberté individuelle et au droit de chacun à poursuivre son rêve. Notre pays a toujours été une terre d’opportunité pour les plus entreprenants. C’est dans son ADN. Je ne crois pas à l’efficacité d’un mur. Et cela coûterait horriblement cher. Ce dont les Etats-Unis ont besoin, en réalité, c’est d’une réforme globale de la loi sur l’immigration. Elle n’a pas été révisée depuis les années 1980.  »

Ces Texans hostiles au mur de Trump
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Victor Rodriguez, l’impressionnant et placide chef de la police de McAllen, partage cet avis.  » Prenez quatre agences différentes : le FBI, la Border Patrol, les douanes, la police fédérale. Eh bien, aucune n’a la même interprétation de la loi sur les migrants. C’est un vrai bazar. Définir des règles claires permettrait de réguler les flux de migration bien mieux qu’un improbable mur. Reconnaissons au président Trump un mérite : il est le seul à avoir mis sur la table l’épineux débat de l’immigration, auquel aucun politicien de Washington n’ose toucher depuis des décennies.  »

Au bord du Rio Grande, où ils possèdent un vaste terrain hérité de leurs ancêtres installés dans la région depuis 1750 – une époque où le Texas appartenait encore au Mexique -, les cousins Reynaldo Anzaldua et Fred Cavazos, tous deux à la retraite, sont moins amènes. Normal : l’Etat fédéral projette de construire une portion de mur sur leur terrain. Mais, déjà, les deux cousins contestent ce projet devant les tribunaux.  » Trump est un connard obsessionnel qui sait seulement répéter : « Le mur, le mur, le mur ! » rigole Fred. On dirait qu’il ignore la différence entre le Texas et la Californie ou l’Arizona. Là-bas, la frontière passe en ligne droite dans des déserts appartenant à l’Etat. Eriger un mur ou une barrière n’y pose pas de difficultés. Mais ici, le long du Rio Grande, cette idée se heurte, d’une part, à des questions environnementales, d’autre part, à des complications juridiques. Car les rives appartiennent en majorité à des propriétaires privés, comme nous.  »

Officier des douanes à la retraite, son cousin Reynaldo, qui a jadis participé à des missions secrètes de l’autre côté du fleuve, approuve et renchérit :  » Ce n’est pas un mur qui arrêtera le trafic de drogue. 85 % de la came arrive par camion, via les postes-frontières officiels. Un mur n’y changera rien : on peut le survoler en ULM ou avec des drones, ou encore le contourner en creusant des tunnels. La solution, c’est davantage de technologie et de moyens humains à la disposition de la police des frontières et des douaniers.  »

Il est 17 heures et le soleil décline sur le Rio Grande. Les deux cousins regardent passer, puis disparaître, deux vedettes de la Border Patrol. En face, sur l’autre berge, c’est le Mexique.  » Vous ne les voyez pas mais, là-bas, à 100 mètres, je vous assure que des migrants et leur passeur sont tapis dans les herbes hautes et nous regardent. Ils attendent la nuit pour traverser.  » Arrive-t-il à Fred et à Reynaldo de surprendre des clandestins ?  » Oui, bien sûr, répondent les cousins tex-mex. S’ils sont sur l’eau, nous avons l’obligation d’appeler les autorités. Mais s’ils débarquent chez nous pour demander de l’aide, nous faisons ce que nous avons à faire… Ces « hispanics », ce sont nos frères…  »

Par Axel Gyldén.

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