Thierry Fiorilli

C’est beau comme ces petites gens qui font grande l’humanité (chronique)

Thierry Fiorilli Journaliste

Les autorités ont mis en oeuvre des rafles et des déportations. Nous, habitants bénévoles, nous avons pris la charge de l’humanitaire.

Ça sonne comme dans un autre monde: Bialystok, Szymki, Sokó?ka, Hajnówka, Podlachie, Grodno, Bruzgi-Ku?nica… Les images, on dirait un mélange d’anachronismes: une forêt qui ressemble à celles d’ici, des gens habillés comme dans des campagnes d’avant-guerre, ils devraient être en noir et blanc, pas avec toutes ces couleurs, et des troupes cagoulées comme dans des films futuristes, ils devraient patrouiller dans une ville d’après-apocalypse, contre des cyborgs, pas face à des femmes en fichu qui portent tant de sacs et d’enfants.

C’est à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Là où les uns traquent ceux que les autres déversent. Rappel de la situation: l’Europe a sanctionné le Bélarus pour ses atteintes aux droits humains, alors le Bélarus a fait venir des milliers de migrants qui rêvent d’Europe et il les y envoie en masse, par la Pologne. Mais ni la Pologne ni l’Europe n’en veulent, on chope donc les migrants et on les renvoie vite fait au Bélarus.

C’est le topo depuis des semaines. Certains ont fait vingt fois l’aller-retour depuis qu’ils sont arrivés de leurs terres maudites. On passe en terre polonaise, on se cache dans les bois, on se fait repérer, embarquer, tabasser aussi tant qu’à faire, et retour à la case biélorusse, parfois sans les siens parce qu’ils n’ont pas été attrapés, eux, on ne sait pas ce qu’ils sont devenus, et on nous a pris le téléphone, on n’a plus de contact. On se reprend au mieux quelques humiliations, on repasse après en Pologne, on se planque, on est pris, on est réexpédié au-delà de la ligne de front, et ainsi de suite. Une route sans fin. Une chasse en terrain délimité. Une honte à responsabilité tricéphale.

Mais il y a des habitants, côté polonais, qui font pour les migrants comme on fait pour les oiseaux, quand on accroche aux branches filets de graines ou boules de gras: ils pendent à leur corde à linge des sacs avec des victuailles ou des chaussettes. Il y a ceux qui allument une lumière verte, à la fenêtre, pour signaler que, venez, venez, on a des vêtements chauds pour vous, de quoi manger, de quoi purifier l’eau. De quoi vous aider à survivre. Il y a ces volontaires, des filles souvent, dit-on, membres d’organisations créées de longue date ou d’équipes improvisées, qui vont dans la forêt, avec du thé sucré, de la soupe, des anoraks, des trousses de secours, pour aider ces familles devenues gibier. Il y a une journaliste qui a lâché sa caméra pour réchauffer une fillette. Il y a l’écrivain Miroslaw Miniszewski qui, rapporte le quotidien Gazeta Wyborcza, écrit que « ce que les autorités ont mis en oeuvre, ce sont des rafles et des déportations, et c’est nous, des habitants des villes frontalières et des bénévoles, qui avons pris la charge de l’humanitaire, en mettant de côté nos vies personnelles« . Tous ceux qui n’ont pas pu rester là, à voir, entendre, savoir, au coin du poêle, et qui sont allés prêter main-forte à ceux qu’on poursuit avec des chiens et des fusils.

C’est parmi les petites gens, comme on dit, que l’humanité est la plus grande.

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