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Auschwitz : Les archives du crime

Le Vif

Il y a septante ans, l’Armée rouge libérait le principal camp d’extermination nazi. Et le plus meurtrier : environ 1 million de morts. Symbole, après guerre, du combat antifasciste, avant de devenir le lieu emblématique de la mémoire juive, il a été longtemps négligé par les historiens.

Lorsque, à la mi-janvier 1945, l’Armée rouge lance subitement une offensive sur la Vistule, la panique saisit les responsables du vaste complexe nazi d’Auschwitz-Birkenau, à l’ouest de Cracovie. L’évacuation générale des trois camps (Auschwitz, Birkenau, Monowitz) est improvisée : entre le 17 et le 21 janvier, 56 000 détenus « aptes » doivent quitter les lieux, à pied, dans la neige et la glace, pour une longue marche vers l’ouest au cours de laquelle plusieurs milliers de victimes tomberont de froid et d’épuisement, ou sous les balles de leurs gardiens en déroute.

Le samedi 27 janvier, un petit détachement de la 60e armée soviétique tombe par hasard sur Auschwitz et y trouve 7 000 prisonniers, malades ou mourants, livrés à eux-mêmes. Venant du pays du goulag, ces soldats ne sont pas étonnés par les miradors ou les fils de fer barbelés, mais par des ruines de béton que leur montrent ces rescapés en précisant leur fonction. Des constructions inédites dans l’histoire de l’humanité ; ensembles monumentaux constitués de vastes chambres à gaz couplées avec des batteries de fours crématoires. Une machinerie conçue pour l’assassinat de masse. Plus loin, dans des baraques, ils découvriront d’immenses tas de lunettes, de prothèses, de chaussures. Et sept tonnes de cheveux, non encore expédiés dans les filatures allemandes.

La « fabrication de cadavres »

Le nom d’Auschwitz, associé à l’image de ces rails venant des centres urbains de l’Europe et s’interrompant brutalement derrière le porche de Birkenau, est devenu le symbole du caractère criminel du régime nazi. Auschwitz ne fut pourtant que l’un des six camps d’extermination du nouveau Reich. Mais la place qu’il occupe dans la mémoire tient à ses caractéristiques sans équivalent. Les cinq autres lieux principalement consacrés à la destruction immédiate d’humains (Treblinka, Chelmno, Majdanek, Sobibor, Belzec) ont laissé peu de témoins ou ont été détruits, alors que le vaste complexe d’Auschwitz, à la fois camp de concentration, camp de travail et lieu d’extermination, a laissé plus de témoins et de souvenirs. Il fut aussi le plus grand et le plus meurtrier. Environ 1 million de personnes (90 % de Juifs, mais aussi des Polonais, des soldats soviétiques et des Tsiganes) y ont été assassinées. Mais surtout Auschwitz fut techniquement conçu pour la « fabrication de cadavres », selon l’expression de Heidegger reprise par Hannah Arendt. Le processus de décision du judéocide a laissé ses empreintes matérielles dans les différentes étapes de la construction du site de Birkenau, créé de toutes pièces en 1941. Ces traces permettent une archéologie de l’extermination, une datation de cette entreprise secrète.

C’est au printemps 1942 que le projet d’un abattoir d’humains prend le pas sur le chaos criminel dû aux massacres de Juifs sur le front russe et à la déportation vers l’est de toutes les populations juives des territoires occupés par le Reich, décidée lors de la conférence de Wannsee, en janvier 1942. Le judéocide se rationalise. Les victimes sont triées pour sélectionner celles qui échappent à la mort immédiate parce qu’elles peuvent servir un temps de force de travail. Et, pour leur confort, les bourreaux sont progressivement dispensés du geste pénible de la mise à mort par une division du travail qui le fragmente et par le recours à un moyen homicide qui agit à distance et rapidement : le gaz cyanhydrique, choisi pour sa facilité d’usage après avoir été expérimenté fin 1941 sur des malades et des soldats soviétiques.

La première « sélection », à l’arrivée d’un convoi de Juifs slovaques, date du 4 juillet 1942. Les « aptes au travail » (hommes et femmes sans enfant) furent séparés des « inaptes » (enfants, femmes enceintes, vieillards), assassinés immédiatement. Quelques jours plus tard apparaît pour la première fois dans le langage bureaucratique nazi l’expression « traitement spécial ». Pendant deux ans va se mettre en place une machinerie de meurtre de plus en plus rationnelle, jusqu’à l’installation de quatre véritables usines à tuer : des lieux où, en quelques dizaines de minutes, des hommes mettent à mort et réduisent en cendres d’autres hommes qui ne leur ont rien fait et dont ils ignorent tout.

Endroit unique, Birkenau a paradoxalement été longtemps négligé par les historiens, et sa lisibilité fut, pour de multiples raisons, brouillée par les évolutions de la mémoire d’après guerre. Car, lieu du judéocide, Auschwitz fut également celui du martyre de nombreux résistants polonais et de soldats de l’Armée rouge. Et, du fait de sa localisation en zone soviétique, le symbole d’Auschwitz a longtemps été réduit au combat antifasciste, où l’identité juive des victimes était passée sous silence et leur nombre, surestimé. Jusqu’en 1990, une plaque officielle précisait : « Ici, de 1940 à 1945, 4 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été torturés et assassinés par les meurtriers hitlériens. » Le 16 avril 1967, lors de l’inauguration du monument « aux victimes du fascisme », les orateurs, parmi lesquels le Premier ministre polonais, n’ont pas prononcé une seule fois le mot « Juif » en trois heures de discours.

Cette approche incita les responsables polonais à privilégier Auschwitz I, camp de concentration et d’exécution de 75 000 résistants et otages polonais, et à négliger Birkenau, lieu de l’extermination des Juifs d’Europe, où ne figura longtemps que l’hommage aux 15 000 soldats soviétiques qui y furent aussi gazés. La majorité des visiteurs du musée d’Auschwitz ont ignoré Birkenau, avant qu’une association juive canadienne décide, en 1991, de financer un bus faisant gratuitement la navette entre Auschwitz I et Birkenau.

Le retard des historiens et l’offensive négationniste

A l’Ouest, les années suivant la Libération ne distinguaient pas les malheurs issus de la guerre. La conscience de la particularité de l’extermination des juifs ne se développera qu’ultérieurement, à partir des années 1960-1970. Devenue omniprésente ensuite, elle n’en restera pas moins problématique, un courant important de la mémoire juive refusant alors toute approche rationnelle, « historiciste » du judéocide, considéré comme un événement « indicible », « impensable ». Claude Lanzmann, l’auteur du film Shoah, pourra ainsi affirmer, à l’effarement des historiens, que s’il trouvait des images sur les chambres à gaz, il les détruirait.

Le problème est précisément que le judéocide fut d’abord « indicible » pour les nazis eux-mêmes : ils firent tout pour le dissimuler. Il n’existe ni film ni photo représentant un gazage homicide et aucun discours officiel ne revendique explicitement cette entreprise criminelle. Toutes les opérations aboutissant à la disparition physique des victimes étaient camouflées derrière un langage de service (« traitement spécial », « action spéciale »,  » évacuation », etc.) et, malgré la panique de l’évacuation, les 20, 21 et 22 janvier 1945, les SS dynamitèrent ce qu’il restait des chambres à gaz et brûlèrent les archives de la « section politique » du camp.

L’offensive des négationnistes, exploitant à la fin des années 1970 les mensonges de la propagande communiste polonaise et les imprécisions ou erreurs de témoignages tardifs ou fantaisistes, révéla le retard de l’historiographie. Notamment sur les techniques de l’assassinat de masse, angle d’attaque privilégié des négateurs, avec le chiffrage des victimes, longtemps exagéré par la propagande communiste. En 1945, les Soviétiques annoncèrent 5 500 000 victimes. La Pologne communiste avançait 4 millions, chiffre cité dans Nuit et brouillard, d’Alain Resnais, et alors affiché sur le site d’Auschwitz. La première estimation sérieuse, de l’Américain Raul Hilberg, s’éleva à 1,2 million. Depuis, les travaux du Français Jean-Claude Pressac et de Franciszek Piper, historien polonais du musée d’Auschwitz, ont établi une fourchette : entre 800 000 et 1,1 million de morts.

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Le retard des historiens à propos du fonctionnement d’Auschwitz ne fut comblé que récemment. Serge Klarsfeld publia en 1989 les premiers travaux sur les chambres à gaz de Jean-Claude Pressac, ancien pharmacien militaire. L’effondrement du communisme permit à ce dernier d’aller ensuite plus loin : les deux tiers des archives de la construction de Birkenau (80 000 documents) avaient été emportées en 1945 par les Soviétiques et le KGB bloqua pendant cinquante ans leur consultation, y compris par les Polonais. Grâce aux efforts de Serge Klarsfeld, d’Annie Kriegel et de Roland Dumas, alors ministre français des Affaires étrangères, Jean-Claude Pressac, conseiller du musée de l’Holocauste, à Washington, et consultant du musée d’Auschwitz, fut le premier, en 1991, à pouvoir consulter ce chaînon manquant constitué des archives de la Direction des constructions (SS Bauleitung), chargée des travaux de génie civil et des relations avec les entreprises intervenant dans le camp. Dont la firme Topf & Söhne, d’Erfurt, qui équipa Auschwitz de crématoires surpuissants. Sous les auspices de l’historien François Bédarida, le CNRS publia en 1993 le travail décisif de Jean-Claude Pressac : Les Crématoires d’Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse (CNRS Editions).

Car le problème principal de l’ingénierie criminelle nazie n’était pas le gazage, mais l’élimination physique des corps : le rythme de l’extermination dépendait de celui de la crémation. D’où la conception, par la Topf, de fours alimentés au coke et dont le tirage était amélioré par des souffleries d’air pulsé. Les crématoires II et III de Birkenau, livrés en juin 1943, constitueront le point d’aboutissement de cette technologie sur laquelle travaillèrent dans la hâte des dizaines d’ingénieurs : de véritables chaînes industrielles de la mort, constituées de vastes chambres à gaz reliées directement par monte-charges, d’une capacité de 1 500 kilos, à des ensembles de 15 fours de 3 foyers capables de faire disparaître plusieurs milliers de cadavres par jour. Des installations à circuit continu dans laquelle les victimes entraient à pied et sortaient en cendres quelques heures après.

Les archives de Moscou fourmillaient de documents techniques trahissant la dissimulation officielle. Les plans des salles de gazage, présentées officiellement comme des « morgues » û donc supposées fraîches û indiquaient l’installation de système de réchauffement pour permettre la vaporisation rapide du Zyklon B (granulés de silice imprégnés d’acide cyanhydrique), vaporisation qui nécessite une température supérieure à 27 dégrés. De même il était spécifié que les portes devaient être étanches aux gaz et équipées d’£illetons de verre épais. Les souffleries, très particulières, étaient en bois, l’acide cyanhydrique, gaz corrosif, détériorant les souffleries classiques, en métal. Etaient aussi répertoriés des détecteurs de gaz pour indiquer le moment où pouvaient entrer les détenus du Sonderkommando chargés de l’évacuation des corps. Furent même retrouvés les bordereaux de commande des fausses douches, dont l’installation était prescrite au plafond d’une chambre à gaz. Leurre destiné à « tranquilliser » les centaines de déportés qui devaient s’y déshabiller avant le gazage. Pour ses concepteurs, ce crime planifié et dissimulé n’était même pas avouable à ses victimes.

Eric Conan

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