Le prince régent Charles visite les mines du Haut-Katanga. © Belga Image

Assumani Budagwa sur le massacre de l’Union minière: « Il n’y a aucune photo du drame »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le 9 décembre 1941, à Elisabethville, capitale du Katanga, la Force publique ouvre le feu sur les travailleurs noirs de l’Union minière qui réclamaient des salaires décents. Quatre-vingt ans plus tard, révélations sur cette page sanglante de l’histoire coloniale.

Quatre-vingt ans après la répression sanglante du mouvement de grève du personnel africain de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK), de nombreuses zones d’ombre demeurent sur cet épisode dramatique de l’histoire coloniale. Il n’y a pas de récits concordants de la fusillade du 9 décembre 1941 à Elisabethville (l’actuelle Lubumbashi), capitale du Katanga, coffre-fort du Congo belge. Les ouvrages de référence sur l’histoire du Congo et les livres sur la saga de l’Union minière passent sous silence ou survolent les motivations des grévistes noirs et les responsabilités respectives des autorités coloniales et des dirigeants de l’UMHK, fleuron de la Société générale de Belgique. Dans leur rapport de 689 pages publié le 26 octobre dernier, les experts de la Commission parlementaire sur le passé colonial de la Belgique ne consacrent eux-mêmes aux événements qu’une seule ligne, page 203 : « La répression violente d’une grève à l’UMHK en 1941 a été baptisée le massacre d’Élisabethville« . Le chercheur d’origine congolaise naturalisé belge Assumani Budagwa (auteur du livre Noirs-Blancs, Métis : la Belgique et la Ségrégation des Métis du Congo belge 1908-1960) s’efforce aujourd’hui de combler les lacunes des récits.

Quelle est la situation du Congo belge et de l’Union minière au début de la Seconde Guerre mondiale ?

Assumani Budagwa : A l’époque, la colonie est marquée par un désastre et une humiliation : l’invasion de la Belgique par l’Allemagne en mai 1940, la capitulation sans conditions, la fuite du gouvernement belge en France puis son exil à Londres, et l’exigence de l’Allemagne d’accéder aux richesses du Congo belge. Sous la pression du Royaume-Uni, le gouvernement belge reconstitué autour du Premier ministre Hubert Pierlot et du ministre des Colonies Albert de Vleeschauwer signe des contrats qui engagent l’Union minière du Haut-Katanga à fournir du cuivre et d’autres ressources aux Alliés. Le gouverneur général, Pierre Ryckmans, engage la colonie dans cet effort de guerre, qui touche toute l’économie et tous les types de production. Le conflit induit une augmentation du coût de la vie et une détérioration des conditions d’existence. Pour augmenter la production, des méthodes héritées de l’époque de l’Etat indépendant du Congo de Léopold II sont réactivées : travaux forcés et violences associées. Les travailleurs de l’UMHK et ceux d’autres secteurs sont à bout. Ils exigent une amélioration non seulement de leurs salaires, mais aussi des conditions de vie et de la sécurité au travail. Le mécontentement est général.

C’est cela qui provoque le débrayage des travailleurs de l’UMHK ?

Les documents d’archives et les ouvrages sur la question relèvent que la grève déclenchée le 13 octobre 1941 par des ouvriers blancs a pour cause l’engagement d’un Italien originaire de l’île de Rhodes. Mussolini est entré en guerre aux côtés de l’Allemagne. Les Italiens sont considérés comme des ennemis. Le refus de la direction de l’UMHK de licencier cet Italien et de discuter avec les ouvriers blancs provoque l’arrêt de travail. L’Union minière finit par céder : l’Italien est licencié. Mais les grévistes exigent aussi la reconnaissance d’un comité d’ouvriers, embryon d’un syndicat. Ils fondent l’Agufi, l’Association des agents de l’Union minière et de ses filiales, et posent la question des pensions. Ils obtiendront satisfaction en décembre, après la répression de la grève des ouvriers noirs.

Pourquoi les ouvriers noirs se mettent-ils en grève à leur tour ?

Il faut insister sur un point : contrairement à l’interprétation donnée dans plusieurs ouvrages et rapports, qui minimisent la dynamique propre au personnel africain, la grève des travailleurs noirs n’est pas une imitation de celle de leurs collègues blancs. Une étude menée par les services territoriaux d’Elisabethville dès le début du mois de novembre 1941 signale une hausse du coût de la vie de 70 % pour les travailleurs noirs et de près de 29 % pour les travailleurs blancs, compte tenu d’une dévaluation monétaire de l’ordre de 40 %. Les promesses d’augmentation de 15 %, maximum autorisé par le gouvernement, sont jugées insuffisantes et n’ont pas été honorées pour certaines catégories de travailleurs. Les ouvriers noirs aux salaires intermédiaires, qui sont les plus nombreux et les plus anciens, refusent de reprendre le travail. Ils dénoncent une augmentation discriminatoire des salaires. La direction de l’UMHK promet de doubler les salaires des ouvriers spécialisés et d’augmenter de 0,5 franc par jour les bas salaires des nouvelles recrues, mais elle n’accorde rien à ceux qui gagnent entre 3,50 et 10 francs par jour. C’est là, reconnaît Amour Maron, gouverneur du Katanga, la source du mécontentement.

Quelles sont les autres revendications des travailleurs noirs ?

Le rapport rédigé par le procureur du Roi Paul van Arenbergh contient toutes les revendications. Elles portent sur l’insuffisance des salaires, leur augmentation pour tous et en tenant compte de l’ancienneté et de la charge familiale. Les ouvriers réclament le maintien du paiement en cas d’accident de travail et d’hospitalisation. Ils jugent insuffisantes les rations alimentaires et veulent leur amélioration. Ils demandent notamment d’arrêter la distribution du « pâté de viande », ce mélange de gélatine et d’abats, nourriture avariée et impropre à la consommation. Ils veulent une amélioration de la sécurité au travail et dénoncent l’absence de vêtements adaptés pour des ouvriers affectés à des travaux rudes et salissants. Ils exigent aussi la libération des meneurs supposés de la grève, raflés par les troupes du major Michel Vincke, commandant militaire d’Elisabethville, ou arrêtés suite aux dénonciations des indicateurs de la Sûreté coloniale.

Quelle tournure prend ce bras de fer social ?

Les ouvriers noirs des sites de Panda et Shituru se concertent dans la nuit du 2 au 3 décembre 1941 et décident de faire grève dès le 4 décembre. De nouvelles promesses d’augmentation leurs sont faites ce jour-là, à condition qu’ils reprennent d’abord le travail. Mais tous veulent une augmentation immédiate et directement consignée dans leurs livrets. Les travailleurs ne font plus confiance aux promesses. De son côté, la direction générale de l’Union minière refuse de céder sous la menace. Pour rétablir l’ordre et nettoyer le camp des travailleurs, le gouverneur Maron, ses adjoints et la direction de l’UMHK décident de réquisitionner la Force publique, l’armée coloniale. Les tentatives de dispersion des grévistes, le 4 décembre, pour qu’ils rentrent chez eux ou se rendent au travail, échouent face à la détermination d’une partie d’entre eux. Une bagarre s’engage au complexe industriel de Panda, dans le périmètre de Jadotville, l’actuel Likasi. Les officiers blancs tirent au revolver, faisant un mort de source officielle, 15 selon d’autres sources. Les autorités coloniales ordonnent des arrestations, suivies de condamnations à des peines de prison, de ruptures de contrat, ou de relégation comme « porteur » pour la Force publique.

Comment expliquer l’attitude des autorités coloniales et de la direction de l’Union minière ?

Des responsables de l’administration et les dirigeants de l’UMHK considèrent les travailleurs uniquement sous l’angle racial. Pour eux, ces « nègres » sont de « grands enfants ». Le numéro 2 de l’Union minière, Léopold Mottoulle, les qualifie de « plantes de serre ». Il se dit écoeuré par l’attitude des travailleurs de Panda qui lui tiennent tête. Il a même regretté, devant Jules Cousin, le grand patron de l’entreprise, qu’il n’y ait pas eu 200 à 300 grévistes tués le 4 décembre 1941 ! Les Noirs, eux, se voyaient comme des ouvriers face à leur employeur, indépendamment de sa couleur de peau, de son autorité et de son prestige. Un malentendu fatal le 9 décembre 1941.

Que sait-on avec certitude des événements qui se sont produits ce jour-là, appelés le « massacre d’Elisabethville » ?

La grève commence la veille. Les travailleurs qui se regroupent autour du bureau du chef de camp sont dispersés par les forces de l’ordre. Le 9 décembre au matin, ils se rassemblent sur la plaine de football, à la demande du gouverneur Maron ou de celle du chef de camp. Une réunion entre le gouverneur et la direction de l’Union minière se tient dans le bureau du chef de camp des ouvriers. Aucune augmentation immédiate de salaires n’est confirmée. Des troupes armées de fusils et de mitraillettes sont dépêchées sur la plaine pour contenir les grévistes déjà présents. Des femmes et enfants se trouvent également sur les lieux. Cette foule n’affiche « aucune attitude belliqueuse », assure l’administrateur du territoire René Marchal, chargé de convaincre les travailleurs de rentrer chez eux ou de se rendre au travail. C’est alors que la Force publique, composée de soldats noirs et d’officiers blancs, y compris quelques réservistes du Corps des volontaires européens, se met à tirer sur la foule. La fusillade fait, selon les témoignages, entre 48 et une centaine de morts. Deux femmes et une jeune fille de 13 ou 14 ans sont au nombre des victimes. Il y aurait aussi eu près de 80 blessés, dont plusieurs succomberont à leurs blessures.

Les responsabilités sont-elles établies ?

Le gouverneur Maron était présent au stade, avec d’autres personnalités. Des sources africaines lui attribuent l’ordre d’ouvrir le feu. Selon certains, il l’aurait donné après avoir abattu lui-même l’un des meneurs, Léonard Mpoy. D’autres sources sont muettes sur le déclenchement de la fusillade ou invoquent la légitime défense. Selon le rapport du procureur du Roi, 332 cartouches ont été utilisées. Les archives révèlent que les troupes coloniales d’Elisabethville commandées par le capitaine De Milde disposaient de 150 fusils dotés de baïonnettes et de 6 fusils mitrailleurs de modèle récent. La conviction était partagée que seul l’usage des armes à feu allait assurer le prestige et l’invincibilité de l’autorité et forcer les travailleurs à se remettre au travail aux conditions imposées par l’Union minière et le gouvernement général. Une simple grève a été qualifiée de « rébellion », d' »émeute », de « révolution ». L’arrêté de réquisition du personnel de l’UMHK et de ses filiales, publié en octobre 1941 par le gouverneur Amour Maron, n’a pas été expliqué aux travailleurs noirs avant le 4 décembre, en pleine grève à Panda.

Quelles sont les suites de la fusillade du stade ?

Le télégramme envoyé par le gouverneur du Katanga au cabinet du gouverneur général à Léopoldville, l’actuelle Kinshasa, est laconique. Maron écrit : « Troupe a dû tirer ce matin en état de légitime défense-stop-une vingtaine victimes-stop- j’étais sur place ». Ce massacre est une page que certains Blancs eux-mêmes qualifieront de honteuse. D’autant plus que les autorités coloniales et la direction de l’Union minière accordent les augmentations quelques jours plus tard, tout en veillant à ce qu’elles soient différées de deux mois en guise de sanction contre les grévistes. Tout indique que cette fusillade aurait pu être évitée si la direction de l’UMHK et les autorités coloniales avaient accueilli favorablement les revendications fondées des travailleurs.

Pourquoi cette page rouge de l’histoire coloniale a-t-elle à ce point été occultée ?

La censure imposée par l’autorité coloniale a joué. Il n’y a aucune photo du drame. L’enterrement précipité et indigne des victimes, le renvoi de leurs épouses après une indemnisation minable de 300 francs, la terreur engendrée par cette fusillade ont imposé un silence et une forme d’amnésie que les historiens du Département d’Histoire de l’Université de Lubumbashi se sont efforcés de dissiper en recueillant des témoignages oraux de certains survivants de cette fusillade. Même les lieux de la boucherie ont été détruits et remplacés par des infrastructures qui en occultent la mémoire. Aucune liste des victimes n’a été publiée, alors qu’une identification semble avoir été réalisée. L’un des acteurs du drame, le capitaine De Milde, a été promu après le massacre, l’autre, le gouverneur Maron, a été nommé inspecteur d’Etat en 1942 et décoré. La biographie coloniale de ces personnages n’évoque pas leur implication dans la fusillade et se limite à leurs hauts faits, aux aspects élogieux de leurs CV. C’est le cas du gouverneur, du directeur général de l’UMHK Jules Cousin et de son adjoint le Dr Léopold Mottoulle. Le massacre d’Elisabethville a été frappé de censure pendant de nombreuses années, ou superficiellement évoqué. Dans le rapport des experts de la Commission parlementaire belge sur le passé colonial, remis le 26 octobre dernier, le drame du 9 décembre 1941 est évoqué en une ligne, à la page 203: « La répression violente d’une grève à l’UMHK en 1941 a été baptisée le massacre d’Élisabethville ».

Quelles sources permettent d’éclairer les circonstances du drame du 9 décembre 1941 ?

Outre quelques archives enfin accessibles, le drame a été décrit dans Le syndicalisme au Katanga, livre d’André Corneille, publié aux Editions congolaises en 1945. Il figure aussi dans Les Trusts au Congo, de Pierre Joye, paru en 1961, dans le mémoire de licence en Histoire de Duduri Ruhararamanzi, remis en 1974, et dans La mangeuse de cuivre, ouvrage de Fernand Lekime sorti en 1992. On doit à Jules Marchal, ancien fonctionnaire territorial et diplomate, d’avoir exhumé cette page sanglante. Il a eu accès aux archives : il s’est appuyé sur le journal de grève du gouverneur du Katanga et sur les rapports disponibles du procureur du Roi. Son récit, publié dans son livre Travaux forcé pour le cuivre et l’or, paru en 1999, est le plus fidèle au déroulement des faits. Des historiens du Département d’histoire de l’Université de Lubumbashi ont également fait connaître le drame à travers leurs publications.

Les grèves de décembre 1941 ne soulèvent-elles pas encore des questions sur les responsabilités directes et indirectes, les conséquences des événements ?

Ces développements feront l’objet de l’étude que je compte publier l’an prochain. J’ai eu récemment accès à des archives inédites, que je suis en train d’analyser. Depuis la parution, fin septembre, du Guide des sources de l’histoire de la colonisation, fruit d’un partenariat entre les Archives de l’État et le Musée royal de l’Afrique centrale, je réalise qu’il y a encore d’autres documents à prendre en compte. Retracer sereinement la tragédie en s’appuyant sur les archives disponibles et les publications produites jusqu’à présent permet d’apporter un éclairage sur le massacre du 9 décembre 1941 et sur un passé colonial qui impacte encore le présent en Belgique et au Congo. Ce travail contribuera aussi, même modestement, à honorer la mémoire des victimes.

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