L'Arménienne Mariam Avoyan (aujourd'hui décédée) a été sauvée par des Turcs dont elle exhibe le portrait. © Nazik Armenakyan

Arménie/Turquie: Les Justes turcs sortent de l’oubli

Lors du génocide de 1915, des Turcs ont sauvé des vies arméniennes au péril de leur vie, mais n’ont jamais été honorés. Ce samedi soir sur La Trois (RTBF) donne la parole à leurs descendants, et brise l’omerta.

Depuis plus d’un siècle, la Turquie refuse d’admettre sa responsabilité dans le massacre de quelque 1,3 million d’Arméniens entre avril 1915 et décembre 1916, et dont la qualification de génocide ne fait plus aucun doute. Ce déni a jeté dans l’oubli ces femmes et ces hommes turcs qui, au péril de leur vie, ont choisi de désobéir aux ordres de déportation et de liquidation et ont ainsi sauvé d’innombrables vies arméniennes.

Simples paysans ou notables, fonctionnaires de base ou officiels de l’Empire ottoman, ces Justes – terme utilisé au départ pour honorer ceux qui ont sauvé des Juifs – sont au coeur du documentaire qui sera diffusé à l’occasion de l’anniversaire du génocide des Arméniens (1). Eux-mêmes ne sont plus de ce monde, mais certains de leurs descendants, ainsi que ceux d’Arméniens sauvés, y apportent des témoignages précieux, même si les non-dits restent prégnants d’un côté comme de l’autre.

Le film est né d’une rencontre entre le réalisateur français Romain Fleury, dont la grand-mère a été sauvée par un Turc au nom resté inconnu, et la journaliste belge Laurence D’Hondt, par ailleurs collaboratrice du Vif/L’Express. Celle-ci venait d’assister à la remise du prix Aurora, à Erevan, la capitale de l’Arménie. Elle s’est demandée pourquoi cette récompense décernée chaque année à des héros qui ont fait montre de bravoure aux quatre coins de la planète ne l’était jamais à des Turcs venus au secours d’Arméniens.

Négationnisme turc

Pour retrouver le récit de ces Justes, le travail a été long et ardu. D’abord, un siècle s’est écoulé depuis ces événements tragiques, et la mémoire est devenue fragile.  » Au sein des familles arméniennes, nous savons que le souvenir d’un Turc qui a prêté un âne pour fuir ou d’un imam qui a caché la famille dans une cave reste vivace. Mais la plupart du temps, elles n’ont gardé en mémoire que le prénom de leur sauveur, ce qui rend la recherche difficile « , soulignent les auteurs.

En Turquie, dénoncer le génocide peut mener en prison. Ses planificateurs ont encore leurs noms accolés à des bâtiments ou des avenues, tel celui du ministre de l’Intérieur de l’époque, Talaat Pacha. Les deux réalisateurs, qui se sont vu refuser le visa de travail, ont dû ruser pour filmer leurs témoins. Ils ont été contraints de sous-traiter à un caméraman local le tournage d’images dans l’est du pays, où s’est déroulé l’essentiel de la tragédie, sans lui expliquer exactement le contexte, pour ne pas le mettre en danger. L’énorme majorité des descendants de Justes turcs a décliné les demandes d’interview. Pourquoi ?  » Ils préfèrent minimiser ce qu’ont fait leurs grands-parents, car jusqu’à aujourd’hui, cet héroïsme vient contredire le récit officiel négationniste et peut conduire à de nouvelles persécutions « , note Laurence D’Hondt.

Faire avancer l’Histoire

Au bout du compte, seuls trois descendants de Justes turcs ont eu le courage de briser le silence. Ainsi, les deux petits-fils de Huseyin Nesimi Bey, en 1915 sous-préfet de Lice, en Anatolie, ont voulu témoigner  » pour faire avancer l’Histoire avec un grand H « . Sur un bateau de plaisance amarré sur les bords du Bosphore, à l’abri des regards, ils racontent comment leur aïeul a secrètement incité des Turcs et des Kurdes à épouser des femmes arméniennes, ce qui a permis de sauver près de 6 000 personnes. Pour ce geste, l’homme sera exécuté en vertu d’ordres émis par le régime, comme vient de le découvrir l’historien turc de référence sur le génocide, Taner Akçam, exilé aux Etats-Unis (lire Le Vif/L’Express du 16 janvier dernier). Sur la route de Lice, la tombe du sous-préfet est faite de quelques cailloux. Les habitants l’entretiennent, tout en feignant de ne plus en connaître l’histoire.

Mais du côté arménien, le blocage n’est pas moins important. A Erevan et ailleurs, la perception manichéenne du peuple turc demeure un obstacle. C’est pourquoi l’avocat belge Grégoire Jakhian appelle dans le film à entamer un processus de  » dédiabolisation « . Les Arméniens abordent peu le sujet des Justes turcs  » parce qu’il leur est difficile d’honorer des personnes originaires d’un Etat qui persiste à nier sa responsabilité dans ce qu’ils continuent d’appeler la « Grande Catastrophe » « , relève Laurence D’Hondt. En outre, poursuit-elle,  » nos interlocuteurs arméniens craignent que la mise en évidence de figures honorables n’ait comme effet pervers de montrer que la Turquie de 1915 n’était pas si épouvantable que cela, et de dédouaner la Turquie de son indispensable examen de conscience « .

Le mémorial du génocide des Arméniens à Erevan.
Le mémorial du génocide des Arméniens à Erevan.© FJDO

Un courageux député allemand

A cela s’ajoute que l’histoire de ces Justes n’est pas toujours sans tache.  » Beaucoup d’Arméniens ont été sauvés par des Turcs par opportunisme : pour récupérer leurs terres, leurs femmes, pour avoir une descendance, pour les faire travailler pour un salaire de misère, ou parce qu’ils étaient de bons artisans « , détaille la journaliste. Seule une poignée a agi par humanité.

C’est peut-être en Allemagne que l’histoire de ces Justes est aujourd’hui débattue avec le moins de réticences. Les auteurs ont rencontré le député vert allemand d’origine turque, Cem Ozdemir. C’est lui qui a lancé le terme de Schindlers turcs, lors de la reconnaissance du génocide des Arméniens par le Bundestag en juin 2016.  » Fort de sa double culture, il invite les Turcs et, surtout, les jeunes générations à développer un regard critique sur le dogme négationniste et sur l’histoire de leur pays « , précisent les réalisateurs. Une attitude encore peu répandue en Belgique… Il n’empêche que Cem Ozdemir a dû faire face à l’hostilité d’une partie de sa communauté d’origine.

 » Que les Turcs se croient encore obligés de garder l’omerta sur leurs Schindlers est un paradoxe saisissant, alors qu’ils devraient en être fiers « , conclut Laurence D’Hondt. Mais les mentalités évoluent :  » A peu près 70 % des Turcs que j’ai rencontrés veulent que le génocide arménien soit reconnu par Ankara et que tout ce débat prenne fin, raconte l’historien arménien Vahram Ter-Matevosyan. Au xxie siècle, à l’ère d’Internet, on ne peut plus cacher la vérité au milieu d’un monde globalisé.  » La figure du Juste pourrait contribuer à la faire émerger, et, dans la foulée, à réconcilier les deux peuples.

(1) Les Justes turcs, les oubliés de l’Histoire, le 25 avril sur La Trois (RTBF), à 21 heures.

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