L'ancien militaire cristallise le rejet suscité par la crise et la corruption. Ici, à Rio de Janeiro, le 7 octobre, ses supporters fêtent son succès au premier tour. © R. moraes/reuters

Après la percée de Bolsonaro, le Brésil tombe dans la tentation autoritaire

Le Vif

Jair Bolsonaro, le candidat d’extrême droite à la présidentielle, fait la course en tête pour le second tour des élections présidentielles au Brésil. Effet de nostalgie ?

Dimanche, votez avec votre conscience. Mais votez pour quelqu’un qui défend les valeurs de la Bible !  » A une semaine des élections générales au Brésil, le pasteur Josué Valandro Jr arpente la scène. Coupe de cheveux sage, chemise rose pâle ajustée, le prêcheur baptiste hèle d’une voix vibrante près de 5 000 fidèles :  » Si vous élisez un partisan de la libéralisation du cannabis ou de l’avortement, vous agissez contre la Bible.  »

Située à Barra da Tijuca, un quartier huppé dans le sud de Rio, l’église Atitude est la paroisse habituelle de l’épouse du candidat d’extrême droite à la présidentielle, Jair Bolsonaro, arrivé en tête du premier tour, avec 46 % des voix. Comme nombre de dirigeants des congrégations évangéliques, le pasteur soutient le député fédéral. Au mois d’août, le prêcheur a même fait monter le candidat sur scène et lui a accordé sa bénédiction devant les fidèles, debout, les mains levées dans un geste de prière. Pourtant, à la différence de son épouse, Bolsonaro est catholique. Mais il s’est fait bénir en mai 2016 dans le fleuve Jourdain par un autre pasteur, Everaldo Pereira, fondateur du Parti social-chrétien. Ce déplacement en Terre sainte a scellé symboliquement une alliance entre la religion majoritaire au Brésil (60 %) et celle qui a le vent en poupe (29 %) (1).

L’ancien capitaine parachutiste, ultraconservateur, part favori au second tour de la présidentielle face à Fernando Haddad, élégant intellectuel de gauche, remplaçant de l’ex-président Luiz Inacio Lula da Silva. Celui-ci, condamné à douze ans de prison pour corruption, a été empêché de concourir depuis sa cellule de prison, comme il le souhaitait.

La plupart des congrégations évangéliques soutiennent Bolsonaro. Ici, l'église Atitude, à Rio.
La plupart des congrégations évangéliques soutiennent Bolsonaro. Ici, l’église Atitude, à Rio.© E. Garault pour le vif/l’express

Une polarisation du pays à son comble

Dans cet immense territoire, l’optimisme lié aux années de boom économique et d’avancées sociales du gouvernement de Lula s’est évaporé. Tout comme le rayonnement du pays, le sixième le plus peuplé de la planète, qui, entré dans la cour des grands, rêvait, avec l’Inde et l’Afrique du Sud, d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. L’ascension du candidat champion des diatribes sexistes, racistes et homophobes, à la sympathie affichée pour la dictature militaire (1964-1985), doit beaucoup aux scandales de corruption et aux crises sécuritaire et économique que traverse le pays. Depuis le renversement, en août 2016, de Dilma Rousseff, successeur de Lula, accusée d’avoir maquillé les comptes publics pour minimiser l’impact des déficits et de la crise économique, la polarisation du pays est à son comble. Les partisans du Parti des travailleurs (PT) accusent la droite d’avoir usurpé le pouvoir, tandis que les  » antipétistes  » se sentent pousser des ailes. Ce climat est propice au rejet de la politique : seuls 8 % des Brésiliens voient en la démocratie une très bonne chose, selon un sondage de Pew Research réalisé en 2017.

Les partisans du député ultraconservateur reprennent la rhétorique de l’ex-régime militaire.

Or, la démocratie est une idée relativement neuve pour les quelque 200 millions de Brésiliens.  » Avant 1950, rappelle le politologue Christian Lynch, la démocratie brésilienne est formelle, le pouvoir étant aux mains d’une oligarchie.  » Suit une période d’instabilité, jusqu’au putsch contre le président João Goulart, en 1964. Les partisans de Bolsonaro reprennent à leur compte la rhétorique de l’ex-régime militaire : en pleine guerre froide, ce coup d’Etat était une  » révolution « , voire une  » contre-révolution « , destinée à  » empêcher les communistes de conquérir le Brésil « . Ici, d’ailleurs, les militaires n’ont jamais voulu que leur gouvernement soit qualifié de dictature, à la différence des voisins argentin et chilien.

 » Il n’y a pas eu de dictature, plaide Augusto (un pseudonyme), policier militaire à la retraite, dans un café du centre de São Paulo. L’armée tenait le pays avec poigne, c’est tout. Ceux qui travaillaient n’avaient pas de problèmes. Les gens normaux continuaient à aller à la plage.  » Ecrivain et journaliste, Fernando Morais évoque d’autres souvenirs :  » J’étais rédacteur au Jornal da tarde, un quotidien conservateur. Le censeur se tenait à moins d’un mètre de moi. En fait, la dictature a surtout touché les milieux intellectualisés des classes moyennes, peu nombreuses à l’époque.  »

Le vaste scandale de corruption Petrobras, ou Lava jato ( » lavage express « ), allusion à un réseau de blanchiment d’argent sale via des stations de lavage auto, a contribué au rejet de la classe politique et au succès du discours de l’extrême droite. Plusieurs cadres du PT sont derrière les barreaux pour des accusations de corruption, et les affaires éclaboussent les autres partis.  » Ce sont tous des voleurs, fulmine Luciana, venue de la ville voisine de Niteroi pour manifester à Copacabana, un tee-shirt à l’effigie de son nouveau héros et un drapeau du Brésil à la main, dont le slogan « Ordre et progrès » est en harmonie avec l’hymne entonné par les participants. Seul Bolsonaro n’a pas volé !  » Comme beaucoup de personnes présentes en ce samedi ensoleillé sur la plage de Rio, elle se félicite de n’avoir jamais voté pour le PT.

Avec 29 % des voix, Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs, accuse un sérieux retard.
Avec 29 % des voix, Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs, accuse un sérieux retard.© E. Garault pour le vif/l’express

 » Par ses attaques incessantes contre le PT, la droite traditionnelle a contribué à délégitimer la politique, estime Sergio Lirio, directeur de l’hebdomadaire Carta Capital. En 2016, si elle avait laissé Dilma Rousseff achever son mandat au lieu d’organiser sa destitution, la droite classique aurait remporté les prochaines élections avec facilité. Résultat : le président Temer a payé la facture de la crise. Lula, lui, était à 40 % d’intentions de vote avant l’interdiction de sa candidature par le tribunal électoral, fin août. La prison a fait de lui un martyr.  » Alors que le candidat de la droite modérée, Geraldo Alckmin, est délaissé par les électeurs, Bolsonaro, lui, est parvenu à fédérer tous les mécontentements.

L’ex-capitaine parachutiste, qui achève son septième mandat de député fédéral, a longtemps été un politicien marginal, s’appuyant sur une base électorale de militaires.  » Sa notoriété à l’échelle nationale démarre en 2011, quand il insiste sur le conservatisme moral. En 2014, il est le mieux élu des députés de l’Etat de Rio. A partir de là, il incarne le conservatisme au Brésil « , souligne Camila Rocha, doctorante à l’université de São Paulo. La nouvelle droite brésilienne, ultralibérale, en fait alors son champion. C’est ainsi que Paulo Guedes, partisan des privatisations à tout-va, devient le conseiller économique de Bolsonaro.

Des formules qui effraient

Autre point fort du candidat, son discours musclé sur la violence :  » Les policiers qui tuent des bandits doivent être décorés, pas condamnés « , disait-il en juillet, faisant allusion aux bavures policières dans les favelas dénoncées par Amnesty International. Le terreau brésilien est favorable à la surenchère sécuritaire. La criminalité, endémique, a encore augmenté récemment, avec plus de 64 000 homicides en 2017, une hausse de 3,7 % par rapport à 2016. L’Etat de Rio, en faillite, a fait appel à l’armée pour remplacer la police, impuissante face à la violence dans les quartiers défavorisés.  » Bolsonaro n’est peut-être pas le meilleur engrais pour le Brésil, mais c’est le meilleur pesticide, résume Vinicius Costa, patron d’une entreprise de gestion de stations d’essence. Il pense qu’il faut prendre le problème à la racine. Tuer les trafiquants plutôt qu’améliorer le sort des détenus en prison.  »

Recrudescence des assassinats de syndicalistes et d’activistes.

Dans la favela de Maré, au nord de Rio de Janeiro, on ne voit pas les choses ainsi. Au centre culturel du quartier, Lucas, Claudio et Amanda se préparent pour leur cours de danse. Ils se retrouvent ici chaque jour pour répéter, de 14 à 17 heures. Ils ont été sélectionnés dans une troupe classique, subventionnée par la fondation Hermès. La politique ne les laisse pas indifférents : Marielle Franco, une militante des droits humains et conseillère municipale de Rio assassinée en mars dernier, venait de leur cité, l’une des plus violentes de la ville. Tous les trois rejettent avec vigueur l’engagement de Bolsonaro en faveur du port d’arme et sa promesse d’envoyer plus de militaires dans les favelas. Pour le candidat à la présidentielle,  » la violence doit être combattue par la violence « , et l’Etat doit offrir  » un paravent juridique aux forces de l’ordre « . Des formules qui effraient Amanda, 22 ans, métisse à la longue chevelure bouclée :  » Si je suis sifflée dans la rue, ou si on essaie de me voler dans le bus, je ne pourrai pas protester, de crainte que l’agresseur ne soit armé.  »  » Ici, la vie des jeunes Noirs n’a pas de valeur, enchaîne Lucas. Dans la favela, on a plus peur des opérations militaires que des bandes armées.  » Sur le mur en face du complexe culturel, les portraits de deux jeunes femmes, victimes collatérales d’échanges de tirs entre policiers et trafiquants, sont là pour rappeler les nombreuses bavures.

La nuit tombe sur la favela de Maré. Pour en sortir, mieux vaut faire appel à un taxi de la communauté ; ceux de l’extérieur refusent d’y entrer. Habitant du quartier, Luiz prend ses précautions pour le traverser. Il roule le plafonnier allumé, les vitres teintées baissées. Ainsi reconnaissable, il ne craint rien. Evangélique, il avoue être tenté de voter Bolsonaro,  » à cause de l’insécurité « . Il a été agressé plusieurs fois. Un jour, sur une voie rapide, trois hommes armés l’ont forcé à abandonner sa voiture.  » Je sais que cela peut faire des victimes innocentes. Mais il faut que ça change.  »

Pour la gauche, la presse conservatrice, dominante, a préparé le succès de l’extrémisme de Bolsonaro.  » Quand l’économie était resplendissante, elle s’est focalisée sur les questions de moeurs, de société « , commente le journaliste Sergio Lirio. En 2010, Dilma a été accusée d’être une  » avorteuse « . Le projet de brochures d’éducation au respect des différences à l’école a fait l’objet de tous les fantasmes.  » Ils veulent inciter nos enfants à choisir leur genre à l’école primaire « , assure cette manifestante à Copacabana.  » L’idéologie du genre  » et l’homosexualité sont sur toutes les lèvres.  » Le mal est partout, fustige le pasteur Josué Valandro Jr du haut de la scène de l’église Atitude. Avant, nos enfants étudiaient le portugais à l’école. Aujourd’hui, on leur apprend à insulter leurs parents. Ils sont soumis à l’érotisation.  »

 » Nous sommes de [la favela] Maré, nous avons des droits « , peut-on lire sur l’affiche derrière Lucas, Claudio et Amanda.© E. Garault pour le vif/l’express

Les défenseurs des droits humains inquiets

 » Un discours à la limite du délire « , diagnostique Alexandre Valverde, psychiatre à São Paulo, électeur du parti de Lula. Le PT a essayé de répondre aux demandes des minorités ethniques, sociales et sexuelles. Grâce à sa politique, cette population est devenue plus visible dans l’espace public.  » Tout le monde ne l’a pas accepté. On se rend compte, avec le phénomène Bolsonaro, que les libéraux sont moins nombreux qu’on ne le pensait. Les discours de haine explosent sur les réseaux sociaux. L’idée est de « remettre à leur place » les pauvres, les homos et les Noirs.  » Les inégalités criantes étaient à l’origine de l’élection de l’ancien syndicaliste Lula, en 2003. Sa politique en faveur des plus démunis a sorti 30 millions de Brésiliens de la misère et offert un ascenseur social à beaucoup : quotas et bourses universitaires pour les plus pauvres – souvent des Noirs -?, dont la bolsa familia, une allocation accordée aux plus modestes en échange de la scolarisation et de la vaccination de leurs enfants. Elle a permis de réduire l’indice de Gini, qui mesure les inégalités de revenus. Même s’il restait beaucoup à faire, Lula a terminé son deuxième mandat en 2011 avec un taux de popularité de 87 %. Les électeurs de Jair Bolsonaro, eux, ne sont pas convaincus.  » Je ne crois pas à la philosophie de donner aux pauvres, insiste le chef d’entreprise Vinicius Costa. Moi, j’ai commencé à travailler à 13 ans, je me suis débrouillé sans bolsa familia.  »  » Les aides sociales récompensent ceux qui ne veulent pas travailler « , entend-on dans les défilés pro-Bolsonaro, dont les manifestants sont pour la plupart issus de la classe moyenne.

Le Brésil prend-il le chemin du fascisme, comme le redoutent ceux qui ont accouru en masse aux défilés du mouvement #EleNão ( » pas lui « ), dans toutes les grandes villes, huit jours avant le premier tour ?  » S’il l’emporte, j’imagine plutôt un grignotage progressif de l’Etat de droit, à la manière de ce qui se passe en Pologne ou en Hongrie « , augure Camila Rocha.

De quoi inquiéter les défenseurs des droits humains.  » Depuis l’éviction de Dilma Rousseff, on assiste déjà à une recrudescence des assassinats de syndicalistes et d’activistes. Une centaine en 2017 parmi les dirigeants paysans « , selon João Paulo Rodrigues, du Mouvement des paysans sans terre. Une victoire du candidat d’extrême droite lui fait craindre le pire. Et s’il échoue au second tour, malgré sa confortable avance ?  » Je prierai pour que Dieu ne fasse pas de nous un second Venezuela, assure le pasteur Josué. Pour que Dieu fasse quelque chose pour nous.  »

(1) A lire : Jésus t’aime ! La déferlante évangélique, par Lamia Oualalou. éd. du Cerf, 286 p.

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