"La Chine est devenue leader dans la plupart des secteurs de l'économie de demain: 5G, intelligence artificielle, robotique, etc.", analyse Alexis Bautzmann. © belgaimage

Alexis Bautzmann (Capri): « Notre dépendance à l’égard de la Chine va s’accentuer »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

La crise sanitaire a servi de catalyseur à la confrontation sino-américaine. Le regard du géographe et politologue Alexis Bautzmann sur les enjeux géopolitiques du « monde d’après » et les nouveaux conflits régionaux.

Au-delà du coût humain, la crise sanitaire planétaire provoque l’une des pires dépressions socio-économiques connues en temps de paix. Elle a également servi de catalyseur aux tensions entre les Etats-Unis et la Chine. « Le décor d’une confrontation entre ces deux géants est désormais planté », constate Alexis Bautzmann, directeur du Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (Capri). Le politologue et géographe a assuré la direction de l’ Atlas géopolitique mondial (1), une analyse de l’actualité par les cartes. Son regard sur la complexité du « monde d’après » et les nouveaux conflits régionaux qui se dessinent.

Le principal marqueur de notre époque est le repli diplomatique des états-Unis.

Rhétorique trumpienne sur le « virus chinois », croisade américaine contre Huawei et TikTok…: la rivalité stratégique, commerciale et technologique entre Washington et Pékin atteint des sommets. Comment la voyez-vous évoluer?

Le bras de fer économique et la course à la supériorité technologique entre les deux premières puissances mondiales vont structurer les relations internationales ces prochaines décennies. Il sera difficile pour les Européens de se tenir à l’écart de cette nouvelle « guerre froide ». Elle va modifier le visage de la mondialisation, qui pourrait se scinder en deux modèles de sociétés politiquement incompatibles et économiquement antagonistes. La crise sanitaire a attisé les tensions entre la Chine et les Etats-Unis. Attaqués sur leur gestion peu transparente de la pandémie, les autorités chinoises sont sorties du bois, ont affirmé de manière crue leur place sur la scène internationale. La diplomatie chinoise en mer de Chine, en Asie centrale, en Afrique est plus agressive qu’avant la Covid-19. Le nationalisme chinois se nourrit d’un sentiment de revanche sur l’Occident après les humiliations subies à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

Alexis Bautzmann (Capri):
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N’est-ce pas surtout Donald Trump qui a déclenché les hostilités, lui qui annonce que l’objectif de son éventuel second mandat sera de « découpler » l’économie américaine de celle de la Chine?

Les Américains ont pris conscience de l’importance de la souveraineté technologique, ce qui explique l’attitude de l’administration Trump à l’égard de Pékin. Sous la présidence de Barack Obama, ils avaient encore une vision angélique du rôle de la Chine dans le commerce mondial. L’économie de demain, avec, à la clé, des centaines de millions de dollars, passe par la maîtrise de la 5G, de l’intelligence artificielle, de la robotique, des technologies spatiales. La 5G permettra de généraliser les véhicules autonomes et de rendre plus performants les services des drones, utilisés au quotidien. Nos villes seront surveillées en temps réel. Des images en haute définition seront envoyées à des centres de contrôle et transmises aux services d’urgence, de sécurité, de transport. Tous les pays développés auront besoin de ces technologies de pointe. La Chine l’a bien compris et est devenue leader dans la plupart de ces secteurs. Ses entreprises peuvent compter sur des investissements publics massifs, ce qui n’est pas le cas en Europe. Conscients de ce déséquilibre, les Etats-Unis rapatrient des entreprises stratégiques et des lignes de production. Ils deviennent aussi plus vigilants face à l’espionnage économique et technologique chinois. L’Europe, elle, tarde à comprendre que, quand les Chinois investissent dans une entreprise européenne, ce n’est pas seulement pour des raisons économiques. Nous nous sommes bercés d’illusions sur le sacro-saint principe de la mondialisation heureuse. Notre dépendance technologique à l’égard de la Chine risque de s’accentuer ces prochaines décennies, car il sera très compliqué pour nos entreprises de rattraper leur retard.

Bélarus, Haut-Karabakh, Kirghizistan…: on observe un regain de tensions dans le monde. Le confinement, pendant lequel des conflits ont semblé perdre de leur intensité, n’aura-t-il été qu’une parenthèse?

Si les points chauds se multiplient, c’est parce qu’il n’y a plus, aujourd’hui, de gendarme du monde. Le principal marqueur de notre époque est le repli diplomatique des Etats-Unis, effacement qui s’est accéléré et accentué au Moyen-Orient et ailleurs avec la crise sanitaire. Sous Trump, les Américains se sont contentés de gérer leurs affaires internes et ont déserté la scène internationale. Dans le même temps, l’enceinte onusienne s’est discréditée. On y fait des déclarations et on y prend des résolutions que plus personne n’écoute ni ne respecte. Le monde vit une crise de l’autorité internationale. C’est pourquoi la Chine ne craint plus d’exhiber ses muscles et d’anciens pôles de puissance se réorganisent: la Russie de Poutine a adopté une vision néotsariste, et la Turquie d’Erdogan assume sa géographie mentale néo-ottomane, qui dépasse les frontières du pays et conduit à une forme d’expansionnisme.

Les combats meurtriers font rage depuis fin septembre pour la souveraineté du Haut-Karabakh. Jusqu’où ira Ankara dans son soutien à l’Azerbaïdjan face aux séparatistes arméniens?

Le président turc a pris la mesure du recul de l’influence américaine. Il sait qu’il a les mains libres pour faire des démonstrations de puissance dans le nord de la Syrie, dans la guerre civile libyenne, en Méditerranée orientale, et à présent dans le Caucase du Sud. Jusqu’aux affrontements intenses de ces derniers jours, Ankara avait surtout joué un rôle diplomatique dans la crise. A présent, on constate que la Turquie fournit aux Azéris des systèmes d’armes et même des conseillers militaires. Des miliciens arabes recrutés en Syrie ont été acheminés sur le front via le territoire turc, avec peut-être parmi eux des djihadistes. La Turquie est une alliée de longue date de l’Azerbaïdjan, pays turcophone. Les deux pays se sont mutuellement décrits comme « une seule nation, deux Etats ». D’où l’implication militaire turque actuelle. Washington laisse faire. Les Américains considèrent la Turquie, membre de l’Otan, comme un acteur clé dans la région, et leur obsession est de garder des liens étroits avec Ankara. De plus, les présidents Trump et Erdogan cultivent une excellente relation personnelle.

Selon le politologue,
Selon le politologue, « la Turquie d’Erdogan assume une géographie mentale néo-ottomane ».© belgaimage

Joe Biden a qualifié Erdogan d' »autocrate ». Doit-on s’attendre à une dégradation des relations américano-turques si le démocrate remporte la présidentielle?

Les déclarations de Joe Biden ont ulcéré Ankara. S’il accède à la Maison-Blanche, l’ex-numéro 2 de Barack Obama adoptera, à l’égard de la Turquie, une ligne proche de celle de l’ancien président démocrate. La politique étrangère américaine sous Donald Trump a tourné le dos aux valeurs longtemps défendues par les Etats-Unis: l’actuel président américain considère le dictateur nord-coréen Kim Jong-un comme un « type extra », il ne cache pas son admiration pour Vladimir Poutine et vante l' »intelligence » d’Erdogan. Avec Biden, ce sera un retour à une géopolitique plus traditionnelle. Cela dit, le désengagement international des Etats-Unis a commencé sous la présidence précédente. En 2013, Obama a, au tout dernier moment, annulé les frappes militaires américaines en Syrie, au grand dam du président français François Hollande. Les Américains ne veulent plus voir leur pays s’impliquer dans la résolution des conflits. Du coup, trente ans après la chute du Mur et l’effondrement du bloc soviétique, le « grand jeu » des anciennes puissances refait surface, notamment au Caucase du Sud. La Russie, dont l’Arménie a toujours été proche, mais qui vend des armes aux deux parties, est directement concernée par la guerre du Haut-Karabakh. Tout comme l’Iran voisin, qui compte sur son territoire des communautés azérie et arménienne, et ne restera pas inactif en cas d’extension du conflit.

Comment voyez-vous évoluer la rivalité entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite? Et que va devenir le partenariat stratégique américano-saoudien?

Pour les autorités iraniennes, la situation sociale interne est un plus grand défi que la rivalité avec l’Arabie saoudite. Le régime de Téhéran sera confronté à des mouvements sociaux de grande envergure. L’Iran, pays durement touché par l’embargo décrété par l’administration Trump, est une nation complexe, sociologiquement très différente des autres Etats de la région: le pays compte une classe moyenne éduquée et la demande d’ouverture, de liberté, d’émancipation y est forte. Quant à l’alliance américano-saoudienne, elle perd de son importance stratégique. Depuis trois quarts de siècle, elle garantit la sécurité du royaume des Saoud contre l’engagement de Riyad à assurer l’approvisionnement énergétique des Etats-Unis. Mais les Saoudiens ne pourront plus s’appuyer sur les Américains comme ils l’ont fait jusqu’ici. Les besoins en hydrocarbures vont se réduire à mesure de notre avancée vers un monde décarboné.

(1) Atlas géopolitique mondial. Edition 2021, sous la direction d'Alexis Bautzmann, éd.du Rocher, 190 p.
(1) Atlas géopolitique mondial. Edition 2021, sous la direction d’Alexis Bautzmann, éd.du Rocher, 190 p.

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