Carte blanche

Afghanistan: l’impuissance de la puissance américaine (carte blanche)

« Pendant 20 ans, les Etats-Unis ont continué à privilégier quasiment exclusivement l’option militaire, estime Bernard Adam, ancien directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP). Ils ont perdu la guerre. Et les Talibans ont gagné. Echec total et retour vingt ans en arrière. »

Saïgon, 30 avril 1975, la scène a été filmée par la télévision et diffusée dans le monde entier: un hélicoptère militaire embarque en catastrophe plusieurs personnes réfugiées sur le toit de l’ambassade américaine au Sud-Vietnam. Ce sont les dernières personnes qui seront évacuées vers les navires américains croisant en mer. Quelques heures plus tôt, les forces du Nord-Vietnam et du Vietcong sont entrés dans la ville, marquant la fin définitive de la guerre du Vietnam, suite au retrait des troupes américaines qui avait débuté en 1973.

Kaboul, 15 août 2021, la scène est filmée par les télévisions et retransmises dans le monde entier: un ballet d’hélicoptères militaires évacue des centaines de personnes vers l’aéroport d’où décollent en catastrophe des avions emportant les Occidentaux et leurs collaborateurs afghans. Quelques heures plus tôt, les forces des Talibans ont envahi la capitale, suite au retrait des troupes américaines entamé quelques mois plus tôt.

Deux guerres, deux échecs majeurs des forces armées et de la politique étrangère des Etats-Unis.

Les Américains ont subi beaucoup d’échecs dans leurs interventions militaires passées, mais ils ont la mémoire courte. Le romancier Gore Vidal renommait son pays en 2004, peu après l’invasion de l’Irak, « les Etats-Unis d’Amnésie ». « Nous n’apprenons rien, parce que nous ne nous souvenons de rien »écrivait-il.

Egalement en 2004, Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, a écrit un livre au titre évocateur L’impuissance de la puissance, dans lequel il analyse le décalage entre les croyances de ceux qui vantent les bienfaits de la puissance militaire et la réalité sur le terrain. Depuis que les Etats-Unis sont la seule superpuissance, il estime que « la puissance devient facteur de désordre. L’hégémonie est aujourd’hui source d’instabilité: plus la puissance se montre et plus elle mobilise contre elle. Les Etats-Unis sont au centre du paradoxe : jamais un Etat n’a, dans l’Histoire, accumulé autant de ressources de puissance, jamais pourtant il s’est révélé aussi peu capable de maîtriser les enjeux auxquels il doit faire face ».

L’intervention des Etats-Unis en Afghanistan est la conséquence des attentats du 11 septembre 2001. Ce jour-là 19 terroristes d’Al Qaïda, armés de cutters, ont détourné quatre avions de ligne. Une Commission du Congrès américain a estimé que cette opération terroriste a couté 500.000 dollars. De 2001 jusqu’aujourd’hui, les 20 ans de présence militaire en Afghanistan des Etats-Unis leur a couté 1.000 milliard de dollars.

En 2005, un autre grand connaisseur des relations internationales, le libanais Ghassan Salamé publiait le livre Quand l’Amérique refait le monde. Il constatait que « la logique de la force a comme détruit la force de la logique ». Pour lui, « servie par une puissance militaire sans rivale, l’Amérique a surévalué l’efficience des moyens militaires aux dépens des autres instruments d’influence », comme le dialogue, l’écoute des autres et l’action multilatérale.

Dès 2002, l’historien Emmanuel Todd, dans le livre Après l’empire, constatait le déclin de la puissance américaine en soulignant les déficits importants des finances publiques et de la balance extérieure, et la hausse des dépenses militaires. Pour Todd, « les Etats-Unis sont en train de devenir un problème pour le monde. Nous étions plutôt habitués à voir en eux une solution. Garants de la liberté politique et de l’ordre économique durant un demi-siècle, ils apparaissent de plus en plus comme un facteur de désordre international, entretenant là ou ils le peuvent, l’incertitude et le conflit ».

Actuellement les dépenses militaires des Etats-Unis représentent près de 40 % des dépenses militaires mondiales, avec 700 milliards de dollars, mais seulement 35 milliards de dollars pour l’aide au développement, soit 20 fois moins. Tout au long de la présence des Américains en Afghanistan, de nombreux observateurs, y compris parmi les généraux américains, ont plaidé en vain pour accroître sensiblement l’aide au développement socio-économique, condition essentielle selon eux pour lutter contre la pauvreté et afin de contrer l’influence des Talibans dans la population.

Les attentats du 11 septembre 2001 ont entraîné la mort de 3.000 personnes. En Afghanistan, au cours des 20 années de guerre, les Américains ont vu la mort de 2.500 soldats et 1.500 employés de sociétés privées de sécurité. Les pays alliés des Etats-Unis ont eu 1.100 soldats morts. Les pertes des forces afghanes ne sont plus publiées depuis longtemps mais devraient être de plus de 20.000 morts. Les Talibans ont eu 20.000 morts. Et les pertes civiles ont été évaluées par l’ONU entre 32.000 et 60.000 morts. Au total, ces 20 années auront vraisemblablement causé la mort de plus de 100.000 personnes, soit 30 fois plus que le 11 septembre 2001.

Pendant 20 ans, les Etats-Unis ont continué à privilégier quasiment exclusivement l’option militaire. Ils ont perdu la guerre. Et les Talibans ont gagné. Echec total et retour vingt ans en arrière.

Si au moins la leçon pouvait servir aux Européens. Quand les Américains leur demandent d’augmenter leurs dépenses militaires pour atteindre 2 % de leur PIB, ils devraient se demander à quoi cela sert. En revanche, leur aide publique au développement, elle, devrait être augmentée. Pour essayer que d’autres Talibans ne puissent prendre le pouvoir ailleurs dans le monde.

Bernard Adam

Directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) de 1979 à 2010.

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