Carte blanche

Affaire Danone: nécessité et difficultés de l’entrepreneuriat vers la durabilité (carte blanche)

Marek Hudon, Professeur à la Solvay Brussels School of Economics & Management (ULB), tire les enseignements de la mise à l’écart d’Emmanuel Faber. « L’urgence de la situation sociale et environnementale nous le rappelle tous les jours, insiste-t-il, la marche vers une durabilité forte est aujourd’hui nécessaire ».

Emmanuel Faber n’est plus le directeur général de Danone, il a été démis de cette fonction de gestion quotidienne pour ne plus être aujourd’hui « que » président du conseil d’administration. L’affaire dépasse aujourd’hui largement l’entreprise Danone vu la vision stratégique défendue par Emmanuel Faber et la place qu’il occupe dans le monde économique. C’est aujourd’hui la compatibilité entre l’économie de marché et de nouveaux modèles de société anonymes tournées vers plus de durabilité qui est remise en question… peut-être est-ce la fin d’une vision que l’on pourrait qualifier de « romantique » de ces entreprises.

Nous avons besoin de modèles et exemples inspirants pour guider, et insuffler l’énergie permettant de changer notre économie pour aller vers plus de durabilité. Emmanuel Faber, c’est notamment le partenariat avec la Grameen Bank (Prix Nobel de la Paix en 2006) pour créer Grameen Danone, un des pionniers du modèle de « social business ». C’est aussi la volonté que Danone devienne une des premières « entreprises à mission » sous la loi PACTE votée en France en mai 2019.

Ne nous trompons pas, les engagements et actions de Danone sous Emmanuel Faber ont été souvent critiqués par les tenants de modèles intrinsèquement inclusifs et durables. Danone n’a certes pas l’engagement du modèle coopératif. On lui reproche le manque de sincérité dans l’action, estimant que Danone sous Emmanuel Faber est un version « light » d’un capitalisme financier tentant de corriger certaines des critiques faites au ‘libre marché’ tout en perpétuant ses mécanismes. Cependant, force est de constater que, tout comme le Président de l’Union Wallonne de Entreprises, Jacques Crahay, en Wallonie, Emmanuel Faber donne une nouvelle tonalité au monde de l’entreprise afin de la rendre plus humaine et tournée vers les objectifs du développement durable.

Si la vision d’Emmanuel Faber a sans nul doute inspiré de nombreux entrepreneurs vers plus de durabilité, d’autres ont choisi une stratégie intégrant totalement la durabilité dans leur stratégie et leurs actions au jour le jour. De nombreux défis attendent ces « entrepreneurs sociaux » sur la voie de la durabilité et les nier les expose à des déceptions. A titre d’exemples : la durée moyenne pour atteindre l’équilibre financier est souvent beaucoup plus longue que dans une entreprise traditionnelle, les compétences requises pour la gestion de projet ne sont plus uniquement financières mais aussi sociales et environnementales, les attentes de cohérence dans leur action sont énormes de la part de l’ensemble des parties prenantes, internes ou externes. Une vision « romantique » de l’action entrepreneuriale durable se confronte donc en permanence aux attentes extérieures… et tout compromis peut être vu comme une défaite.

De plus, la compétition face aux acteurs traditionnels verdissant parfois leur action, et à tout le moins leur discours, est féroce… et généralement inégale. Soutiens implicites et persistants aux énergies fossiles, externalités environnementales insuffisamment régulées ou encore, prix du kérosène non taxés, la liste de ces anomalies en matière de durabilité reste longue malgré des réelles avancées…

Alors, quelle est en fin de compte la portée de la mise à l’écart d’Emmanuel Faber?

Les entrepreneurs sociaux le disent fréquemment, une des difficultés est de trouver des actionnaires qui partagent leurs valeurs, leur vision et leur positionnement dans cet équilibre entre performance financière et impact sociétal. On ne s’étonnera donc pas qu’une multinationale cotée en Bourse comme Danone puisse faire face à des soubresauts d’actionnaires qui reposent ainsi la question de la compatibilité du fonctionnement et des attentes de la bourse avec la transition de l’économie.

D’autres se sont étonnés que cette vision « alternative » du directeur soit sanctionnée alors que la durabilité et l’engagement sociétal sont censées être des nouvelles tendances lourdes… En effet, les nouvelles générations et donc les nouveaux collaborateurs et consommateurs valorisent chaque jour davantage les finalités de durabilité des entreprises. La question du sens sur le lieu du travail traverse dorénavant notre société et la crise du Coronavirus a sans doute amplifié le mouvement. De très nombreux chefs d’entreprise ont « verdi » leur discours ces dernières années, que ce soit pour faire face aux attentes sociétales ou quelques fois après une sincère remise en question…

Les incubateurs d’entreprises wallons et bruxellois sont remplis d’entrepreneurs voulant donner du sens à leur action et à leur entreprise. La tendance semble tellement lourde qu’elle est sans doute inarrêtable. Il n’en reste pas moins que la transition vers une réelle durabilité du monde économique reste compliquée, le chemin étant parsemé d’embuches. Les projets de recherche que nous menons sur ces nouvelles entreprises nous suggèrent que si la tâche d’entreprendre est déjà aussi ardue que passionnante, celle de l’entrepreneuriat durable ajoute un niveau de complexité : la durabilité exige en effet de combiner la pure logique économique avec les finalités sociales et environnementales. Le chemin de l’entreprise vers ce désirable équilibre ne se fait pas toujours naturellement ou aisément, sans résistance ou désaccord.

L’urgence de la situation sociale et environnementale nous le rappelle tous les jours : la marche vers une durabilité forte est aujourd’hui nécessaire. L’entrepreneuriat durable est une merveilleuse source d’espoir. L’éviction d’Emmanuel Faber de la direction opérationnelle de Danone et les rudes expériences de nombreux entrepreneurs sociaux nous rappellent cependant que la route reste longue vers la durabilité car les résistances au changement et autres blocages institutionnels ne sont pas à sous-estimer.

Marek Hudon, Professeur à la Solvay Brussels School of Economics & Management (ULB)

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