Les tatouages des stars du basket Lebron James (à gauche) et Kobe Bryant sont au centre d'un procès sur le droit d'auteur aux Etats-Unis. © Noah Graham/getty images

A qui appartient un tatouage ? Un duel s’annonce entre droits d’auteur et droits de la personnalité

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

A qui appartient un tatouage ? A celui qui l’a imaginé et dessiné ? Ou à celui qui le porte ? Aux Etats-Unis, les juges vont devoir trancher dans une affaire qui oppose des artistes à des concepteurs de jeux vidéo. Entre droits d’auteur et droits de la personnalité, la réponse est loin d’être tranchée.

Où sont passés les tatouages de Neymar ? Hoopy4Play2 n’en revenait pas. Dans Fifa 2016, le bras du joueur brésilien était recouvert d’encre. Et dans la version 2018, plus rien, nichts, nada ! Même après avoir téléchargé les dernières mises à jour !  » Rien n’est parfait, d’accord. […] Mais ma question est : qu’est-ce qui ne va pas ? Allez-vous changer ça ? « , s’insurgeait le fan de foot en novembre 2017 sur le forum officiel d’EA Sports, éditeur du jeu vidéo. C’est peut-être un détail pour beaucoup, mais pour les plus assidus, ça veut dire beaucoup : à chaque nouvelle édition, des compilations des nouvelles reproductions des tattoos des stars du ballon rond (comme des nouvelles coupes de cheveux…) sont publiées sur YouTube. En cas de manquement à la réalité, c’est le tollé. L’Argentin Icardi, le torse exempt de sa tête de lion et du nom de ses deux filles ? C’est quoi, ce délire ? Dans la version 2019, l’attaquant de l’Inter Milan a retrouvé ses ornements. Comme le bras de Neymar. Le gamer Hoopy4Play2 a dû pousser un ouf de soulagement.

Mon travail est protégé. Il est interdit de l’utiliser sans mon accord à des fins commerciales. » – Jean-Pierre Mottin, tatoueur.

Leurs tatoueurs respectifs, eux, ont dû y trouver leur compt?. Terminé, pour les éditeurs de jeux vidéo, le temps de la reproduction insouciante et gratuite des motifs cutanés. Révolu depuis 2016 et l’attaque en justice d’une société représentant les droits d’artistes ayant tatoué des vedettes du basket telles Kobe Bryant ou LeBron James. Pas contents : dans le jeu NBA 2K, leurs dessins avaient été reproduits sans leur autorisation et sans leur verser de droits d’auteur. Et gourmands : ils réclament grosso modo deux millions de dollars en guise d’indemnités pour le dédommagement passé et l’utilisation à venir… de huit tatouages. La saga judiciaire est toujours en cours et le verdict des juges, très attendu, devrait clarifier cette question : à qui appartient un tatouage ? A celui qui l’imagine et le réalise ? Ou à celui qui l’a dans la peau ?

En attendant une réponse juridique : pas d’aval des tatoueurs = plus aucune reproduction des dessins ornant les sportifs (du moins les plus connus) = peaux numériques laissées vierges. Les syndicats américains de joueurs et les agents sportifs conseillent désormais aux athlètes de signer des contrats avant de passer sous l’aiguille, selon un article du New York Times publié le 27 décembre dernier. En France, le Snat (Syndicat national des artistes tatoueurs) propose, depuis 2018, à ses adhérents un modèle de facturation de cession de droits d’auteur. Très peu l’utilisent. Pour le moment ?

Tim Steiner, jeune pompiste suisse, a vendu la peau de son dos tatoué à un collectionneur.
Tim Steiner, jeune pompiste suisse, a vendu la peau de son dos tatoué à un collectionneur.© dr

Toile cutanée

 » On n’est pas aux Etats-Unis, ici !  » rigole Jean-Pierre Mottin, propriétaire du salon Grizzly Inc à Liège et lauréat du Mondial du tatouage de Paris en 2016 ; la récompense la plus prestigieuse dans le milieu. Le chapelet autour du cou d’Axel Witsel, c’était lui. Comme la déesse à six bras sur le torse du rappeur Damso. Dans un cas comme dans l’autre, pas question d’établir un contrat.  » Je ne m’inquiète pas trop des droits d’auteur. Dans notre secteur, il y a d’autres problèmes plus urgents à régler, comme l’accès à la profession et la question du statut.  » Le Liégeois en est de toute façon persuadé :  » Mon travail est protégé. Il est interdit de l’utiliser sans mon accord à des fins commerciales.  »

Même chose qu’acheter une toile de maître : l’heureux propriétaire s’offre la propriété matérielle, mais même plusieurs millions ne suffisent pas à en acquérir la propriété intellectuelle. L’afficher dans son salon, OK. S’en servir pour vendre des sodas ou des croquettes pour chat, pas OK.  » L’auteur peut interdire toute reproduction sans autorisation, précise Karine Grenouille, secrétaire du Snat. Il reste lui-même libre de reproduire son dessin sur d’autres supports (livres, disques, affiches, tee-shirts… ou sur quelqu’un d’autre !), à moins d’avoir cédé une partie de ses droits au tatoué, ce qui peut arriver, même si ce n’est pas courant.  »

Dans les années 1990, la maison de disques de Johnny Hallyday l’avait appris à ses dépens. Elle avait utilisé la tête d’aigle et la plume qui ornaient le biceps droit du chanteur pour illustrer les pochettes de l’album sorti pour son 50e anniversaire. Sauf que le tatoueur, Jean-Philippe Daurès, avait déposé le motif à l’Inpi (Institut national de propriété industrielle). La justice française estima que le label aurait pu utiliser une photo du bras de la star, mais pas le dessin. Elle octroya à l’artiste l’équivalent de 38 000 euros de dédommagement. Pour un aigle qu’initialement, il avait réalisé… gratuitement.

En 2005, David Beckham avait, lui, tenté de racheter ses droits d’auteur à Louis Molloy, artiste de Manchester lui ayant gravé huit motifs sur la peau. Dont un ange aux ailes déployées, s’étendant des épaules au milieu du dos, qui intéressait des investisseurs japonais prêts à mettre la main au portefeuille pour l’utiliser comme logo sur une collection de vêtements. Le joueur de foot anglais avait tenté de s’y opposer en surenchérissant, mais apparemment pas suffisamment. Face aux menaces de procès, personne n’avait finalement acquis les droits, mais le tatoueur refusa par la suite que son oeuvre soit visible d’une manière ou d’une autre dans des campagnes de pub.

Axel Witsel s'est fait tatouer une réplique de son chapelet porte-bonheur. Beaucoup l'ont copié... sans que son tatoueur puisse l'empêcher.
Axel Witsel s’est fait tatouer une réplique de son chapelet porte-bonheur. Beaucoup l’ont copié… sans que son tatoueur puisse l’empêcher.© Valery Sharifulin/getty images

« Pas moi sans mes tatouages »

Mais quiconque ne peut-il pas utiliser son corps, aussi orné soit-il, pour vendre un produit ? LeBron James, dans sa déclaration à la justice new-yorkaise pour l’affaire du jeu vidéo, ne revendiquait pas autre chose.  » Mes tatouages font partie de mon corps et de mon apparence, et j’ai le droit qu’ils soient visibles quand des personnes ou des entreprises me représentent […]. Ils font partie de ma personne et de mon identité. Etre montré sans mes tatouages ne serait pas vraiment une représentation de moi.  » Dans ce genre d’affaire, selon Frédéric Lejeune, avocat spécialisé au barreau de Bruxelles,  » il faut faire la balance entre les droits d’auteur du tatoueur et les droits de la personnalité du tatoué « . Qui englobent le fait de pouvoir exposer son corps. Sur les réseaux sociaux, sur un panneau publicitaire… Dans un jeu vidéo ?  » Ce genre de conflit, qui touche au droit de la personnalité, n’est pas réglé par la loi. Cela se traite au cas par cas « , souligne l’avocat. Vu la propagation actuelle des images comme des tatouages, la question risque de se poser toujours plus fréquemment devant les tribunaux.

Au dernier salon du tatouage, à Paris. Un artiste ne peut pas tout faire avec les photos de son oeuvre. Le tatoué peut faire valoir son droit à l'image.
Au dernier salon du tatouage, à Paris. Un artiste ne peut pas tout faire avec les photos de son oeuvre. Le tatoué peut faire valoir son droit à l’image.© fred guerdin

L’artiste non plus ne peut pas tout se permettre. En Flandre, un tatoueur avait utilisé la photo de sa réalisation sur l’un de ses clients pour faire sa pub dans les Pages d’or.  » Le client en question avait estimé que ça lui portait atteinte, détaille Julien Cabay, chargé de recherches au FNRS et professeur de droit à l’ULB et à l’ULiège. En 2009, la cour d’appel de Gand lui a donné raison et a estimé que le tatoueur voyait son oeuvre limitée par le droit de la personnalité.  »

En théorie, un pro de l’aiguille ne peut pas non plus reproduire un dessin qui ne lui appartient pas. En théorie, seulement. Le chapelet d’Axel Witsel a été répliqué sur des tas de fans. Les risques du métier, relativise Jean-Pierre Mottin.  » C’est très difficile à éviter. Moi, je ne recopie jamais. Mais certains n’ont pas beaucoup de scrupules et considèrent le métier comme un travail manuel comme un autre.  » En théorie, toujours, nul ne peut graver une image, un motif, un personnage lui-même protégé par le droit d’auteur. Genre Mickey, Tintin ou Milou.  » Je ne fais pas ce genre de choses. Il faut un minimum d’éthique. Celui qui utilise une image qui ne lui appartient pas doit peut s’attendre à avoir des soucis « , pointe Alex Lejeune, tatoueur chez Singulier, un salon bruxellois.

Encore en théorie, Disney et Moulinsart pourraient donc exiger le paiement de dommages et intérêts. Voire, carrément, un retrait, comme s’il s’agissait de détruire une oeuvre litigieuse ? Dans une affaire qu’il a traitée (mais qui n’a pas abouti devant un tribunal), Frédéric Lejeune a été confronté à cette demande.  » A mon avis, suppose-t-il, le droit à l’intégrité physique de la personne tatouée et celui à disposer de son corps devrait prévaloir : on ne peut pas obliger à se détatouer, même en cas de reproduction non autorisée d’une oeuvre préexistante.  » Comme il semblerait difficile, pour un tatoueur, de s’opposer à ce que son client fasse disparaître son encre.  » Il y aurait un conflit entre le droit à l’intégrité de l’oeuvre et le droit de la personne à se détatouer. Là encore, le droit de la personne à disposer de son corps devrait prévaloir, me semble-t-il.  »

Le tatoueur de Mike Tyson avait attaqué le réalisateur de Very Bad Trip 2 pour avoir plagié son dessin. L'affaire s'est réglée par un arrangement financier.
Le tatoueur de Mike Tyson avait attaqué le réalisateur de Very Bad Trip 2 pour avoir plagié son dessin. L’affaire s’est réglée par un arrangement financier.© Peter Kramer/getty images

Sauf si le tatoué lui-même y renonce… En 2006, le sulfureux artiste flamand Wim Delvoye gravait le dos d’un jeune pompiste suisse, Tim Steiner. Une Madone colorée surmontée d’une tête de mort, entourée de chauve-souris et d’hirondelles, qui sera vendue deux ans plus tard à un collectionneur allemand pour 150 000 euros. Dans le contrat qu’il avait signé, Tim Steiner s’engageait à s’exposer trois fois par an. Alors, trois fois par an, il s’assied torse nu dans un musée et s’expose, casque sur les oreilles, pour que la musique couvre les commentaires des visiteurs. A sa mort, il s’est engagé à léguer sa peau tannée au collectionneur. Juridiquement, mieux vaut que l’envie de se faire détatouer ne lui prenne jamais.

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