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Sur la trace des livres maudits

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

L’historien et philosophe belge Arnaud de la Croix enquête sur des oeuvres qui, depuis des siècles, ont été condamnées et interdites par les autorités, souvent religieuses. Mais elles ont survécu à toutes les destructions. Voici leur histoire.

C’est un livre-fantôme. En fait, c’est seulement un titre. Mais tellement scandaleux, du moins au XIIIe siècle, qu’il a alimenté un flot de rumeurs dans toute l’Europe, durant des siècles. Cette oeuvre, qui n’avait donc jamais été écrite, a fini un jour par l’être : à force d’en entendre parler, quelques auteurs se sont mis en tête de la rédiger. Et au XVIIIe siècle, les manuscrits prolifèrent alors, anonymes et clandestins, tous dissemblables et pourtant tous affublés du même titre infâmant. Cette folle affaire, celle du Traité des trois imposteurs, présentant Moïse, Jésus et Mahomet comme des charlatans, est authentique. Comme les douze autres que relate l’historien et philosophe belge Arnaud de la Croix dans Treize livres maudits (1). Les experts les connaissent, et les recherches savantes effectuées à leur sujet sont légion. Mais pour les non-spécialistes, l’auteur en retrace l’essentiel.

Une bonne partie du livre est consacrée au champ religieux : du Livre d’Hénoch, apocalypse juive qui n’était connue que dans des versions éthiopienne et grecque, à L’Evangile de Judas, manuscrit copte écrit au IIe siècle, en passant par le Livre de l’émeraude, critique radicale de la prophétie et du Prophète, ou par la Fama fraternitatis, manifeste de l’ordre chrétien des Rose-Croix. De la même façon, c’est un pouvoir religieux qui les a, chacun des treize ouvrages, condamnés et interdits.

Ces écrits ont tous mené, dès lors, une vie souterraine, disparaissant durant de longs siècles avant de finalement ressurgir. Il en est ainsi du Livre des deux principes, texte théologique proprement cathare, compilé en Italie entre 1250 et 1280 et découvert… en 1939 dans une bibliothèque de Florence. Le Livre de l’émeraude, lui, a été détruit parce que l’islam le jugeait blasphématoire. Il ne nous en est parvenu que des extraits, d’après les citations qu’en font des auteurs musulmans. Leurs auteurs, eux, sont taxés de « fous » ou de « déments ». Normal : « Qualifier de folie, au sens littéral, la pensée déviante constitue un trait récurrent dans l’histoire de l’humanité », commente Arnaud de la Croix.

Avec le texte anonyme intitulé Fama fraternitatis, l’historien et philosophe belge change de registre : cet écrit de quinze pages apparaît mystérieusement en 1614 dans le royaume de Habsbourg. Il révèle l’existence d’une fraternité d’adeptes chargés de transmettre la mémoire d’un non moins mystérieux chevalier du XIVe siècle, ayant pour mission d’unifier toutes les sagesses de l’humanité en vue du jugement dernier. Il connaît un succès foudroyant alors qu’il « ne serait rien d’autre qu’une mystification littéraire », souligne Arnaud de la Croix. Avec le Necronomicon, Arnaud de la Croix aborde un récit inventé de toutes pièces par Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), que l’auteur américain cite abondamment dans ses nouvelles. Prétendument écrit au VIIIe siècle par le « poète dément de Sanaa », Abdul al-Hazred, l’ouvrage, introuvable, serait chargé de révélations infernales, et dont il ne subsisterait que quelques rares copies. Ceux qui tentent de l’approcher – pire : ceux qui l’ont lu – ne peuvent que sombrer dans la folie. En mêlant vraies et fausses références, Lovecraft réussit à rendre l’ouvrage crédible : le British Museum reçoit aujourd’hui encore des demandes de prêt et se voit accusé de dissimuler le grimoire maléfique. « De son vivant, Lovecraft, comprenant que des chercheurs trop curieux avaient entamé la quête du livre maudit, avait lui-même caressé l’idée de faire du Necronomicon quelque chose qui existe réellement », raconte Arnaud de la Croix. D’autres tentèrent d’en rédiger une version authentique, sans réel succès.

On reste dans la même veine avec Le Livre de la loi écrit par le mystique et gourou Aleister Crowley (1875-1947), qui se faisait appeler « la Bête » (en l’honneur de Lucifer) et qu’on qualifiait d' »homme le plus pervers du monde ». Arnaud de la Croix propose de réhabiliter celui qui laissa une « réputation sulfureuse de sataniste ordonnateur de messes noires, ce qu’en réalité il n’était pas ».

Mais, en somme, dans son anthologie des livres pourchassés, l’historien dépasse le mythe de l’auteur maudit, qui masque souvent les vraies raisons du débat allumé par son oeuvre, et commente chacun d’entre eux, pour mieux mettre en lumière les causes de la passion ou du bannissement dont ils ont fait l’objet. Ce qui constitue, finalement, leur véritable intérêt. Non pas, donc, ce que l’ouvrage dit, ou disait. Mais ce qu’il a provoqué.

[EXTRAITS] La Fama fraternitatis, manifeste des Rose-Croix (1677)

« On devrait celle-ci, comme d’autres textes des Rose-Croix, au théologien luthérien Johann Valentin Andreae (1586-1654). En 1614, lorsque fut imprimée la Fama, il avait 28 ans. Revenant cinq ans plus tard sur l’affaire, il en parle en ces termes : « Une certaine Fraternité, à mon avis une plaisanterie, mais selon les théologiens une matière sérieuse […], a promis […] les choses les plus grandes et les plus inhabituelles […]. Quelle confusion parmi les hommes à la suite de l’annonce de ces choses, quel conflit parmi les érudits ! » (Christianopolis, cité par F. Yates). Il semble qu’Andreae, s’il a lui-même été surpris par le  »tumulte » qui a suivi, dans toute l’Europe, la parution du manifeste des Rose-Croix, n’en est peut-être pas peu fier…

Quant à la franc-maçonnerie au sens moderne, les recherches récentes de l’historien écossais David Stevenson tendent à montrer qu’elle serait née dans les années 1600 en Ecosse, lorsque certains gentilshommes se mirent à assister aux réunions de loges de maçons. Les travaux de ces loges, initialement réservés aux maçons de métier, d' »opératifs », prirent peu à peu un tour symbolique. Notamment, selon Stevenson, sous l’influence de William Shaw, maître des travaux du roi Jacques VI d’Ecosse. Deux des premiers francs-maçons au sens moderne – « spéculatif » et non plus « opératif » – dont l’histoire ait retenu les noms, sir Robert Moray (1609-1673) et Elias Ashmole (1617-1692), sont respectivement initiés maçons, le premier en 1641 par la loge d’Edimbourg, le second à Warrington dans le Lancashire en 1646.

Or, Robert Moray est à l’origine de la création de la Royal Society en 1660. Et Ashmole, passionné d’histoire, d’alchimie et de plantes médicinales, en devient membre l’année suivante. Isaac Newton y présente sa théorie de l’optique, avant d’en devenir président de 1703 à 1727. Newton, père de la théorie de la gravitation universelle, est également féru d’alchimie. Et son ami et assistant, Jean-Théophile Désaguliers (1683-1744), l’un des fondateurs de la Grande Loge de Londres en 1717, dont il est élu Grand Maître en 1719, collabore à la rédaction des Constitutions maçonniques, publiées en 1723 et considérées comme l’acte de naissance officiel de la franc-maçonnerie moderne.

Ces rencontres ne sont vraisemblablement pas le fruit du hasard. Peut-être faut-il envisager la création de la Royal Society, largement inspirée par le programme décrit dans La Nouvelle Atlantide de Bacon, comme le pendant visible de l’invisible Collège que constitue la société discrète des francs-maçons, oeuvrant également au « progrès de l’humanité »…

Et peut-être devons-nous considérer l’une et l’autre société comme héritière de l’utopie rosicrucienne qui figure au coeur de la Fama fraternitatis, cette « plaisanterie » imprimée en Allemagne en 1614. »

Le Livre de la Loi, écrit par la Bête 666 (1904)

« Ce livre, composé de trois brefs chapitres et d’un commentaire, fut dicté à Crowley au Caire les nuits des 8, 9 et 10 avril 1904 par une entité du nom de Aiwass. En 1936, Crowley, qui ne manquait ni de lucidité ni d’un certain humour, dirait que l’esprit qui lui avait dicté l’ouvrage n’était pas autre chose que son « moi inconscient » (Aiwass peut se lire I was : « Je fus » ou « J’étais »). […] Le Livre de la Loi ou Liber AL vel Legis annonce la venue d’une nouvelle ère, un nouvel éon comme le dit Crowley : l’ère de l’homme devenant Dieu.

D’inspiration nettement nietzschéenne – on y reconnaît les accents du Zarathoustra de Nietzsche -, la Bible du mouvement thélémite se veut libératrice. […] L’ère nouvelle qu’il annonçait, et qui devait succéder au règne du christianisme, serait celle de la Bête de l’Apocalypse, portant le chiffre 666. Une image qui le fascinait depuis l’enfance et à laquelle il finit par s’identifier. »

(1) Treize livres maudits, par Arnaud de la Croix, Racine, 173 p.

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