Scènes du film Australia, avec Fanny Ardant et Jeremy Irons. Ci-dessus, Jean-Jacques Andrien durant le tournage. © PHOTOS : Les Films de la Drève

Rembobinez « Australia » : la remémoration d’un film sur le déclin d’une ville peut-il créer du lien ?

C’est le pari de Verviers en remontant le temps, jusqu’à cette année 1955 où le réalisateur Jean-Jacques Andrien situe Australia.

Curieuse mise en abyme : un film, Australia, qui, en 1989, ressuscitait une époque révolue avec un soin maniaque du détail – 1955 et la prise de conscience de la fin inéluctable de l’industrie lainière verviétoise – est l’objet, trente ans plus tard, de la même interrogation lancinante, qui se décline sous la forme de conférences, expositions, projections et découverte des lieux de tournage (1). Qu’est-ce qui, dans la vie des êtres, des familles, des entreprises ou des territoires, fait que l’un ou l’autre décroche, tandis qu’une partie du même corps social se projette dans le futur et d’autres espaces : déracinement, déclin, déni ? Le réalisateur verviétois d’ Australia, Jean-Jacques Andrien, a toujours manifesté le plus grand intérêt pour la migration, en tant que réalisateur ( Le Fils d’Amr est mort) ou producteur ( Quand les hommes pleurent, L’Enfant endormi). La question de la transmission, quand on passe d’une rive à l’autre, hante particulièrement sa filmographie paysanne ( Le Grand paysage d’Alexis Droeven).

A sa belle époque, Verviers vivait au rythme des termes de Sydney et du Wool Exchange de Londres régissant le commerce de la laine, une activité intensément spéculative qui faisait des barons de la laine des voyageurs invétérés, où les négociants étaient surnommés des  » étoiles filantes « . L’un des héros du film, Edouard (Jeremy Irons), travaille dans le bush australien depuis vingt ans. Il revient dans sa ville désormais trop petite, aider son frère Julien (Tchéky Karyo) à sauver le lavoir-carbonisage Pierson et secrètement revoir Jeanne (Fanny Ardant), une amie de la famille. L’intrigue a le parfum de la vie provinciale des romans français de l’entre-deux-guerres et l’authenticité d’un documentaire transfiguré par la fiction, superbement filmée. Vendu à l’époque dans quarante pays, Australia a attiré 100 000 spectateurs en Belgique et plus de 300 000 en France. Il a touché une corde sensible au Royaume-Uni et est devenu le point de ralliement des Verviétois exilés, une fabrique de liens sociaux qui a résisté au temps et continue à dévider sa pelote de laine.

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Cinéma topique

 » Le travail préparatoire de Jean-Jacques Andrien s’est étalé sur plusieurs années « , rappelle l’anthropologue français Jacques Lemière, spécialiste du cinéma, enseignant-chercheur à l’université de Lille, dans une conférence sur  » L’enjeu du réel dans l’art cinématographique de Jean-Jacques Andrien « . Il a parlé pour la première fois de son projet en mai 1983 et le film est sorti en septembre 1989, précédé par une longue enquête et de nombreuses interviews reconverties en scénario et en dialogues avec l’aide de Jean Gruault, scénariste de François Truffaut et d’Alain Resnais. Quand, au milieu des années 1970, Jean-Jacques Andrien a émergé avec Chantal Akerman, les critiques ont parlé d’un cinéma du temps, ce qui est juste, mais lui-même a donné plus tard un autre nom à sa démarche, le nom de cinéma topique, ancré dans le lieu. Un cinéma de la singularité, ce qui lui a donné sa durabilité.  »

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Avant de poser sa caméra, le réalisateur a interrogé des dizaines de personnages qui avaient quelque chose à dire sur la ville, comme le syndicaliste de la CSC, Jacques Wynants, protecteur du patrimoine industriel verviétois, ou Pierre Zurstrassen, propriétaire d’une usine de lavage-carbonisage, où la laine était débarrassée de ses impuretés. Lui-même a connu de l’intérieur les grandes familles d’industriels de Liège et de Verviers en y accompagnant son père, le portraitiste Alphonse Andrien. Son souci du détail ira jusqu’à retrouver l’imposé du concours Henri Vieuxtemps de violon de 1955 pour le faire jouer lors de la scène qui se déroule au Grand Théâtre de Verviers, où la bonne société locale manifeste son amour de la musique et de la représentation, sans se douter que la terre tremble.

 » Le déni est le point nodal du film « , explique Andrien, qui a associé à sa démarche des thérapeutes du Service de santé mentale de Verviers.  » C’est un psychiatre verviétois qui, à l’époque, m’a fait connaître Octave Mannoni et sa formule « Je sais bien mais quand même ». A mesure que tu sais bien, tu vas dans le quand même… Le textile périclitait, mais les Verviétois battaient des records de vol à voile et remplissaient le Grand Théâtre tous les samedis.  » Le film restitue des dialogues frappés du sceau de l’authenticité entre les frères Pierson discutant de l’avenir de l’entreprise familiale. Faut-il encore importer une laine brute constituée à 50 % de déchets ? Les pays producteurs de laine ne vont-ils pas développer l’activité de lavage-carbonisage au détriment des usines installées en bord de Vesdre ? Les termes du débat restent très actuels. Au discours sur la qualité que tient Julien – les Verviétois étaient persuadés de fabriquer des laines parmi les meilleures du monde – répond la lucidité pragmatique d’Edouard qui préconise de fermer l’usine et de la déménager en Australie. Il va néanmoins offrir un répit à son frère, avant de repartir pour l’immense pays où l’attend sa petite fille jusqu’alors cachée à sa famille européenne, probablement rejoint par Jeanne.

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Pour les historiens, la crise avait commencé bien avant, dans les années 1930, chaque guerre – la dernière étant celle de Corée (1950-1953) – offrant un sursis, notamment sous la forme de commandes d’uniformes et de couvertures.  » Elle est loin d’être finie, observe l’habitué des terrasses verviétoises. La fracture territoriale entre le haut de la ville et un fond de vallée où se sont installées les immigrations marocaine, turque, subsaharienne et autres est la manifestation d’un vide. La crise a détruit ce qui faisait l’identité de Verviers depuis des siècles : la laine. Le passé de Verviers est le présent.  » Cependant, il n’offre pas de solution.  » Je ne suis ni un thérapeute ni un propagandiste. Mon film est une invitation à lire la page pour mieux la tourner. Dans une ville en train de perdre son identité, un homme et une femme tâchent de retrouver la leur.  »

(1) Australia-Verviers 1955 est coordonné par la Maison du tourisme du pays de Vesdre. Programme : www.paysdevesdre.be

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